Le monde sans fin

Les questions climatiques et énergétiques s’imposent désormais à tous. Il est donc légitime pour le citoyen de vouloir connaître les faits et enjeux. Mais comment s’y prendre ? L’alliance de deux « stars » – Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain – dans leur domaine peut vous apporter une réponse grâce à leur bel album Le monde sans fin.

La bande dessinée comme documentaire

La bande dessinée française à vocation documentaire a pris un bel essor depuis le début des années 2000 et conquiert aujourd’hui un public de plus en plus large. Cela va du Photographe de Guibert, Lemercier et Lefèvre aux Ignorants de Davodeau, sans oublier les ouvrages de Squarzoni et notamment son Saison brune qui traitait déjà du dérèglement climatique en 2012.

Christophe Blain a participé à ce mouvement avec Quai d’Orsay, qu’on peut lire comme un document témoin des coulisses du ministère des Affaires étrangères et qui a obtenu de nombreuses récompenses dont le Fauve d’Or en 2013, ou encore avec En cuisine avec Alain Passard. Dans cette bande dessinée, Blain se mettait en scène aux côtés du célèbre cuisinier et illustrait leurs interactions pour nous présenter au mieux le personnage et sa cuisine à travers lui.

L’auteur réutilise le même mécanisme dix ans plus tard avec Le Monde sans fin. Tout commence lorsque tourmenté par le dérèglement climatique en cours, l’auteur ne supporte plus de renier son éco-anxiété et se décide à regarder les choses en face. Sa thérapie : l’engagement, à travers la prise de conscience et d’information tout d’abord, puis par la sensibilisation du plus grand nombre grâce ses talents de bédéiste ensuite.

Face à une tâche si vaste et complexe, comment s’y prendre ? Comment trouver la manière de présenter au quidam un tableau qui soit à la fois compréhensible, suffisamment global et instructif tout en s’assurant qu’il aille au bout de l’ouvrage ? C’est à ce moment que Blain approchera celui qui va structurer les différentes étapes de cette recette compliquée, le « Alain Passard » de cet album : Jean-Marc Jancovici. Ce polytechnicien, inventeur du bilan carbone, est connu pour ses talents de vulgarisateur autour des thématiques énergétiques et leurs liens avec le climat. Et c’est vers lui que Blain s’est tourné.

Le monde sans fin : Un document nécessaire

En suivant Blain qui suit Jancovici, le lecteur part pour un voyage très bien organisé et structuré. Il (re)prendra conscience du fait qu’il y a moins de trois cents ans, toutes les énergies étaient renouvelables et que les formidables progrès humains doivent énormément à la démultiplication de nos capacités d’action par notre grande consommation énergétique. Mais il comprendra aussi pourquoi cela est fatalement lié à des perturbations dans les cycles biogéochimiques, qui font passer le carbone capturé sous terre dans ses réservoirs immémoriaux vers l’atmosphère en court-circuitant les rythmes et équilibres naturels.

Malgré le grand format de cet album de près de 200 pages, il comprendra ces phénomènes de manière limpide, ainsi que bien d’autres de manière concise : démographie, mobilité, matières premières, agriculture, alimentation, économie, sans compter le sujet sensible du nucléaire à propos duquel Jancovici est parfois critiqué pour ses positions considérées par certains comme trop à faveur. Quoi qu’on en pense, on reconnaitra cependant à Jancovici de prendre son temps pour s’attarder sur cette thématique, en présentant les aspects souvent critiqués ainsi que les arguments vantant les mérites de cette technologie (à propos du nucléaire, et pour un regard différent, lire le nouveau Davodeau paru en cette rentrée : Le Droit du sol).

La vision du climat de Jancovici

C’est l’occasion ici de noter que tout comme la bande dessinée sur Alain Passard nous présentait « sa » cuisine, Le Monde sans fin est en fait une BD sur Jancovici et « sa » vision du climat. Cela n’enlève rien aux talents du polytechnicien qui sont bien réels, notamment en termes de vulgarisation, d’ordonnancement des sujets dans une thématique si large et d’explications techniques.

Cependant c’est intéressant à garder à l’esprit si l’on souhaite aller plus loin et considérer l’écologie comme un courant multiforme ou chaque vision permet à sa manière de répondre aux enjeux que nous rencontrons. Jancovici ne présente que « sa » recette pour aussi convaincante qu’elle puisse paraitre. Cependant, en recommandant cette lecture, nous gardons en tête certaines priorités, à savoir la sensibilisation à l’importance de l’énergie dans nos sociétés et à la nécessaire réduction de sa consommation, aspects qui ressortiront à la fermeture de l’album.

Un album pour être dans l’action

Mais Blain et Jancovici ne s’arrêtent pas aux aspects techniques, et c’est ici que la bande dessinée dépasse les propos généralement entendus dans la bouche du conférencier. La bande dessinée aborde la culpabilité et la possibilité de la transcender par l’action. Des actions concrètes sont listées et détaillées et le lecteur appréciera de ne pas être stigmatisé car celles qui sont proposées sont certes individuelles mais exposées dans un cadre plus global.

Cela est cohérent avec le fait que Jancovici dirige Carbone 4, un cabinet de conseil ayant publié en 2019 un rapport qui affirmait qu’il « est vain, et même dangereusement contre-productif, de prétendre résoudre la question climatique en faisant reposer l’exclusivité de l’action sur les seuls individus ». Le dialogue entre Blain et Jancovici reflète bien cet aspect et le nuance.

