{ En Bref } avec Yaneck Chareyre et Mathieu Bertrand

À l’occasion de la sortie de leur album London Vénus, une biographie d’Alison Lapper, édité chez Steinkis, Yaneck Chareyre (scénariste) et Mathieu Bertrand (dessin) ont bien voulu répondre à nos questions lors d’un live qui s’est déroulé sur la page Instagram de Yoann @livressedesbulles .

Voici ce { En Bref } afin de retrouver l’essentiel de cette interview.

La passion de la bande dessinée

Yaneck Chareyre : Mes parents m’enregistraient les Schtroumpfs sur cassette. Ils lisaient les bulles et m’indiquaient quand tourner les pages. J’ai donc commencé la bande dessinée très, très tôt. J’en ai bouffé toute mon enfance et j’ai commencé à écrire à 18 ans.

Mathieu Bertrand : La bande dessinée a toujours été dans un coin de ma tête parce que j’aime bien raconter. Au CP, quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, généralement je répondais de la bande dessinée. Après je me suis vite rendu compte que ça allait être difficile d’en faire un métier.

Mathieu Bertrand : Franquin a quand même bercé mon enfance. La collection de gros albums en cuir qui regroupent trois histoires. Mon père avait toute la collection. J’ai adoré lire les Gaston, les Spirou. C’est un peu lié à ça.

Yaneck Chareyre : Le moment où j’ai réalisé le potentiel de la bande dessinée, c’est quand j’ai lu Maus d’Art Spiegelman. À partir de ce moment-là, rien n’a plus été pareil. Ça reste pour moi le bouquin ultime. Personne ne fera jamais mieux que celui-là. Même moi en tant que scénariste, c’est mort !

Couverture Maus - l'intégrale

Le projet London Vénus

Yaneck Chareyre : J’écrivais mon premier scénario, qui n’avait rien à voir. Et j’ai fait connaissance avec Alison Lapper en découvrant son portrait sur un site histoiresordinaires.fr. Ce site éditait également un livre sur la parentalité en situation de handicap. J’étais en formation de travailleur social et j’ai vu qu’il y avait un sujet.

Yaneck Chareyre : J’ai écrit une version romancée de la vie d’Alison Lapper. Ce fut également un véritable travail de compréhension de la grammaire de la bande dessinée. Je me suis mis en quête d’un dessinateur. C’était il y a sept ans. Idéalement je voulais en trouver un avec un premier album pour rassurer l’éditeur.

Yaneck Chareyre : Je suis tombé sur un bouquin de Mathieu, Les petites marées, Mona. Il y avait quelque chose dans le volume qu’il créait, dans la mise en scène des ses personnages. Ça pouvait être lui et j’ai tenté mon coup.

Mathieu Bertrand : Je me suis quand-même demandé dans quoi je me lançais. Parce que dessiner un personnage sans bras et avec des petites jambes, c’est costaud en dessin. C’était un beau challenge, parce beaucoup de choses se passent dans son visage ou sur ses postures de tête.

Une biographie pour mieux découvrir Alison Lapper

Yaneck Chareyre : Au départ on a proposé la vie d’Ali, une personne qui lui ressemblait beaucoup, mais qui n’était pas elle. Les deux éditeurs qui étaient intéressés préféraient lire l’histoire originale et pas une adaptation. Pour découvrir qui était Alison Lapper.

Yaneck Chareyre : Il a fallu que je fasse un travail de deuil sur mon récit original. J’ai dû proposer une clé d’entrée pour que cette biographie soit intéressante. Je voulais trouver un fil rouge. J’ai cru comprendre comment sa famille fonctionnait. Ça a pris quelques mois puis tout s’est débloqué. Et on a signé dans la foulée.

Mathieu Bertrand : C’est un sujet assez fort et c’était important de le soutenir avec une maison d’édition engagée.

Yaneck Chareyre : Quand je vois l’objet in fine, je n’ai absolument aucun regret d’y être allé avec Steinkis.

La mise en avant d’une femme forte

Mathieu Bertrand : On n’a pas voulu partir sur le côté misérabiliste du handicap, mais plutôt son caractère. Cette femme est forte et ambitieuse. Elle s’est émancipée en tant que femme. Alison Lapper est devenue mère, artiste. Les médias l’ont mise en avant.

Mathieu Bertrand : Marc Quinn a fait une statue d’elle en marbre blanc, haute de 3,50 mètres, qui a été exposée sur Trafalgar Square à Londres. Alison Lapper y était représentée nue, enceinte, c’est la statue qui figure sur la couverture. D’ailleurs, elle a fait l’objet de railleries de la bourgeoisie londonienne.

Yaneck Chareyre : Quand j’ai découvert cette statue, j’ai été bluffé. Elle représente un tabou parfaitement assumé, mais un handicapé, pour beaucoup, est un ange. Il n’a pas de sexe. Il ne couche pas. Il n’a pas de désir et son corps doit être caché. Je trouvais que c’était bien d’embarquer directement le lecteur sur cette problématique. C’est d’ailleurs un des thèmes de travail d’Alison Lapper.

Yaneck Chareyre : On a voulu vous donner envie d’aimer Alison Lapper. On ne voulait pas de pitié. Clairement c’est ce que je ne voulais pas. On vous montre un personnage qui vous rentre dedans, qui a de la gouaille. On ne démarre donc pas sur cette pauvre petite abandonnée.

