In Limbo

Les éditions Akileos livrent In Limbo de Deb JJ Lee, un récit autobiographique intimiste. Déborah, dont la famille a émigré de Séoul à l’Alabama lorsqu’elle avait trois ans, est une jeune fille aux prises avec les nombreux questionnements qui accompagnent le temps difficile de l’adolescence. Identité, appartenance à une communauté, relations familiales conflictuelles… Autant de sujets abordés avec sensibilité dans cette œuvre tout en nuances de gris.

In Limbo de Deb JJ Lee (éd Akileos) / Page 5

Une lycéenne en marge

Née en Corée du Sud, Deborah n’est pas à l’aise au sein de la société américaine. Depuis son enfance, elle sent peser sur elle des regards qui lui rappellent constamment qu’elle appartient à une minorité ethnique, ce qui se ressent dans son parcours scolaire. Ses professeurs sont notamment incapables de prononcer correctement son prénom coréen, Jung-Jin, et les élèves ne se privent pas pour l’affubler de surnoms racistes, comme “ching-chong”.

Heureusement, Deborah a trouvé au collège son noyau d’appartenance : l’orchestre. Elle s’entend bien avec les élèves qui s’y trouvent et y joue du violon avec talent. Mais arrivée au lycée, elle déchante assez rapidement. Elle joue avec des élèves plus âgés et perd donc sa place de premier violon. C’est alors qu’elle commence à réellement se questionner sur ce qu’elle pensait jusque là être sa passion.

« Peut-être que je n’ai jamais aimé jouer du violon. »

Elle accepte alors que ce qui la porte réellement depuis quelque temps n’est plus la musique, mais bien le dessin. Il lui faut alors faire accepter à ses proches la fin de son investissement dans l’orchestre et le début de son dévouement à l’art.

 

Un schéma familial dysfonctionnel

De prime abord on ne peut pas dire que la famille de Deb accueille cette nouvelle de manière positive. Notamment sa mère, qui la pousse énormément à exceller académiquement et musicalement et qui, pour cela, n’hésite pas à employer des mots et des gestes parfois très durs. Malgré tout, elle va accepter le changement de vocation de Deborah et va aller jusqu’à lui offrir des cours de dessin, même si encore une fois c’est avec l’intention qu’elle se perfectionne dans un domaine.

Le père de Deb, quant à lui, est un homme discret, qui sert souvent de tampon au sein de la relation conflictuelle mère-fille empreinte parfois de violences, tant physiques que psychologiques.

« Une semaine avant ça, des assistants sociaux sont venus à la maison. Ils ont dit que c’était “un truc entre asiatiques”. Qu’elle était une “mère tigre”, qu’elle était juste dure, stricte. »

Cette dynamique familiale dysfonctionnelle va beaucoup peser sur le moral de la jeune fille, qui, quelques années plus tard, va finir par couper les ponts avec sa mère.

Des relations amicales ambivalentes

Lorsque Deborah arrive au lycée pour la rentrée, elle n’a qu’un cercle social très restreint. Son seul véritable appui est Kate, qu’elle a rencontré dans l’orchestre de son collège et avec qui elle s’est fait la promesse de rester proche toute sa vie. Mais le lycée est un univers impitoyable qui va pousser les deux amies à s’éloigner lorsque Kate se met à fréquenter son premier copain. Deb va alors se tourner vers Quinn, une élève brillante qu’elle pensait inaccessible mais qui finalement va occuper une place très importante dans sa vie.

Or ce qui débute comme une belle amitié va très vite tourner à l’obsession. N’ayant pas confiance en elle et n’ayant jamais vraiment vécu d’amitiés fortes (exception faite de Kate), Deborah devient rapidement jalouse et possessive. Le lien qu’elle entretient avec Quinn, les heures passées à discuter, rire, et apprendre le coréen ensemble sont, petit à petit, remplacées par des moments de doutes et de crises. Deb, ne sachant plus quoi faire de ses émotions conflictuelles, et de son sentiment d’abandon – autant vis-à-vis de sa famille, d’elle-même ou des ses amies – va alors envisager le pire.

Parler de santé mentale

Dans les parties deux et trois de cet ouvrage, Deb JJ Lee aborde frontalement et avec honnêteté la question du suicide. Puis, dans la deuxième partie de l’album, la jeune lycéenne, en décalage complet avec elle-même, incapable de cerner son identité et de trouver dans ses relations amicales la complétude qu’elle recherche, va tenter, pour la deuxième fois, d’attenter à sa propre vie.

