Racines

Rose est créole et métisse. Trop blanche pour être noire et trop crépue pour être blanche. Dans Racines, une bande dessinée entre documentaire et récit de vie, Lou Lubie décortique la discrimination raciale par les cheveux. De dysmorphophobie en taxe rose doublé de racisme, l’autrice passe à la loupe un problème de société vicieux. 

L’enfance sur l’île de toutes les origines

Rose est enfant et ne supporte pas les séances de coiffure imposées par sa mère. Tous les matins, elle doit se lever une demi-heure avant tout le monde pour que sa mère lui coiffe les cheveux. Celle-ci tire d’abord furieusement dessus avec une brosse, puis fait une tresse de sorte à les dompter un peu. Rose a HORREUR de ça. Déjà, un sentiment d’injustice grandit en elle. Ses frères n’ont jamais plus d’un centimètre sur le caillou et sa mère, Cafrine, c’est-à-dire créole noire, porte un brushing lisse impeccable. Ce dernier est durant de longues années, un immense mystère pour Rose.

Dès le départ, la petite fille part en guerre contre sa tignasse.

Il faut savoir qu’à La Réunion, la population est issue de l’immigration de tous les continents. Les descendants des esclaves africains sont appelé les Cafres. Jusqu’en 1848 et l’abolition de l’esclavage, les esclaves en fuite se font appeler les Marrons. Les descendants des blancs pauvres sont les Yabs. Les propriétaires sont surnommés « Gros Blancs« . Les descendants des travailleurs engagés entre 1848 et 1938 d’origine indienne, asiatique et africaine sont nommés les Malbars. Puis au début du XXe siècle viennent les immigrés chinois et indiens musulmans nommés les Zarabs, et enfin, après les années 60 arrivent les Zoreils, les métropolitains. Et toute cette mixité d’origines ethniques amène autant de diversité de texture de cheveux.

Racines nous apprend que le coiffeur de stars américaines André Walker a conçu une classification proche de la hiérarchie des textures des cheveux. Ainsi, une chevelure parfaitement lisse est la texture de cheveux n°1, là où les cheveux crépus sont numérotés de 4a à 4c, après les cheveux ondulés (2a à 2c) et les cheveux frisés (3a à 3c). Selon cette classification, Rose a les cheveux 4a, dit « Konyé » en créole. Mais elle rêve depuis toujours d’avoir les cheveux lisses. Car “cheveux lisses” est synonyme de beauté et de réussite sociale. Et ça, c’est le colonialisme qui le dit.

Se fondre dans la masse métropolitaine

Les cheveux de Rose lui ont mené la vie dure pendant l’enfance. Il y a d’abord eu les séances de coiffure puis les représentations sociales de la beauté (merci La Petite Sirène, Barbie et les Magical girls) et les épisodes de harcèlement à l’école qui l’incitent à se raser le crâne. Alors, quand arrivée dans la capitale pour ses études, Rose a l’occasion de faire disparaître sa chevelure crépue, elle saute sur l’occasion.

Et c’est la rencontre avec la taxe rose. Parce qu’elle est une femme, les produits de soin lui coûte plus cher qu’à un homme. Et pour les femmes noires, c’est la double peine. Car, en plus de la taxe rose, les soins destinés aux cheveux texturés (tissages, tressages, défrisage, hydratant, leave-in, gel coiffant ….) sont nombreux et coûtent une fortune. D’après une étude de la société de recherche Mintel en 2016, en moyenne, les femmes noires dépensent trois fois plus en cosmétiques que les autres femmes. Faites le calcul.

Pour Rose, le montant varie entre 100 et 300 euros tous les mois à trois mois. C’est un véritable gouffre financier auquel la jeune femme consent pour satisfaire les stéréotypes de beauté caucasien.

Et dès l’instant où Rose se lisse les cheveux, elle tire le gros lot. Du succès auprès des hommes, une allure qui fait « sérieuse » dans sa vie professionnelle. Elle a l’impression d’avoir trouvé sa place. Mais à force de produits chimiques, ses cheveux fatiguent. Il est bientôt temps de trouver une autre solution pour être « belle« .

Reconquérir son identité à la Racines

Dans Racines, Lou Lubie raconte la relation haine-amour de Rose avec sa chevelure, mais à travers elle, l’autrice raconte surtout une histoire du colonialisme et du racisme. Elle raconte comment une société blanche inculque des codes de beauté et « professionnalisme » qui excluent les noires et métisses. Et ce, depuis le début du colonialisme. Les coiffures africaines ont une multitude de significations et de codes sociaux, elles sont traditionnellement très importantes. Or, décrit Lou Lubie, pour le colon et l’esclavagiste qui rasaient les crânes de leurs victimes au nom de la praticité et de l’hygiène, c’est surtout une façon de détruire leur identité.

Au fil de sa relation avec ses cheveux, Rose redécouvre ses origines. Métisse, oui, mais de partout. Dans sa famille, anciens esclavagistes et anciens esclaves se côtoient. C’est une histoire complexe qui se réincarne dans la dysmorphophobie capillaire de la jeune femme. Dans son errance entre identité et coupe de cheveux, Rose finit par découvrir le mouvement Nappy. Un mouvement de femmes noires qui souhaitent préserver leurs cheveux crépus.

À l’origine, « Nappy » est un terme péjoratif en anglais américain pour désigner les cheveux crépus. Mais les militantes du mouvement se sont réapproprié le mot. Dans les pays francophones, on considère qu’il s’agit aussi d’un mot-valise composé de « Naturel » et « Happy« , en référence aux cheveux au naturel libérés des contraintes sociales héritées du colonialisme.

Faire suivre l’héritage

Racines est une bande dessinée passionnante. C’est une lecture captivante, d’une fluidité délicieuse dans l’alternance de vulgarisation – sociale, capillaire, historique – et de récit de vie de la jeune Rose, de son enfance à son retour sur l’île 10 ans après son départ. Racines est le récit d’une reconquête de soi, qui debunke les discriminations et éclaire des phénomènes sociaux lourds de conséquence.

C’est une lecture essentielle pour comprendre certains aspects du colonialisme et ses conséquences aujourd’hui. Racines est porté par un travail de recherche riche, d’une main de maître. Lou Lubie, après plusieurs ouvrages de vulgarisation notamment sur la bipolarité avec Goupil ou Face, frappe à nouveau très fort avec une nouvelle bande dessinée – chez Delcourt – qui élève les consciences.

Article posté le samedi 10 août 2024 par Marie Lonni

Racines de Lou Lubie (éditions Delcourt)
  • Racines
  • Autrice : Lou Lubie
  • Editeur : Delcourt
  • Pagination : 216 pages
  • Prix : 25,50€
  • Parution : 29 mai 2024
  • ISBN : 9782413082743

Résumé de l’éditeur : On n’est jamais content de ses cheveux : Rose, qui a les cheveux crépus, rêve de les avoir lisses. Pour se conformer aux normes sociales, elle sera prête à tout, quitte à gommer son identité métissée. Entre enquête de société et récit de vie, une BD riche et touchante qui parle de sexisme, de racisme, d’héritage et d’acceptation de soi.

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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