Crache trois fois

Dans un gros roman graphique de plus de 500 pages magnifiquement dessinées, l’italien Davide Reviati brosse avec « Crache trois fois «  un tableau réaliste et onirique d’une bande d’ados en mal de repères.

ON NE CHOISIT PAS SES AMIS

« Les copains d’enfance tu ne les connais pas , ils te tombent dessus et ils entrent en toi comme la fièvre, et ils n’en partent plus même si tu les chasses à coups de pied au cul ». Six ans après le déjà très remarqué « Etat de veille » (Casterman ) le dessinateur italien Davide Reviati  signe un gros roman graphique qui ne laissera personne indifférent. Si certains albums supportent difficilement leurs 60 pages, ce pavé de 568 pages noir et blanc tient aisément son lecteur en haleine de bout en bout.

Dans Crache trois fois,  traduit de l’italien par Silvina Pratt, l’auteur campe trois adolescents désœuvrés, Guido, Moreno dit « Grisou », Katango, une bande de garçons qui traînent leur mal de vivre au lycée technique.

DANS LE REGARD DE L’AUTRE

Entre bars, soûleries, parties de billards, virées en voiture et échecs au Bac, ceux-là essaient de s’extirper d’une réalité pesante, quelque part dans un village perdu au milieu d’une plaine d’une quelconque province italienne. Et dans ce village où tout le monde se connaît, on n’aime pas trop les étrangers. Un peu à l’écart dans une masure, vit une famille de slaves nomades, les Stancic, des gitans.

« Tous des voleurs et des mécréants », s’empressent de dire les villageois. Les Stancic ont une fille, Loretta, une belle sauvageonne qui trouble et attire les garçons, drôlesse et sorcière à la fois…

RACISME ORDINAIRE

Dans ce récit onirique où s’invitent les rêves de Guido dont le fantôme du père apparaît sous les traits de John Wayne, où l’enfant crache des oiseaux , chevauche une panthère, Reviati insère aussi des séquences historiques. Il évoque ainsi le sort réservé aux Tsiganes en Europe au cours des siècles et plus particulièrement au siècle dernier, avant, pendant et juste après la seconde guerre mondiale.

« Avec les Juifs, écrit-il page 246, les Tsiganes furent les seules personnes persécutées pour des motifs exclusivement raciaux… » Et, plus loin, « Aucun Tsigane ne fut appelé à témoigner lors du procès de Nuremberg. Ni lors d’aucun procès intenté aux nazis pour crimes contre l’humanité ».

HACHURES ET CLAIRS-OBSCUR

Cracher trois fois, c’est ainsi que l’on fait dit-on chez les gitans et sur le pourtour de la Méditerranée pour conjurer le sort ou éloigner le mauvais œil… Ici, dans ce récit polyphonique où s’entremêlent histoires intimes et histoire collective, l’auteur nous parle des angoisses adolescentes, du regard de l’autre, de la manière dont chacun parfois peut regarder le monde avec des œillères, de la façon dont l’histoire éclaire le présent. De longs plans séquences découpés en douze chants, des pages pleines comme des tableaux, un trait noir qui se démultiplie dans la hachure parfaitement maîtrisée donnent une belle cohérence à cet ensemble.

A l’image de ses compatriotes  Gipi ou Mattoti, Davide Reviati occupe une place toute singulière dans la bande dessinée italienne d’aujourd’hui. Entre ordinaire et fantastique, mensonge et vérité, il jette avec ce « Crache trois fois » un joli pavé dans la mare des sentiments.

Article posté le dimanche 21 janvier 2018 par Jean-Michel Gouin

Crache trois fois de Davide Reviati (ici même) décrypté par Comixtrip
  • Crache trois fois
  • Auteur : Davide Reviati
  • Editeur : Ici Même
  • Prix : 34 €
  • Parution : mai 2017
  • ISBN: 978-2-36912-031-5

Résumé de l’album : Guido, Moreno dit «Grisou», Katango et les autres… Une bande d’adolescents qui traînent les rues, fréquentent avec la même nonchalance le même lycée technique. Leurs journées s’égrènent entre bars, billard et virées en voiture ; leurs nuits, ils les passent à fumer au bord du fleuve. Tout près, dans une ferme en ruine, vit une famille de Tsiganes. Parmi eux, Loretta, une fille sauvage en qui les garçons voient tour à tour une sorcière ou une gamine déjà vieille…L’amitié, le racisme ordinaire, la saison de l’adolescence et comment elle prend fin. Davide Reviati, remarqué pour État de veille (Casterman, 2011), nous raconte tout cela en même temps qu’il s’empare de l’histoire des Roms, jusque dans ses chapitres les plus funèbres.

 

À propos de l'auteur de cet article

Jean-Michel Gouin

Passionné par l'écrit, notamment l'histoire, la littérature policière et la bande dessinée, Jean-Michel Gouin est journaliste à Poitiers.

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