Le grand Prix d’Angoulême : des années de polémiques

Les bisbilles angoumoisines pour le Grand prix vous étonnent ? Par Toutatis, il suffit pourtant de jeter un œil dans le rétro pour s’apercevoir que ce fichu Grand prix a toujours été l’objet de polémiques. Depuis le tout début jusqu’aux accusations de sexisme et les modifications du scrutin d’attribution en ayant découlé.

Retour sur l’âge des dinosaures. Après la création sous l’égide du trio Groux-Mardikian-Moliterni, c’est un restaurateur de Bordeaux, Pierre Pascal, à la barbe fleurie et au verbe haut qui va prendre rapidement les commandes. Pour le jury qui va désigner le Grand prix dès 1974, c’est d’abord une équipe internationale proche de celle de Lucca, festival modèle d’Angoulême qui opère : on compte trois Français (Pierre Pascal, donc, Jean-Pierre Dionnet et Henri Filipinni), et six nationalités différentes (dont le Yougoslave Ervin Rustemagic qui subira vingt ans plus tard le siège de Sarajevo).

L’Alfred de Franquin

Le premier couac est entré dans l’Histoire du neuvième art. Tout le monde sait désormais que l’Alfred en bronze qui récompensait Franquin lui a été remis… par la poste… les organisateurs ayant oublié la récompense du grand prix dans leur décompte de statuettes tirées de l’œuvre d’Alain de Saint-Ogan.

Dès ce premier salon international, un super tac-o-tac sur l’éducation sexuelle va opposer Gotlib, Mandryka et une certaine Claire Bretécher (une femme, une dessinatrice, by Jove, est-ce possible?) que Gotlib avait surnommé « T’as d’beaux yeux, tu sais ! » référence cinématographique au dialogue Jean Gabin-Michèle Morgan dans Quai des Brumes. Vous étiez prévenu, on parle là d’une époque des dinosaures.

Un jury girondino-charentais

On change de jury, deux ans plus tard et Pierre Pascal va, cette fois, être secondé par des personnalités girondino-charentaises :  Francis Groux, Jean Mardikian, Dominique Bréchoteau (professeur de dessin), le journaliste Pierre Veilletet (premier patron du SOD, supplément dominical du journal Sud-Ouest), Thierry Lagarde (jeune prodige poitevin dont on a oublié, hélas, le fanzine STP, travail critique pointu et très intellectuel sur le 9e art) et deux journalistes parisiens : Claude Villers (Radio France) et Pierre Lebedel (le Figaro).

Ceux-là vont rester en place jusqu’en 1989 avec des ajouts comme le maire d’Angoulême (Jean-Michel B.) ou madame le conservateur du musée (aujourd’hui, on écrirait madame la conservatrice, évidemment) Monique Bussac et des retraits, le Figaro étant remplacé par Le Monde à partir de 1981 (Robert Escarpit).

C’est le temps des grands anciens où des maîtres incontestables recoivent la distinction suprême (Jijé, Giraud, Fred, Marijac, Forest, Gillon, Reiser, etc).

Première réunion des Grands prix pour 1982

Pour 1982, les neuf premiers Grands prix se réunissent en conclave (shadow cabinet) dès le mois de juin 1981 et vont décerner un prix spécial dixième anniversaire à Claire Bretécher qui devient ainsi co-présidente d’Angoulême (avec Paul Gillon).

Mieux : son camarade de l’école des Beaux-Arts de Nantes, Domnique Bréchoteau consacre à la Première Dame en BD une exposition où son travail comme Les Frustrés est mis en relation avec les œuvres de Rembrandt, Matisse ou Léonard (pas de celui de De Groot, le vrai) de Vinci.

Une dessinatrice également honorée au conservatoire par un universitaire qui décortique ses planches : « C’est vos cours que vous lisez » lui lance Claire. Jamais une dessinatrice n’aura été l’objet d’autant d’attention de la part de ce monde de mâles.

Dans les coulisses du stade de foot pourtant, l’équipe d’Etienne Robial qui vient de gagner le premier tournoi inter-auteurs reçoit le Mickson BD, un trophée en bronze, imaginé par une certaine Florence Cestac. Une autre dessinatrice, by Jove, encore une, est-ce possible ?

En 1984, un an après la disparition de Reiser, on jouera aussi au théâtre une adaptation signée Claude Confortès de Vive les Femmes !.

Prix anniversaires

Pendant ces premières années, la remise des prix (et du Grand prix de la ville) passe du plus folklorique au plus officiel avant de s’inscrire dans l’environnement naturel de la BD : Angoulême = Alfred comme Cannes = Palme d’or. Les spécialistes souligneront le poids un peu trop permanent des auteurs Casterman-Dargaud comme en littérature celui de Gallimard. Les dessinateurs et scénaristes belges, oubliés (de George Rémi à Edgar P. Jacobs), râleront sur ce palmarès « franchouillard » qui n’a cependant toujours pas couronné le plus Gaulois de tous les héros de BD (Uderzo attendra 1999), quand aux auteurs d’autres pays… Vous avez dit Hugo Pratt ?

Le dernier jury « traditionnel » de 1988, présidé par Druillet vient de faire sa liste quand l’un des participants s’exclame : « On a oublié Pratt ». Ouf, sauvé, c’est l’année des 15 ans. Et voilà comme Hugo-Corto reçoit le prix Spécial 15e anniversaire.

Pratiques, ces prix spéciaux : Morris pour le 20e, le dessinateur d’Astérix donc pour le Millénaire et Akira Toryama pour le 40e ! Encore un couac pour les 30 ans, puisque Sfar, nommé par les fondateurs du festival (Francis Groux, Jean Mardikian et Claude Moliterni), ne siègera pas… à l’Académie.

Un coup de modernité. A partir de 1989, du départ de Pierre Pascal et de la dissidence du festival de Grenoble, le jury change de fond en comble et va désormais subir, chaque année de profondes modifications. Exit aussi les Alfred, remplacés par les Alph’Art.

Naissance et disparition de l’Académie

Une académie des Grand prix de la ville d’Angoulême voit le jour, ses membres éminents nommés à vie et chargés de désigner la récompense suprême. Ce sera l’époque des Humanos, de Fluide, de l’humour saupoudré de quelques étrangers (Crumb, Munoz, Spiegelman). Mais d’un seul sénariste, Jacques Lob et d’une seule femme : Florence Cestac en l’an 2000. By Jove, on n’y croyait plus.

Les changements de 2012, puis de 2013 n’ont pas simplifié la donne. Au contraire. Et en janvier 2014, il y a un an, l’Académie des Grands prix explose en plein vol. Devant les accusations de « gérontocratie » (Jérôme Briot dans Zoo de janvier 2014), de méconnaissance de la production, d’anti-nipponerie (on se rappelle le tweet de Lewis Trondheim), la direction du festival international a encore changé la règle du jeu. Manifestement, elle avait oublié, elle aussi, que la bande dessinée se déclinait également au féminin. Son rétro-pédalage ne changera pas grand-chose sur le fond…

Article posté le jeudi 07 janvier 2016 par Erwann Tancé

À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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