D’abord car le même rapport précise que « l’impact des gestes individuels est loin d’être négligeable », d’où le fait d’indiquer ces actions pour guider le lecteur, mais qu’il est aussi très important que le lecteur saisisse bien le caractère holistique de tout ce que raconte la bande dessinée et de toutes les parties impliquées, notamment les pouvoirs économiques et industriels, car le rapport déjà cité précédemment dit que « même avec un comportement individuel proprement héroïque, un Français ne peut espérer réduire son empreinte de plus 25% de l’empreinte carbone annuelle ». L’album sert donc cette cause, bien au-delà d’une sorte de manuel zéro déchet, mais plutôt dans le sens d’un manifeste d’intérêt général.

Blain toujours aussi efficace

La construction méta de Blain nous emmène dans sa propre collecte d’informations est toujours aussi efficace. Il s’est nourri des conférences de Jancovici et de ses entretiens avec lui. Si vous êtes d’ailleurs familiers avec ces premières, vous retrouverez bon nombre des métaphores utilisées dans ces séminaires, encore plus métaphoriques et illustrées quand mises en mouvement par Blain, avec en tête de liste l’énergie que nous consommons aujourd’hui pouvant être assimilée à une armure d’Iron Man que chacun porterait sur soi.

Quant au mouvement toujours, Blain est toujours aussi bon. De la même manière que nous pouvions reconnaître les mouvements ébouriffants d’un alter ego de Dominique de Villepin dans Quai d’Orsay ou les danses culinaires élégantes d’Alain Passard, la gestuelle sèche et agressive de Jancovici est très bien retranscrite et appuie la force de conviction du personnage. Et le dessin reste redoutable.

Vous vous rappellerez la première case de Gus, son western sentimentalo-comique, où on a tout l’Ouest américain dans une seule bande où un petit bonhomme court au loin sur son cheval, ce qui nous suffit à avoir le bruit, le sentiment d’immensité, la chaleur et tout le reste en un clin d’œil. Cette efficacité est idéale dans Le Monde sans fin où on passe d’une ambiance à l’autre en quelques cases. Il est donc tout à fait agréable de voir que Blain peut nous présenter à chaque fois en une case ou deux des univers multiples : des pics pétroliers comme montagnes escaladées par Blain et Jancovici aux piscines remplies de déchets nucléaires, des fermes d’antan aux supermarchés contemporains, …

Ensuite, malgré la quantité d’informations, l’exposé n’est pas indigeste et cela est résolument du au travail de découpage du dessinateur et à la liberté qu’il se donne dans la grande diversité de dessins qu’il a dû réaliser pour représenter un sujet qui en comprend lui-même énormément : climatologie, géologie, océanographie. Pour parvenir à cela, Blain convoque également de nombreuses parties que nous serons heureux de reconnaitre au fur et à mesure de la lecture pour nous éclairer : Mitterrand, Mad Max, le COVID ou certains économistes, …

Le monde sans fin : un album d’intérêt général

En conclusion, cet ouvrage est indispensable pour tous, que ce soit pour comprendre sa facture énergétique ou évaluer la cohérence des arguments présentés par les acteurs politiques et médiatiques.

Au-delà de ça, les amateurs de bandes dessinées apprécieront le travail d’orfèvre accompli par Blain au cours des trois dernières années et ne pourront être qu’intéressés par ces thématiques et la manière dont elles sont présentées. Pour ceux qui choisiront cet album pour son thème, cela leur donnera l’occasion de (re)découvrir le talent d’un des excellents auteurs que compte le riche paysage de la bande dessinée franco-belge actuelle.

Article posté le lundi 22 novembre 2021 par Thomas Lepers

Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain (Dargaud)
  • Le monde sans fin
  • Scénariste : Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain
  • Dessinateur : Christophe Blain
  • Éditeur : Dargaud
  • Prix : 27 €
  • Parution : 29 octobre 2021
  • ISBN : 9782205088168

Résumé de l’éditeur : La rencontre entre un auteur majeur de la bande dessinée et un éminent spécialiste des questions énergétiques et de l’impact sur le climat a abouti à ce projet, comme une évidence, une nécessité de témoigner sur des sujets qui nous concernent tous. Intelligent, limpide, non dénué d’humour, cet ouvrage explique sous forme de chapitres les changements profonds que notre planète vit actuellement et quelles conséquences, déjà observées, ces changements parfois radicaux signifient. Jean-Marc Jancovici étaye sa vision remarquablement argumentée en plaçant la question de l’énergie et du changement climatique au coeur de sa réflexion tout en évoquant les enjeux économiques (la course à la croissance à tout prix est-elle un leurre ? ), écologiques et sociétaux. Ce témoignage éclairé s’avère précieux, passionnant et invite à la réflexion sur des sujets parfois clivants, notamment celui de la transition énergétique. Christophe Blain se place dans le rôle du candide, à la façon de son livre « En cuisine avec Alain Passard » et de « Quai d’Orsay » signé avec l’expertise d’un coauteur : un pavé de 120 pages indispensable pour mieux comprendre notre monde, tout simplement !

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Thomas Lepers

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