Panorama : l’adolescence en horreur

Avant un récit de super héros barré, Délirium nous propose de découvrir l’univers de Michel Fiffe en grand format : Panorama ou l’adolescence vue par le prisme de l’horreur organique.

ENVIE PRESSANTE

Une arrière cour glauque et sombre. Fraichement tombé du toit d’un immeuble de quatre étages, Augustus se relève miraculeusement. «Une cheville foulée, un estomac qui se dévore lui même et j’ai vraiment besoin d’aller aux toilettes.»

Quelques pas plus tard dans ce décorum qu’on croirait emprunté à l’esprit carton-pâte des Spiderman de Sam Raimi, la bande de gus qui sévit en ces lieux l’entoure, prête à en découdre. Le voilà en mauvaise posture, en infériorité numérique évidente. En règle générale au cinéma, cette situation permet souvent au héros de se dépasser autant que de surprendre le spectateur : soit un personnage annexe apparait et sauve notre héros, soit celui-ci fait preuve de dons jusqu’ici inavoués et s’en sort.

Sauf qu’en tant que lecteur du Panorama de Michel Fiffe, qui s’ouvre par cet étrange scène, il nous est impossible d’imaginer le devenir de ce héros que l’on nous présente à peine. Que va-t-il donc lui arriver ? Et surtout, comment fait-il pour survivre à une chute de quatre étages sans autre envie première que celle d’aller aux toilettes ?

TOUTE PREMIÈRE FOIS

Michel Fiffe est très peu connu du public francophone et pour cause : malgré une oeuvre relativement importante outre-atlantique, Panorama est la première de ses créations à bénéficier d’une traduction française.

Dans le monde des comics anglophone, Fiffe est connu pour avoir travaillé sur les Ultimate Marvel en 2014 mais surtout pour avoir auto-produit et auto-publié depuis 2012, un récit de superhéros aussi barré que son titre est énigmatique : Copra.

Sur son site internet, Fiffe vend Copra comme étant «sa lettre d’amour au Suicide Squad de DC Comics». Alléchant. Pour les éditions Delirium, ce Panorama semble être la première approche du talent de Michel Fiffe, la noble entame d’un nouveau cycle puisque la traduction française de Copra nous est bientôt promise par l’éditeur.

Perso, j’avoue en toute franchise avoir découvert Fiffe avec la sortie de Panorama. Quand je suis tombé sur le livre en librairie, la couverture super abstraite m’a laissé un peu de marbre. On y voit un personnage portant une espèce de robe, simili de toge gréco-romaine qui se dégrafe, arrêt sur images pris lors d’un affrontement avec un assaillant qui nous est inconnu. Ici on ne sait pas s’il s’agit d’un homme ou d’une femme pris en flagrant délit de don d’un gigantesque coup de tête. Je me suis dit « récit historique d’action » ? Pourquoi pas. Après tout, l’éditeur ne m’a que très rarement déçu. Deux feuilletages plus tard, je prends une première baffe visuelle, entame d’une longue série à venir.

APPELER A NOS VIES ANTÉRIEURES

Panorama ce sont deux personnages, Augustus et Kim, deux âmes tourmentées, des paumés en quête d’une identité au sortir de leur adolescence, au moment charnière de l’entrée dans l’âge adulte.

On l’a précédemment remarqué, Augustus est un mec à part. Tomber d’un immeuble de quatre étage et ne penser qu’à aller déféquer fait de vous tout sauf un mec lambda. Mais peut-être est-ce parce qu’il est rongé par un mal étrange: dès qu’il est soumis à un stress ou se retrouve face à une quelconque situation de danger, Augustus se liquéfie littéralement et perd le contrôle.

Son corps change de texture, devient un camembert abandonné dans une poêle chauffée à blanc, un éternuement mal négocié, corps disloqué enchevêtré de fils tous plus visqueux les uns que les autres. Quand il s’étire, son cou offre plusieurs mâchoires, plusieurs yeux, plusieurs nez. Quand il s’étend son corps entier devient un monstre hybride qui ne sait plus à qui se fier. Parfois son œil roule sur son épaule et son oreille se coince sous son genou.

C’est sur ce principe que Fiffe compose le fil de l’histoire qui guide ses deux marginaux, Kim étant elle aussi victime de son corps déformant et c’est là toute l’intelligence du propos. Appeler au genre du fantastique et de l’étrange pour raconter une période de la vie aussi importante n’est pas nouveau, mais avec ces corps en mouvement perpétuel, Fiffe rappelle à toutes les âmes qui nous composent, celles que furent nos vies antérieures et qui vivent malgré tout à travers nous. Quand cette histoire se terminera, qui seront vraiment Augustus et Kim, quelle personnalité aura pris le dessus ? En sortiront-ils véritablement grandi ?

