Étudier les mythes antiques se fait toujours à l’aune du présent. Aujourd’hui, c’est souvent un regard féminin et féministe qui se penche sur les récits de la Grèce antique. C’est ce que fait Agnès Maupré dans Bâtardes de Zeus, publié en ce mois de mai par les éditions Dupuis. Parce qu’il n’y ait pas de raisons qu’on ne parle que d’Héraclès et ses demi-frères…
BÂTARDES DE ZEUS : ON CHOISIT PAS SES PARENTS, ON CHOISIT PAS SA FAMILLE !
Physalys et Brito vivent dans un petit village de bord de mer. Ni l’une ni l’autre n’ont de père. Enfin, si. Mais c’est compliqué. Ce père, c’est Zeus. Le Dieu des Dieux a semé sa graine tant de fois que ses bâtards pourraient peupler le monde. Physalys décide de partir à la recherche de ce père caché pour lui faire rendre des comptes. Et pour cela, les deux femmes vont tenter de rassembler leurs semblables. Mais toutes et tous ne partagent pas ce désir de retrouvailles paternelles.
Écoutez, c’est plus que de la BD !
Avant de rentrer dans le vif du sujet, notons un petit bonus offert avec cet album. Agnès Maupré a réalisé une bande-son, avec le groupe Esprit Chien. Chaque chapitre peut donc démarrer par l’écoute d’une chanson. Ce qui est un peu déstabilisant, car cette playlist est relativement moderne dans sa proposition, ce que l’on n’attend pas vraiment pour une histoire mythologique.
Comme Julien Neel avant elle, Maupré propose une œuvre globale, à appréhender selon plusieurs filtres. Avantage, si l’on n’est pas mélomane, on peut se passer de ce complément. Mais les plus curieux pourront pousser l’expérience à son plein potentiel.
Bâtardes de Zeus : Outai papaoutai…
Première dimension du travail de Maupré, la quête du père. Un père absent, une figure mythologique. Mais n’est-ce pas une absence bien pratique ? La question se pose tout au long de l’histoire, jusqu’à ce que l’autrice décide de nous donner sa réponse. Le doute plane, car les demi-dieux ou les dieux eux-mêmes sont bien présents, dans toute leur divinité. Rencontrer Zeus en fin d’album apparaît donc comme une possibilité crédible.
Il y a quelque chose de très émouvant dans la colère de Physalys. Une sincérité qui explose au visage du lecteur et qui incite à s‘accrocher à la quête de l’héroïne. Une quête très moderne pourtant tout à fait pertinente dans le cadre de cette Grèce mythologique. Il n’y a pas de fausse note, car on projette volontiers une forme d’Odyssée, ou de douze travaux, dans le voyage des deux femmes. Aller contre la volonté des dieux, c’est tout à fait dans le ton.
La mythologie grecque, repaire de sales types
Au fil de ce périple, les deux héroïnes vont donc rencontrer de nombreuses figures divines. Agnès Maupré se montre sans concession pour elles et vient rappeler de quoi est réellement constitué le panthéon grec : de violeurs. Les dieux prennent ce qu’ils désirent et détruisent ce qui se refuse à eux. Certaines déesses, Héra en tête, sont d’ailleurs remises à leur place de suppôt du patriarcat. Leur comportement toxique semble se concentrer sur l’idée de faire payer aux humaines, les turpitudes de dieux qu’elles ne sauraient remettre en question.
Là où Physalys pensait trouver des alliés, des personnes nourries par le même feu qu’elle, elle ne trouve que des personnes cherchant à reproduire cette société nocive. Une symbolique tout à fait pertinente pour incarner les féministes modernes, qui trouvent souvent peu d’écho à leurs colères et qui doivent lutter parfois même contre celles et ceux qui pâtissent du système et qui devraient être des alliés.
Et donc, à ce récit de vengeance, Maupré apporte une réponse très différente de celle qu’aurait pu apporter un homme. L’essayiste Kitty Steward théorise cette différenciation dans son ouvrage Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction. Là où un homme aurait écrit une quête de revanche conclue dans la violence, le combat, la conquête, cette autrice fait un tout autre choix. Elle fait le choix de la réparation, de l’apaisement personnel. Elle fait le choix d’une lutte qui se poursuit sous d’autres formes porteuses d’un avenir serein. Et non dans un schéma de violence qui génère sa propre reproduction.
Bâtardes de Zeus : Quelques mots sur le dessin, quand même ?
Il faut reconnaître à l’histoire d’Agnès Maupré d’être particulièrement riche. Peut-être même un peu trop, elle aurait peut-être bénéficié d’être un peu raccourcie, tant la démonstration du propos est faite avant la conclusion.
Mais le dessin fait que l’on poursuit la lecture sans regret. Pour qui lit Agnès Maupré depuis Milady de Winter, pas de surprise. Le style graphique n’a pas trop évolué, fait de souplesse, de simplicité et d’épure. C’est la couleur qui vient remplir les cases et donner corps à un univers fantastique. Ce monde et coloré, outrancier, plein de vie. La mise en couleur sait se faire sage quand les humains sont à l’œuvre, elle devient totalement « pop », acidulée et psychédélique, quand les dieux pointent le bout de leur nez. Ce sont plusieurs mondes qui prennent vie sous les yeux du lecteur et qui, par des différentes intensités proposées rendent lecteurs et lectrices captives.
Agnès Maupré, valeur sûre de l’Histoire et des histoires de femmes
Depuis 2010, Agnès Maupré cultive avec soin les histoires qu’elle souhaite mettre en scène. Des histoires tirées du temps ou de la littérature, qu’elle replace toujours dans des perspectives qui résonnent avec notre temps. Bâtardes de Zeus, publié aux éditions Dupuis, ne fait pas exception. C’est une œuvre qui se construit de livre en livre, dont la cohérence et la qualité ne sont plus à démontrer.
- Bâtardes de Zeus
- Autrice : Agnès Maupré
- Éditeur : Dupuis
- Prix : 27.95 €
- Sortie : 03 mai 2024
- Pagination : 208 pages
- ISBN : 9791034763023
Résumé de l’éditeur : Physalis et Britomartis ont grandi ensemble sur la même île, dans l’ombre du père qu’elles n’ont jamais connu : Zeus. Bâtardes en quête d’identité, elles partent sur les routes pour retrouver cette figure paternelle imposante autant que fuyante qui se cache au sommet de l’Olympe. Elles rencontrent en chemin d’autres enfants du dieu, leurs soeurs et frères, figures plus ou moins perturbées de la mythologie grecque. Elles sont confrontées aux ravages commis par les dieux, qui se servent des humains pour tromper leur ennui, les pliant au gré de leurs envies, plus inconséquents encore que cruels. La violence de la domination divine mettra leur relation à rude épreuve et secouera leurs convictions. Car, après tout, faut-il connaître ses parents pour savoir qui on est ? Après de multiples BD historiques et travaux d’adaptation, Agnès Maupré se lance ici dans un scénario original qui lui permet d’explorer et de réécrire avec modernité les mythes grecs.