Chen : les enfants perdus

C’est en 1979, au moment où la République populaire de Chine avoisine le chiffre colossal d’un milliard d’habitants, que la politique de l’enfant unique est imposée. Une mesure aux conséquences désastreuses notamment pour les femmes. La tradition voulant qu’une fille se dévoue entièrement à sa belle-famille lorsqu’elle se marie, l’espoir d’avoir un garçon comme seul enfant devient une obsession. En 2021, face à l’inéluctable vieillissement de la population, les familles chinoises sont autorisées à avoir trois enfants. En s’appuyant sur ces inepties, Aurélien Ducoudray et Antoine Dodé imaginent les horribles répercussions dans la Chine de la fin du XXIe siècle. Chen : les enfants perdu est un récit dystopique qui ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme. Seule la détermination d’un homme pour retrouver sa sœur apportera un peu d’humanité dans un pays où règne le chaos.

LE RÊVE OU L’ABÎME

Les quatre premières planches de Chen offrent un contraste saisissant. Découpées en quatre cases par page, elles racontent une à une deux versions diamétralement opposées de la Chine version 2089. Il y a celles qui illustrent une campagne publicitaire de rêve où sont détaillées toutes les richesses touristiques et culturelles du pays. Et les autres qui rappellent les faits chronologiques qui ont plongé la Chine dans une crise sans précédent depuis 2024. Et comme un symbole servant à réunir ces deux climats ambiants, la planche suivante représentant ce jeune chinois, vêtu d’un t-shirt « I love China », qui ouvre le feu sur un touriste, révèle la triste réalité de ce qu’est devenu le pays à l’aube du XXIIè siècle.

L’une des plus catastrophiques conséquences de certaines décisions politiques reste la quasi disparition de la population féminine. La femme devient alors un « objet » convoité, une denrée rare que certains n’ont même jamais vu. La Chine de 2089 est alors synonyme de terreur, d’esclavage, et de marchandise si l’on est de sexe féminin. C’est ainsi que la petite Piao est enlevée à l’âge de huit ans par des sauvages sans scrupules, sous les yeux impuissants de son frère Chen.

POUR L’AMOUR D’UNE SŒUR

Cinq ans après le rapt de Piao, nous retrouvons le jeune homme. Vêtu d’un sweat à capuche, d’une sacoche et au visage tuméfié, on devine aisément qu’il a passé autant d’années à la recherche de sa sœur. C’est en tombant sur un écran géant qui annonce « le bulletin des disparues », que Chen se remémore la dernière fois qu’il a vu Piao.

Avec une détermination sans faille il arpente les endroits les plus mal famés dans l’espoir de retrouver la trace de celle qu’il n’a pu sauver. Ses investigations le guident alors dans des endroits aussi glauques que révélateurs de ce que subissent les femmes chinoises dans ce théâtre dystopique.

LE SANG APPELLE LE SANG

Qu’elles soient destinées à être offertes au vainqueur d’un match de catch, qu’elle soient ligotées à une table pendant des années dans le but de les faire enfanter, qu’elles soient de la marchandise vendue pour de riches couples désireux d’avoir une fille, les enquêtes de Chen délivrées sous nos yeux, seront souvent insupportables à regarder. Avec pour seul soulagement que Piao n’est pas été enrôlée dans un de ces enfers.

Chen ne cessera ses recherches tout au long de cette histoire. Souvent au péril de sa vie. Et ses efforts ne seront pas vains. Mais la route sera parsemée d’embûches et le jeune homme devra affronter des épreuves souvent insoutenables tout en observant le retournement de situation qui est en train de se produire. les femmes reprennent la main. Ce jour où tout est fini et où tout commence : le sang appelle le sang.

