Chevrotine : Tir à balles réelles

Sorti chez Fluide Glacial en ce début de mois, le one shoot Chevrotine de Pierrick Starsky et Nicolas Gaignard, cache derrière ses apparences légères et malicieuses, un univers bien plus sombre qu’il n’y parait.

Les amateurs de bandes dessinées qui sortent de la case connaissent Pierrick Starsky pour avoir été le fondateur et rédacteur en chef de feu AAARG ! Sorti entre 2013 et 2016 format mook puis magazine le temps d’une année à peine, la revue sonnait bidonnante et sans gêne, lâchait un pavé dans la mare d’une BD française ronflante. De Dav Guedin à Melvin Zed en passant par Pixel Vengeur ou Paul Kirchner, les auteurs avaient l’audace de propositions de BD fortes en gueule et d’articles tout sauf déjà lus. 

Passé depuis auteur, Pierrick Starsky bosse principalement pour les éditions Fluide Glacial. Sa plus récente parution chez eux, sortie en 2019 est une chronique sociale partagée avec Pierre Place au dessin : Macadam Byzance raconte les géniales aventures d’une bande de losers magnifiques aux prises avec la vie et ses vicissitudes. Une ode tranchée dans le gras de la causticité et de l’humour, sublimée par un très intéressant travail sur les couleurs. Flashy, parfois criardes, elles rayonnaient comme un étonnant et bienvenue contrepoint à des histoires pas toujours roses sur le fond comme sur la forme.

POIDS DES MESURES

Petit à petit, Starsky plante des pommiers dans son verger BD, histoire de cueillir le fruit, de le passer au pressoir pour en magnifier le jus, mieux nous enivrer. Avec Chevrotine, il dresse donc un nouveau feuillu dans sa parcelle. Exit Pierre Place, puisqu’il est cette fois accompagné de Nicolas Gaignard au dessin. Gaignard est assez peu connu de la sphère BD, ses récents travaux ne mentionnant qu’une seule et unique collaboration avec Cyril Pedrosa pour un album sorti chez Delcourt en 2017, Serum, récit d’anticipation politique d’apparence tout sauf rigolote.

Du propre aveux du dessinateur, ce travail dans un univers aussi sombre fut tout aussi pesant à vivre et à représenter. Ce poids aura marqué son empreinte sur son envie de persévérer, lui qui s’était presque promis de raccrocher les crayons après cette aventure. C’est donc Starsky qui lui permet aujourd’hui de remettre le pied à l’étrier et de coiffer sa nouvelle monture. Son travail sur Chevrotine sonne-t-il comme une récréation pour autant ?

FAIRE FUMER LE CANCER

Voulu par ses auteurs comme un « voyage à la contrée du rêve », l’album raconte les frasques de Chevrotine. Entourée d’une ribambelle de mômes, tous mis au monde d’un père différent, Chevrotine vit dans les profondeurs d’une forêt enchanteresse ou de jours en lendemain, elle bavasse avec un facteur en bécane volante, croise l’adjoint du shérif qui trimballe un étrange crabe bavard, addict à la cigarette ou des bonhommes chauves adeptes du vol libre. 

Un jour, elle se retrouve à pêcher un homme grenouille, dernière prise d’une liste déjà longue de plongeurs mystérieux et elle le fait disparaitre. On taira la manière de faire, il n’empêche que cette absence va éveiller des soupçons chez certains et voilà Chevrotine qui se retrouve avec un duo de tueurs télépathes aux trousses…

D’apparence, le dessin de Nicolas Gaignard donne à la dimension de Chevrotine des allures de monde fantastique et onirique tout doux et tout bronzé. On se balade ainsi dans une irréalité pétrie par de nombreuses références et influences (on pense à Tim Burton ou Quentin Tarantino pour les plus évidentes) ou rôde le spectre des fables écologiques japonaises, cerclées comme nos bulles d’enfance dans un moelleux ouaté, tout en poésie et candeur assumées.