Dans la partie trois nous la suivons, une fois sortie de son hospitalisation, lors de ses séances de thérapie. Elle revient alors sur ses traumatismes, familiaux comme amicaux, et notamment sur sa première tentative de suicide en quatrième.

L’auteur.ice, même si iel ne prend pas de pincettes, compense la violence de son témoignage par la douceur de son dessin et la réflexion qui suit la description des faits. Le sujet de la santé mentale est abordé de manière nécessaire, franche et viscérale. Le lecteur est autant spectateur de la chute de Deborah que de sa remontée vers la surface. C’est une histoire de résilience incroyablement touchante qui nous est offerte.

In Limbo de Deb JJ Lee (éd Akileos) / Page 11

 

Une ouverture positive

Même si le ton général de l’ouvrage peut sembler sombre et marqué par les mauvaises expériences de l’auteur.ice il est important de notifier que celui-ci se termine par des notes d’espoirs et de bien-être qui viennent réchauffer les cœurs meurtris. Une fois entrée à l’université de Carnegie Mellon, Deborah s’affirme de plus en plus et peine moins à prendre ses marques. Elle recroise Quinn, ce qui lui permet de réaborder le sujet de sa tentative de suicide au lycée avec plus de recul et de s’expliquer avec elle sur la manière dont leur amitié s’est terminée. Dans la note de l’auteur.ice située à la toute fin, on apprend aussi qu’iel a renoué avec Kate et qu’iel.les continuent d’honorer leur promesse d’être toujours là l’une pour l’autre.

Du côté familial, la partie 5 est réservée à un séjour en Corée durant lequel Deborah renoue avec sa grand-mère et ses cousines, malgré la barrière de la langue. C’est une sorte de carnet de voyage rempli de belles expériences et de reproductions de photos de Séoul. Même si Deb n’est plus en contact avec sa mère, son père sait lui montrer qu’il sera toujours là pour elle. In Limbo est définitivement une bande-dessinée inspirante et nécessaire qui met en perspective l’intensité et la difficulté du passage à l’âge adulte.

Article posté le mercredi 29 mai 2024 par Coline Drouhaud

In Limbo de Deb JJ Lee (éd Akileos) / Couverture
  • In Limbo
  • Auteu.rice : Deb JJ Lee
  • Traductrice : Léana Félix
  • Éditeur : Akileos
  • Date de publication : 13 mars 2024
  • Nombre de pages : 344
  • Prix : 35€
  • ISBN : 9782355746802

Résumé de l’éditeur : La famille de Deborah (Jung-Jin) a émigré de Corée du Sud aux États-Unis. Depuis ce jour, elle se sent différente. Comme si un monde la séparait des autres.
Enfant, elle a eu du mal à s’adapter. Elle n’arrivait pas à parler anglais. Des années plus tard, c’est tout l’inverse. Elle ne parle plus coréen. Elle tente de s’intégrer, mais rien ne va. Ses professeurs n’arrivent pas à prononcer son nom coréen. Son visage n’est pas comme celui des autres. Surtout ses yeux. Elle voudrait tout changer et être « normale ».
Aujourd’hui, Deb est au lycée, et tout est encore plus difficile. Ses amitiés changent, évoluent, se brisent. Elle n’arrive plus à suivre en cours. Les disputes avec sa mère dégénèrent. Elle est coincée dans les limbes, prisonnière du vide, sans le moindre refuge. Sa santé mentale s’effondre. Confrontée à une telle souffrance, elle tente de se suicider.
Mais Deb est forte. Elle veut guérir. Elle essaye. Chaque jour est une bataille. Pas à pas, elle tente de reconstruire son monde, grâce à l’art et à la psychothérapie. C’est en prenant soin de sa santé mentale, émotionnelle et physique qu’elle va renouer avec son héritage coréen. Un travail qui l’aidera à comprendre qui elle est.

À propos de l'auteur de cet article

Coline Drouhaud

Étudiante dans un Master recherche spécialisé dans la bande-dessinée, Coline est une vraie touche-à-tout. Elle ne rechigne jamais devant de nouvelles découvertes, même si elle garde un goût prononcé pour les univers horrifiques et de science-fiction. Elle écrit chez Comixtrip depuis 2024 pour partager sa passion aux plus nombreux.

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