CHEN : DES ENFANTS PERDUS QUI VONT SE REBELLER

Le prolifique scénariste Aurélien Ducoudray nous en avait déjà parlé lors d’un entretien en 2016. Il offre avec Chen : les enfants perdus, une vision imaginée d’un pays qui récolte ce que ses politiciens ont semé. En partant de cette absurdité de contrôler la natalité en érigeant des règles impensables, Ducoudray pointe du doigt le prix à payer de la légitime contre-attaque humaine. Et les spectateurs que nous sommes face à ces atrocités ne pouvons qu’espérer une révolte de ces femmes à qui l’on a enlevé toute leur dignité.

Pour illustrer cette aventure dont on ne sort pas indemne, Antoine Dodé offre des scènes d’une intensité qui font froid dans le dos. Tout en gardant un équilibre qui apporte parfois un peu de douceur (notamment dans le regard des protagonistes), le dessinateur donne le ton juste. Certaines cases mettant en gros plan les visages des personnages permettent d’entrer au plus près de leurs émotions. Sans oublier la couverture de cet album tellement évocatrice, il faut aussi mettre en exergue les couleurs appropriées de Miran Kim selon l’ambiance relatée et qui soutiennent intelligemment les intentions du binôme Ducoudray/Dodé.

On pourrait apporter un bémol sur cette histoire scindée en deux parties. L’une très agressive et prenante et l’autre peut-être plus expéditive à partir du moment où l’on devine que le frère et la sœur finiront par se retrouver. On aurait aimé peut-être un peu plus de consistance tant ce qui avait ingurgité précédemment avait été dense. Mais peut-être était-ce pour nous faciliter la digestion ?

LE CURSEUR AU PAROXYSME DE DUCOUDRAY

Dans tous les cas, Chen : les enfants perdus est un tableau du futur fantasmé de telle façon qu’il nous happe avec une multitude d’émotions. Aurélien Ducoudray a extrapolé toutes ces séquelles comme s’il avait voulu montrer les dégâts extrêmes que peuvent causer quelques lois aberrantes. Il n’est pas question d’espérer que pour cette histoire, l’auteur d’A coucher dehors soit visionnaire.

Article posté le dimanche 14 novembre 2021 par Mikey Martin

Chen : les enfants perdus (Glénat), La politique chinoise de l'enfant unique vue par Ducoudray & Dodé. One shot décrypté par Comixtrip, le site BD de référence
  • Chen : les enfants perdus
  • Scénario : Aurélien Ducoudray
  • Dessins : Antoine Dodé
  • Couleurs : Miran Kim
  • Éditeur : Glénat
  • Prix : 29,00 €
  • Parution : 25 août 2021
  • ISBN : 978-2344034477

Résumé de l’éditeur : Protéger les siens. Lâchez les chiens. Chine, 2089. La politique chinoise de l’enfant unique a eu des conséquences catastrophiques : Les femmes ne représentent dorénavant plus qu’un pourcentage inférieur à 1% de la population. Devenues marchandises inestimables, elles sont la proie de milices clandestines qui organisent des rapts sur l’ensemble du territoire. Piao, la sœur de Chen, est l’une des nombreuses victimes de ces expéditions. Chen assiste impuissant à l’enlèvement de sa petite sœur et garde de cet événement une colère vive qui ne demande qu’à être consumée. C’est le début d’une enquête à couteaux tirés, brutale et fulgurante, la course désespérée d’un homme qui n’a plus rien à perdre. Dans une Chine mise en péril par des éléments dégénérés et parasites, Chen invoque la puissance d’un récit d’action cinématographique dans une fable dystopique et sociale. C’est le combat d’un homme motivé par l’amour des siens face au vice et à la corruption.

À propos de l'auteur de cet article

Mikey Martin

Mikey, dont les géniteurs ont tout de suite compris qu'il était sensé (!) a toujours été bercé par la bande dessinée. Passionné par le talent de ces scénaristes, dessinateur.ice.s ou coloristes, il n'a qu'une envie, vous parler de leurs créations. Et quand il a la chance de les rencontrer, il vous dit tout !

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