Ailefroide

Ailefroide, haut sommet des Alpes culminant à 3 954 mètres, fait rêver le jeune Jean-Marc Rochette, futur dessinateur de Edmond le cochon ou Transperceneige. Son irrésistible attrait pour cette voie d’escalade, son amour de la montagne, son envie de devenir guide et sa relation délicate à l’autorité sont magnifiquement mis en image dans Ailefroide, une superbe autobiographie écrite avec Olivier Bocquet aux éditions Casterman.

Pour l’amour de la montagne

Musée de Grenoble dans les années 60. Jean-Marc se tient devant Le boeuf écorché, un tableau de Soutine, absorbé et émerveillé par la beauté de cette peinture. Il faut souligner que le jeune garçon adore l’art et qu’il peut passer des heures dans les musées. Pour le faire changer d’air, sa mère lui propose une promenade non loin de chez eux, dans la montagne. Comme devant le tableau du franco-russe, il reste bouche bée devant l’immensité du paysage.

« C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de la montagne, c’était la beauté absolue. Et je n’avais qu’une idée en tête : monter. Monter tout en haut ».

Grimper avec Sempé

Trois années plus tard, Jean-Marc sonne à la porte de son ami Philippe Sempé. Avec lui, il veut aller escalader les parois de la Rape à fromage. Même s’il fait dit qu’il s’y connait, le jeune adolescent ne maîtrise rien des techniques ou du matériel.

Après un détour chez Eric pour récupérer quelques affaires, les deux amis arrivent à mobylette sur les lieux. Avec ces voies faciles, Sempé veut tester les capacités de Jean-Marc. Il faut dire que le premier a une solide expérience et qu’il fait partie du CAF, le Club Alpin Français. Nœuds, cordes, baudriers, « mou », « sec », tout y est ou presque. Cette découverte est positive pour les deux.

Achat de vrai matériel pour Rochette et première vraie ascension : la Bérarde, la mecque des grimpeurs ! Refuge, bivouac à la belle étoile et marche sont au menu de ces deux jours. Là encore, les deux amis sont heureux, ils ont réussi. Après cela, Jean-Marc le sait : il veut devenir guide de haute montagne.

« Mais la face nord d’Ailfroide, elle est à nous ! Promis. Promis ».

Ces ascensions en appellent alors d’autres. Ils deviennent alors « cordée », ils grimperont ensemble. Mais la vie à la maison n’est pas au beau fixe pour Jean-Marc. Sa mère l’élevant seule, elle se heurte à la période de l’adolescence. En cours, ce n’est pas mieux. Il est alors envoyé en pensionnat, un endroit où la peur est omniprésente  et les menaces sont légion. Et dans tout cela, pas facile alors de grimper. Pour cela, il faut attendre les vacances. Sempé et lui partent plusieurs jours pour gravir un maximum de faces de différentes montagnes; le bonheur absolu pour ce féru de dessin…

Ailefroide : superbe récit initiatique

Sans rien connaître ni à la montagne ni à l’escalade, il est pourtant facile d’entrer dans Ailefroide. Pour les amoureux de la discipline, cela leur parlera forcément. Jean-Marc Rochette se livre avec une grande sincérité et de la pudeur dans cette magnifique autobiographie. Tranche(s) de vie(s) étonnantes, elle(s) happe(nt) le lecteur avec toute la force du récit et la force de la nature.

Avec l’aide de son complice Olivier Bocquet – ils avaient réalisé Transperceneige terminus – il retrace sa vie dans les années 60 et 70, celle de toutes les libertés (le dessin comme la montagne). Ce sublime récit initiatique mêle avec une grande habileté la période de l’adolescence, sa soif de grimper et l’adrénaline que cela procure.

Loin du pur exploit sportif, le lecteur découvre ce parallèle entre gravir des montagnes et gravir l’obstacle du passage à l’âge adulte. S’il n’y avait eu que l’escalade le récit aurait été fade, mais Ailefroide le conjugue avec un vrai exercice sur la vie. Chacun pourra ainsi se retrouver dans cette bande dessinée.

De la montagne au dessin

Regarder au loin lorsque l’on est tout en haut, contempler les paysages, respirer, se concentrer et méditer, voilà aussi le message de Rochette : prendre le temps de savourer nos petites victoire du quotidien.

La notion de beau couplé à l’effort physique est aussi d’une grande intensité. Il faut dire que les dangers sont de tous les instants lorsque l’on grimpe : piton qui cède, pied qui glisse, crevasse qui s’ouvre ou pierre qui tombe. L’auteur de Le tribut (avec Benjamin Legrand) en sait quelque chose pour avoir échappé plusieurs fois à cette mort certaine et avoir été défiguré par une pierre.

L’album est aussi un très bel hommage aux alpinistes de renom qui ont ouvert des voies sur ces parois rocheuses mais aussi à des amis partis trop tôt, comme Philippe Sempé – un étonnant écho pour le futur dessinateur – qui dévissera lors d’une escalade.

Ailefroide prend aussi un aspect poignant dans sa dernière partie; lorsque Jean-Marc est hospitalisé auprès d’un homme ayant le cancer. Lui s’en remet lentement tandis que l’autre décline.

Enfin, le lecteur comprendra comment Jean-Marc Rochette basculera définitivement vers la bande dessinée lors de son voyage salvateur aux Etats-Unis, où il découvrit Robert Crumb et l’underground américain. Ce moment où il réalisera les premiers dessins de Edmond le cochon qu’il écrira avec Martin Veyron.

Pourtant, que la montagne est belle…

La montagne est belle sous les pinceaux de Rochette. Elle est aussi grande, dure, minérale et indomptable, mais elle semble pourtant si vivante. Son dessin est nerveux et vif comme le veut la puissance de ces voies à escalader. Les angles, les arêtes de ces montagnes se retrouvent parfois dans les hachures sur les visages. Le découpage est vertigineux et son rapport ombres/lumières d’une grande force graphique.

Ailefroide : un superbe récit intimiste entre adrénaline et peur, entre escalade et liberté, entre voies à gravir et dessin, entre l’adolescence et l’âge adulte. Un magnifique appel de la montagne !

Article posté le mardi 03 avril 2018 par Damien Canteau

Ailefroide de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet (Casterman) décrypté par Comixtrip
  • Ailefroide, altitude 3 954
  • Scénaristes : Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet
  • Dessinateur : Jean-Marc Rochette
  • Editeur : Casterman
  • Prix : 28€
  • Parution : 21 mars 2018
  • ISBN: 9782203121935

Résumé de l’album : Un récit autobiographique et initiatique par l’auteur du Transperceneige ! De Grenoble à la Bérarde en mobylette. Des rappels tirés sur la façade du Lycée Champollion. Avec l’exaltation pure qui tape aux tempes, quand on bivouaque suspendu sous le ciel criblé d’étoiles, où qu’à seize ans à peine on se lance dans des grandes voies. La Dibona, le pilier Frendo, le Coup de Sabre, la Pierre Alain à la Meije, la Rébuffat au Pavé : le Massif des Écrins tout entier offert comme une terre d’aventure, un royaume, un champ de bataille parfois. Car la montagne réclame aussi son dû et la mort rôde dans les couloirs glacés. Récit initiatique d’un gamin qui se rêvait guide et qui devient dessinateur, Ailefroide est tout à la fois une célébration de l’alpinisme, une déclaration d’amour à la haute montagne et une leçon de vie.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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