Si l’ombre d’Hayao Miyazaki plane évidemment, j’y ai personnellement retrouvé le même charme que dans les contes de la famille Souris de Kazuo Iwamura, de ses bulles dans lesquelles on se rêvait à construire des fusées faites de bric et de brac qui nous emmèneraient pour un voyage immédiat sur la lune. Ici on construit bien des fusées mais personne ne sait où elles mènent. C’est ce qui fait probablement la force et la faiblesse de cet album. Mais surtout, sa richesse.

LA MORT EN PAPILLON

Force parce que tourner les pages, c’est ne jamais cesser d’aller à la rencontre de cet univers et ses étranges habitants dont les tempéraments aussi abrasifs que chaleureux tempèrent des histoires touchantes, parfois cruelles, souvent mystérieuses. Pour exemple, derrière sa façade frondeuse, le personnage principal ne révèle pas tous ses secrets, laisse quelques questions en suspend quand à sa véritable nature (Est-ce une sorcière ? Une prêtresse vaudou ?), rendant son caractère intriguant autant qu’attachant.

Ce terrain de jeu fantasmé donne l’occasion à Starsky de creuser, à l’image des nombreuses tombes qui poussent ça et là dans le récit, sa définition de la nature humaine, celle d’un monde où les adultes sont d’immenses enfants qui ne veulent pas grandir et les enfants, de quasi adultes confrontés aux problèmes de la vie dès leur plus jeune âge.

Tourner les pages, c’est aussi faire place à une comédie humaine où la fantaisie se dispute au noir, où la mort n’aime rien d’autre que s’inviter pour mieux faire éclore la chenille et la transformer en un papillon hybride et sournois, mention spéciale à l’épisode consacrée au personnage de Nope et sa permanente résurrection. 

Le travail sur les couleurs révèlent lui aussi un monde en demi-teinte, gris, noir, blanc, froid, relevé de temps à autre par les pointes d’un bleu d’eau tirant sur le vert ou d’un rouge délayé marquant les effusions de sang. Qu’on ne se trompe pas, avec Chevrotine ça défouraille à tout va et le choix de ne pas ajouter de la candeur à un univers onirique déjà bien chargé mais au contraire de l’assombrir, s’avère payant. 

ARDENT BREUVAGE

Faiblesse parce que la profusion d’intentions, d’idées, d’envies, étouffe parfois les principaux enjeux narratifs et leur fait perdre ce caractère inopportun qu’on aimerait voir mis au service d’une intrigue mieux maitrisée et moins morcelée. Que l’histoire se creuse avec des personnages sertis de nombreuses facettes mais dont une sur les milles nous est raconté, qu’un concept intéressant se ramène mais que son véritable usage ne soit que caressé, amène une certaine forme de frustration.

Mais si la proposition que les auteurs livre est bordélique et ivre à force de créativité débordante et bouillonnante, elle est surtout vivante. Elle raconte un monde qu’on aimerait explorer encore et qu’on imagine comme ne nous ayant dévoilé qu’une partie des ses atouts.

Article posté le samedi 11 février 2023 par Rat Devil

  • Chevrotine
  • Scénariste: Pierrick Starsky
  • Dessinateur: Nicolas Gaignard
  • Editeur : Fluide Glacial
  • Prix : 16,90€
  • Parution : Février 2023
  • ISBN : 979 1 0382 0344 0

Résumé de l’éditeur :

Méfiez-vous des apparences ! Sourire en coin, l’oeil rieur, même la mort ne l’impressionne pas. Chevrotine, c’est son nom. Avec ses sept gamins qui ne s’en laissent pas conter, elle vit au coeur d’un monde insolite, lointain, qui vous évoquera le nôtre à bien des égards. Pourtant, on peut y croiser un cosmonaute en panne, des tueurs à gages qui pénètrent l’âme de leurs victimes, ou des voisins qui n’aiment pas les sorcières. Un remède à l’absurdité du monde, un voyage qui nous emmène ailleurs mais dont on ne revient pas indemne.

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