Idiss

Idiss était la grand-mère de Robert Badinter. Richard Malka et Fred Bernard racontent le parcours de vie de cette juive et de sa famille ayant fuit les pogroms en Russie, de la Bessarabie à Paris, entre intégration, antisémitisme et force du clan. Un témoignage fort et instructif.

La Bessarabie, le Yiddishland de l’Europe de l’Est

La Bessarabie. Appelé Yiddishland, cette région de l’Europe de l’Est (aujourd’hui la Moldavie) était un lieu où s’étaient installés de nombreux juifs de tous les pays alentours. Si les membres de cette communauté cultuelle étaient protégés, dès 1840, l’empire tsar mit en place des lois restrictives, plongeant les habitants dans une grande misère sociale et financière.

1890. C’est dans un shtetel (petite bourgade juive d’Europe centrale) proche de la frontière avec la Roumanie, que vivent Idiss, son mari Schulim, leurs enfants Chifra, Avroum et Naftoul et les parents de la jeune femme dans leur maison familiale.

Fuir les pogroms

Alors que son époux est parti au front pour combattre dans l’armée russe, Idiss tente tant bien que mal à gagner de l’argent. Ses broderies ne sont pas une source très fiable pour en gagner. Elle croise alors Arcadi qui lui propose de transporter du tabac illégalement de la Roumanie au shtetel. C’est le début d’un marché noir lucratif. Mais la jeune femme est arrêtée par la police et doit se soumettre à un chantage pour ne pas être dénoncée.

De retour chez lui, Shulim commence un nouveau travail : tailleur couturier. Mais la pression est forte dans la région après le meurtre d’une jeune garçon. Un premier pogrom (attaque et meurtres de juifs) est déclenché à Kichinev, la capitale de la Bessarabie.

Paris, Ville-lumière

En plus de ces pogroms, Schulim perd beaucoup d’argent aux jeux. Le temps est venu de fuir la région pour la famille. C’est d’abord le mari et ses fils qui partent pour Paris, la Ville-lumière. Idiss et Chifra les rejoignent ensuite par le train.

Les retrouvailles sont joyeuses malgré ce changement culturel. La vie reprend son cours avec l’ouverture d’un magasin de confection de vêtements dans le quartier juif du Sentier. Enfin, la paix semble revenir dans le cœur d’Idiss. C’était sans compter sur la montée inexorable du fascisme en Europe. Les Nazis sont rapidement aux portes de Paris…

Le très beau message d’amour d’un petit-fils à sa grand-mère

Avant d’être une bande dessinée, Idiss est un roman écrit par Robert Badinter, l’homme politique, garde des sceaux de François Mitterrand dans les années 1980. Professeur de droit privé et avocat au barreau de Paris, il fut l’artisan de l’abolition de la peine de mort en France en 1981. Sage parmi les sages, sa parole, encore aujourd’hui, est très écoutée et précieuse.

Par ce livre, Robert Badinter voulait rendre hommage à sa grand-mère et à ses racines. Cette femme illettrée était pourtant vaillante et la force même. A travers ce superbe portrait de femme, il souhaitait raconter les siens.

Quand la petite histoire rencontre la grande histoire

Idiss et sa famille traversent le XXe siècle en tentant de faire face aux troubles et autre ségrégation. La jeune femme et les siens fuient d’abord les pogroms, puis les lois antijuives de la France. Si les années 1920 seront plutôt heureuses pour eux, les deux décennies suivantes seront un lourd calvaire. Entre l’antisémitisme d’état, la guerre et les camps de concentration, rien n’est épargné à Idiss.

Reste cette femme digne, bienveillante, aimante et cherchant avant tout le bonheur pour sa famille avant le sien. Courage, joies et peines émaillent ce bel album. On est bouleversé par la force d’Idiss mais aussi par les malheurs qui s’accumulent sur sa tête.

Un superbe album grand public

Si le roman de Robert Badinter est un livre pour les adultes, l’adaptation faite par Richard Malka et Fred Bernard se veut grand public. Le scénariste de La face crashée de Marine Le Pen adoucit le récit de l’ancien président du Conseil constitutionnel pour le rendre accessible aux plus jeunes.

S’ils ne connaissent pas l’œuvre importante de l’homme politique, cette histoire pourra les toucher parce qu’avant tout très universelle : exil, guerre, famine, rêve d’un eldorado, famille, relations inter-générationnelles et transmission. Ils découvriront aussi un autre angle pour aborder la Seconde guerre mondiale.

De la douceur des couleurs

L’adaptation voulue par Richard Malka à destination des enfants et adolescents, bénéficie du grand talent de Fred Bernard. L’auteur du Secret de Zara (avec Benjamin Flao) réalise des planches d’une grande douceur rehaussées par de magnifiques couleurs lumineuses.

Les isbas russes du shtetel, les clins d’œil à Marc Chagall (l’envol au-dessus de la ville, la musique, le bleu de la maison), les personnages ou les décors, tout est beau chez Fred Bernard.

En plus, à part deux ou trois pages un peu violentes, tout est suggéré, rien n’est montré frontalement pour ne pas heurter plus que cela. Aux lecteurs d’imaginer les inter-cases.

Idiss : le destin des ascendants de Robert Badinter, un hymne à l’amour des siens, au courage d’un femme, une belle histoire sur l’immigration juive d’Europe pendant les temps troublés du début du XXe siècle.

« … je regrette de ne pas lui avoir dit plus souvent combien je l’aimais. » Robert Badinter, in Idiss (Fayard, 2018)

Article posté le lundi 05 avril 2021 par Damien Canteau

Idiss de Robert Badinter, Richard Malka et Fred Bernard (Rue de Sèvres)
  • Idiss
  • Scénariste : Richard Malka, d’après le roman de Robert Badinter
  • Dessinateur : Fred Bernard
  • Editeur : Rue de Sèvres
  • Prix : 20 €
  • Parution : 31 mars 2021
  • ISBN : 9782810208104

Résumé de l’éditeur : « J’ai écrit ce livre en hommage à ma grand-mère maternelle, Idiss. Il ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l’Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d’une destinée singulière à laquelle j’ai souvent rêvé. Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d’amour de son petit-fils ». Robert Badinter. Richard Malka et Fred Bernard s’emparent de ce récit poignant et intime pour en livrer une interprétation lumineuse tout en pudeur et à l’émotion intacte.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.

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