LE CORPS EN HORREUR

Panorama est une chronique de l’adolescence naïve, amoureuse, de deux rêveurs qui aimerait traverser la vie blottie dans la ouate qui compose leurs désirs. Mais la cruauté des hommes ne fera qu’une bouchée de leur questionnement existentiel.

Si Fiffe cite volontiers comme influence graphique le noir et blanc, beau comme une pluie d’été, du Love and Rockets des frères Hernandez, la référence qui saute aux yeux est celle du récit de Body Horror ou Horreur organique, genre notamment prisé par le cinéaste David Cronenberg. De Frissons à La Mouche, de Scanners à Existenz en passant dans une moindre mesure par Crash, le Canadien a usé et abusé des tourments permis par nos enveloppes corporelles pour mieux sonder l’âme humaine.

Ici, le trait de Fiffe est furieux, vif, son découpage s’étale sur plusieurs pages, brise les cases, échelonne des visions cauchemardesques tantôt psychédéliques, tantôt à la limite du soutenable, brosse une décharge salvatrice dans un récit monstrueusement fort et personnel. Plus qu’un appel du pied aux œuvres de Cronenberg déjà citées, ici l’esprit dérangé du mangaka Junji Jito, l’auteur japonais de Spirale, danse collé-serré avec la candeur traumatisante du Black Hole de Charles Burns, le She’s in Parties du groupe Bauhaus en fond sonore.

AMOUR & MÉTAMORPHOSE

L’autre référence japonaise qui marie adolescence et horreur des corps en souffrance est le Akira de Katsuhiro Otomo. A ce sujet, Susan Napier, professeur en langue et littérature asiatique à l’université de Tufts aux États-Unis à écrit un chapitre qui correspond farpaitement aux errances des personnages de Michel Fiffe. Extrait : « Le désespoir et le sentiment d’être pris au piège sont des émotions souvent associées à l’adolescence. Ce sont aussi des émotions souvent projetées sur le corps adolescent, un objet qui devient le lieu d’une foule de sentiments contradictoires, allant de l’espoir tremblant à la déception sauvage. La notion de corps adolescent est alors vu comme lieu de métamorphose, une métamorphose qui peut paraître monstrueuse tant pour le personnage qui la subit que pour le monde extérieur. »

Augustus comme Kim ignorent continuellement leur métamorphose, cherchant à tout prix un retour à la « normalité » qui leur échappe de façon plus ou moins comique. Le questionnement de la conquête de soi n’en est donc que plus viscéral et malgré quelques hauts le cœur, tout y est comme ses héros : surprenant, déformé, mouvant, beau. Le chat, même s’il a neuf queues, finit par retomber sur ses pattes au terme d’un récit grand huit qui veut tout sauf ménager son lecteur. En ces temps de léthargie généralisée, Panorama grâce à un récit qui marie forme et fond avec une réelle cohérence, est un mal qui fait du bien, un coup de crosse furieux et libératoire.

C’est après lecture que je me rends compte que ce simple dessin de couverture caractérise beaucoup de l’œuvre que je tenais entre les mains. Personnage hybride, hyper-sexualisation et questionnement sur le genre: peu importe les chemins qu’il emprunte, avec Panorama, Michel Fiffe prouve l’amour est toujours aussi beau. Dire qu’on attend Copra avec impatience est un doux euphémisme.

Article posté le jeudi 06 mai 2021 par Rat Devil

Panorama de Michel Fiffe (Delirium)
  • Panorama
  • Auteur : Michel Fiffe
  • Traducteur : Alex Nikolavitch
  • Editeur : Delirium
  • Prix : 20 €
  • Parution : 09 avril 2021
  • ISBN : 9791090916845

Résumé de l’éditeur : Kim et Augustus sont un jeune couple en fugue, à la fois en quête d’amour et d’identité. Confrontés à un monde adulte brutal dans lequel il va rapidement leur falloir apprendre à survivre, ils sont également soumis à un pouvoir étrange qui les amène à subir des métamorphoses incontrôlables… PANORAMA est une oeuvre qui s’adresse aux amateurs d’étrange, dans un récit perturbant où l’horreur et le bizarre côtoient avec naturel le monde le plus normal.

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