Le duo Tillon/Fréwé signe chez La Boîte à Bulles une étonnante histoire, incroyable mais vraie. Le dictateur et le dragon de mousse relate les aventures de deux vedettes du cinéma sud-coréen enlevées par le voisin du Nord. Quand l’art se voit contraint de servir l’ordre…
A la recherche de l’ex-épouse disparue
En 1978, Shin Sang-ok est un metteur en scène sud coréen à succès, bien qu’en délicatesse avec la junte nationaliste et conservatrice au pouvoir. Il cherche son ex-épouse, Choi Eun-hee, qui a disparu depuis plusieurs semaines dans la mégalopole anglo-chinoise. Même après son divorce – il a eu des enfants avec une autre, elle ne pouvait pas en avoir- l’artiste est resté très attaché à la talentueuse Eun-hee, « qui pouvait tout jouer ».
Que lui est-il arrivé ? Assassinat ? Disparition volontaire ? Shun Sang-ok, désespéré, se lance à la recherche de la star. Mais c’est quand il pense avoir retrouvé sa trace qu’il tombe dans un guet-apens et se retrouve. Le réveil est douloureux. Le voilà désormais transporté au nord du 38e parallèle, en résidence surveillée en Corée du Nord…
Dans la « patrie du socialisme »
De longues semaines et de longs mois vont s’enchaîner sans que le réalisateur sud coréen n’en apprenne beaucoup plus sur le sort qu’on a réservé à son ex-femme. Pour sa part, il se voit soumis à d’absurdes interrogatoires sur son passé, contraint de réécrire son histoire face à des geôliers qui vont lui dispenser des cours d’éducation politique. Car s’il a été enlevé, c’est bien pour servir la « Patrie du Socialisme », cette démocratie populaire, où lui répète-t-on à l’envie, « c’est le peuple qui dirige, main dans la main avec notre grand leader et le parti. Nous sommes une démocratie véritable, pas une ploutocratie occidentale hypocrite… »
L’autocrate qui aimait le cinéma
En février 1983, après plusieurs tentatives d’évasion infructueuses et un simulacre d’exécution, le « camarade » Shin est extrait de sa résidence surveillée. On lui a promis qu’il allait enfin pouvoir retrouver l’épouse kidnappée. Il va aussi rencontrer celui qui dirige son pays d’une main de fer, Kim Jong-Il. Ce dernier voue un amour immense au cinéma. Il possède une vidéothèque de 20 000 films et apprécie autant les films avec Rambo et James Bond que le cinéma d’auteur occidental. Car en matière de cinéma, confie-t-il à Shin, « il fait fi de l’idéologie et privilégie le plaisir spectaculaire… ».
C’est aussi de spectacle qu’il s’agit quand le dictateur assigne au couple désormais réuni une mission bien particulière. Le « cher dirigeant « Kim Jong-Il, concédant que le cinéma de son pays est en échec, « les scénarios sont faibles et la réalisation médiocre », enjoint au couple de redéfinir les contours de la cinématographie nationale afin d’en faire un exemple pour le monde civilisé. » En l’espace de trois ans, avec des moyens quasi illimités, le couple va réaliser sept films, tous couronnés de succès. L’écran de fumée cinématographique va servir la dictature qui soigne ainsi son image à l’international.
La fuite vers l’Europe
Mais l’histoire a bien sur une fin. En 1985, Shin et sa femme se voient confier une dernière réalisation. Adapter à l’écran l’histoire d’un roi dément qui opprimait son peuple à l’époque féodale. C’est le film Pulgasari , inspiré d’une légende coréenne avec un dragon qui vient en aide aux paysans opprimés… Une grande fresque qui est l’occasion pour le couple de demander au dirigeant plus de moyens, plus de contacts avec l’Occident. Ainsi, en 1986, il est invité à Vienne pour présenter le film. Avec l’aide de l’ambassade américaine, la fuite sera rendue possible. Shin et Choi ont réussi à fausser compagnie à leurs gardes du corps. Ils resteront ensemble encore de nombreuses années, loin de cet univers totalitaire dont ils avaient été un temps les instruments.
Un thriller politique haletant
Avec cet album one shot brillant, l’écrivain et scénariste Fabien Tillon (Le roi du vent déjà à la Boîte à Bulles) signe un récit haletant digne d’un bon thriller où histoire et politique s’entremêlent. De Hitler à Staline, de Leni Riefenstahl à Sergueï Eisenstein, on sait que cinéma et propagande ont parfois fait bon ménage…
Portée par le dessin clair et les couleurs vintage de Fréwé (Tassili) comme une affiche de film des années 1970, cette histoire atteint parfaitement son but: révéler à ses lecteurs l’envers du régime nord-coréen, qualifié par de nombreux spécialistes de l’Asie comme le plus grand « sérial kidnapper de l’Histoire… »
- Le dictateur et le dragon de mousse
- Scénariste : Fabien Tillon
- Dessinatrice : Fréwé
- Editeur : La Boîte à Bulles
- Prix : 22 €
- Parution : Février 2024
- ISBN : 978-2-84953-482-3
Résumé de l’éditeur: Hong-Kong, 1978. Le metteur en scène et producteur Shin Sang-ok – star en Corée du Sud bien qu’en délicatesse avec la junte nationaliste et conservatrice au pouvoir – est à la recherche de son ex-épouse, Choi Eun-hee, qui a disparu depuis plusieurs semaines dans la mégalopole anglo-chinoise. Bien que divorcé, il est resté très lié à elle. Quand il pense avoir retrouvé sa piste, il tombe en fait dans un guet-apens et se retrouve enlevé à son tour.
Quand il revient à lui, il se trouve en résidence surveillée en Corée du Nord, obligé de suivre des cours d’éducation politique. Comme de nombreux autres artistes japonais, chinois ou coréens avant lui, il a été enlevé pour servir la Patrie du Socialisme. Ses tentatives d’évasion se soldent toutes par des échecs patents au cours desquels il risque sa vie.
En février 1983, enfin, on l’extrait de sa résidence pour l’amener rencontrer Kim Jong-il et retrouver son ex-épouse, Choi Eun-hee. Avec des moyens quasi illimités, le guide suprême leur demande de réaliser des films qui marqueront l’Histoire du cinéma…
À propos de l'auteur de cet article
Jean-Michel Gouin
Passionné par l'écrit, notamment l'histoire, la littérature policière et la bande dessinée, Jean-Michel Gouin a été journaliste radio et presse écrite pendant une trentaine d'années à Poitiers.
En savoir