Aujourd’hui en France, dans l’imaginaire collectif, le manga domine la littérature japonaise. Jusque dans les années soixante pourtant, le roman était largement revalorisé. Naoko Morita de l’Université de Tohoku au Japon, de passage à Poitiers, s’est arrêtée à la MSHS, la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société. A travers un ouvrage hybride et immersif, Le Livre Jaune de Fumiko Takano, elle raconte l’évolution de la littérature japonaise. Tentons ici un humble résumé.
Un ouvrage de transition
En octobre 1999, Fumiko Takano écrit et dessine Kiiroi Hon de son nom original, littéralement « Livre jaune » dans le magazine Afutanūn. Il est édité en 2002 chez Kōdansha. Ce manga profondément hybride dessine une période phare de l’évolution de la littérature au Japon.
Presqu’à la façon des essais scientifiques vulgarisés en manga, il dévoile et analyse la saga des Thibault de Roger Martin de Gard, initialement édité en France entre 1922 et 1952.
Kiiroi Hon raconte la lecture des Thibault par une adolescente. Michiko. La jeune lectrice parcourt les 5 tomes de l’édition Japonaise publié en 1962. Ainsi, le lecteur de Kiiroi Hon traverse cinq étapes de sa vie adolescente. Et cinq étapes de son rapport aux romans et à l’imaginaire.
Fumiko Takano
Fumiko Takano privilégie les histoires courtes et publie peu : six ouvrages en 30 ans. Elle s’inscrit dans le même élan que le groupe de l’an 24. Autrices qui ont renouvelé le genre shōjo dans les années 70. Elles ont notamment permis à des lecteurs masculins de s’intéresser à cette littérature traditionnellement « pour fille ». Mais aussi de développer de nouvelles méthodes narratives. Telle l’écriture polyphonique, le fait d’utiliser plusieurs narrations dans un seul récit. Kiiroi Hon en fait la parfaite démonstration.
Raconter l’acte de lire
Il est difficile de raconter la lecture. Fumiko Takano brille dans cet exercice. Car l’originalité de Kiiroi Hon est de raconter » […] non pas le contenu du roman, mais l’acte de lecture. »
Dès la première page, le lecteur est immergé dans l’acte de lire. On entre dans le récit par le point de vue de Michiko. Les yeux posés sur les pages d’un roman. Le texte est aménagé de sorte à ce que le lecteur puisse lire le texte des Thibault à travers les cases du manga. Ce texte est également traduit et réadapté dans la version française.
Cette mise en scène nous permet de « rencontrer » les personnages de Thibault comme Michiko. Ils acquièrent alors une existence tangible. Et certains vont devenir des personnages à part entière de Kiiroi Hon.
L’ensemble du manga intègre le texte des Thibault au récit de la vie de Michiko. A travers la mise en scène, la mise en page, des jeux de typographie entre le roman et les bulles de dialogue. Peu à peu, les Thibault débordent et envahissent le quotidien de l’héroïne. Les personnages mais aussi ses réflexions que la saga éveille chez elle. Michiko est habitée par le texte.
Lire Kiiroi Hon c’est lire au moins trois histoires à la fois. Celle de Michiko lisant, celle des Thibault de Roger Martin de Gard, celle d’une adolescente en rupture avec sa réalité, dialoguant avec des personnages de fiction, isolée de son quotidien par l’immersion dans un monde exotique.
Retour à la réalité
Naoko Morita explique que Kiiroi Hon est très évocateur pour de nombreux jeunes japonais à sa sortie en 1962. Parmi les personnages des Thibault, Michiko se sent tout particulièrement proche de Jacques Thibault. Un jeune garçon plein d’idéaux, tourmenté et en révolte contre les valeurs de la société bourgeoise. Il devient militant socialiste et inspire les opinions politiques de Michiko. Si bien qu’elle se penchera alors sur le mouvement internationaliste, étouffé au début du XXe siècle, mais qui résonne avec les mouvances populaires des années soixante et soixante-dix.
A l’époque, les étudiants socialistes et communistes du mouvement Zenkaguren s’opposent fermement à la politique de sécurité intérieur de Nobusuke Kishi. (si vous souhaitez en savoir un peu plus tout en vous amusant dans une lecture survolté, on vous conseille de jeter un œil sur Montage de Jun Watanabe).
Mais Michiko évolue avec le récit des Thibault et s’aperçoit peu à peu de la rupture entre la fiction et sa réalité. Entrant dans un rapport de deuil de l’ouvrage et de son adolescence une fois arrivée à l’Epilogue des Thibault et à la fin de Kiiroi Hon.
Ce rapport à la fiction et à l’imaginaire est sans nul doute très évocateur pour de nombreux lecteurs dans le monde entier.
Littérature en transition
Outre la transition sociale et politique du Japon, un autre secteur est lui aussi en transition : celui de la littérature.
Jusqu’en 1960, le roman était très valorisé, considéré comme la bonne littérature. Et ce, au détriment d’une littérature plus populaire : les mangas.
Par la forme et le fond, Kiiroi Hon se tient entre deux époques. Un manga qui raconte la lecture d’un roman. Tandis que les personnages qui entourent Michiko ne lisent pas de manga et s’intéressent très peu au Thibault. Dans Kiiroi Hon, le livre est présent uniquement par l’imaginaire de Michiko et totalement absent de son quotidien. C’est la télévision qui trône comme outil de divertissement.
Ce manga publié en 1999, alors que le manga déploie sa domination au Japon et dans le monde, nous plonge dans les grands moments du XXème siècle grâce à ses lectures pluriels.
Aujourd’hui Kiiroi Hon subit une rupture de génération. Ceux qui ont lu les Thibault ne sont pas la génération qui a appris les codes de lecture Manga. Et la jeunesse avide de manga est moins attirée par ce genre de livre entre 2 eaux. Ce sont les « connaisseurs » qui s’en emparent, autant au Japon qu’en France.
Nota Bene
Kiiroi Hon est toujours édité au Japon. En France, on le retrouve d’occasion, sous le titre « Le Livre Jaune », au label Manga Sakka chez Casterman.
Vous pouvez retrouver l’ensemble de la conférence rédigée en accès libre sur le site de la Maison Franco-Japonaise : Cliquez ici.pdf
- Le Livre Jaune
- Autrice : Fumiko Takano
- Éditeur : Manga Sakka, Casterman
- Parution : 2004
Résumé de l’éditeur : Publié par Kôdansha en 2002 et lauréat du prestigieux Prix Tezuka, Le livre jaune de Fumiko TAKANO est l’un de ces précieux ouvrages que l’on se plaît à feuilleter pour retrouver la douce familiarité tissée entre nous et ses protagonistes. Ce recueil reprend le titre du plus long des quatre récits le composant, centré sur une adolescente hantée par la lecture des Thibault, la saga de Roger Martin du Gard…
À propos de l'auteur de cet article
Marie Lonni
"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !
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