Yaneck Chareyre : Elle est pourtant l’archétype de l’enfant placée aujourd’hui à l’Aide Sociale à l’Enfance. Sa mère l’abandonne, elle est en situation de handicap. En France c’est le début de la parole de l’enfant avec Françoise Dolto, mais ça n’a pas encore impacté. Mais Alison Lapper ne s’apitoie pas sur elle-même. Elle joue sur son handicap. Sa parole est extrêmement libre et pas misérabiliste.

Un personnage au plus proche de son modèle

Mathieu Bertrand : Pour dessiner Alison Lapper, j’ai cherché tout ce que j’ai pu sur internet, vidéos, photos. J’avais très peu de choses sur son adolescence. C’est très difficile de garder un personnage depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. La personne évolue et ce n’est pas évident. J’avais plein de zones de flou, donc j’ai dû imaginer sur une bonne partie. Je me suis mis dans sa peau pendant un an et demi.

Yaneck Chareyre : Quand on a signé, j’avais fourni un séquentiel, événement par événement, et j’ai réécrit l’histoire petit à petit. On a passé ensemble une journée à Lyon pour storyboarder le premier tiers afin que Mathieu sache dans quel sens partir pour les quarante premières pages. C’est ainsi qu’on a conçu les pleines pages qui permettent d’avoir des respirations régulières.

Mathieu Bertrand : J’avance dans mon coin et dès que j’en ai pas mal, j’envoie par blocs. Ensuite je passe à la couleur. Ma façon de travailler est très découpée. Elle dépend de ce que je fais à côté. Il y a eu très peu de retours.

Une collaboration vivante et réussie

Yaneck Chareyre : C’est une question de confiance. Mathieu est un auteur complet donc je n’avais pas d’inquiétude. Quand j’ai lu l’album terminé, je me suis dit que les intentions étaient là, le travail de Mathieu était à la hauteur de ce que j’attendais de lui. Je peux être fier de ce premier album. Je ne peux pas dire que j’ai fait le meilleur scénario de la Terre et de l’année. Par contre, pour un premier, j’en suis content.

Mathieu Bertrand : Ce qui est chouette dans cet album, c’est qu’il n’est pas linéaire. On saute d’une époque à une autre. Le petit regret est la fin qu’on a un peu tassée. Mais il y a eu des aléas qui ont fait qu’on a dû la changer.

Yaneck Chareyre : J’ai travaillé sur une matière vivante à double titre. La personne est existante et est toujours vivante. Il y a eu un événement majeur dans sa vie alors que j’écrivais la troisième partie. J’ai envoyé un mail en catastrophe à Mathieu et à notre éditrice, en leur disant qu’il fallait réécrire le dernier tiers de l’album. Cela afin de conserver une cohérence avec le récit que je voulais raconter.

Parler du handicap

Yaneck Chareyre : Aujourd’hui je peux parler avec la voix d’Alison Lapper dans ma tête. Quand j’écris des histoires, c’est pour parler de l’Humain d’abord. J’écris parce que j’ai de l’empathie pour mon personnage. Et cette fin n’a pas été simple. Écrire cette histoire a fait écho à ma vie personnelle. Une vie familiale qui fut animée aussi.

Mathieu Bertrand : Quand on se met dans sa peau, on va au delà du handicap, on parle d’une femme, qui en fait plus que n’importe qui d’entre nous. Elle arrive à transformer des choses qui lui paraissaient impossibles quand elle était petite. Je ne sais pas quand s’est fait ce déclic.

Yaneck Chareyre : Elle a souffert d’un système de prise en charge du handicap, mais elle a eu des opportunités de progression. Dans ce système, il y a des rencontres qui vont lui permettre de s’émanciper et de s’épanouir. Mais elle a eu beaucoup de difficultés. Quand tu veux avoir un enfant, tu es très peu accompagnée dans cette démarche là. À ce moment, le système la laisse tomber et elle se débrouille comme elle peut.

Yaneck Chareyre : Avec cette histoire, j’ai essayé de mettre le lecteur à côté d’Alison Lapper, pour marcher dans ses pas. Mais j’ai un autre scénario pour aborder une autre partie, que je n’ai pas pu mettre en place. J’espère qu’un jour il sortira.

Un dessin des plus réalistes

Mathieu Bertrand : Ma façon de travailler a beaucoup évolué et j’aime bien l’adapter en fonction des différents albums. J’en avais fait deux en bichromie, un en noir et blanc. Mais au niveau technique, j’essaie de tout faire sur la feuille. Sur mes précédents albums, j’avais toujours une partie informatique, soit le dessin, soit la couleur. Donc là, j’ai tout fait sur papier, l’encrage et l’aquarelle avec qui j’ai un lien particulier. Il y a de la poésie dedans et j’espère que ça transparaît dans l’album.

Mathieu Bertrand : Le tradi permet de faire des erreurs et ces petites erreurs dans le dessin peuvent être touchantes, apporter de la vibration. Voir le grain du papier, le stylo qui va s’user petit à petit. La bille du bout se ponce et tu as un trait différent. Tu peux jouer avec. Alors qu’à l’ordi, tu as vite fait d’être sur un seul outil, qui n’a pas de variable et qui est parfait.

L’après London Vénus

Mathieu Bertrand : J’ai un projet signé avec Rue de l’Échiquier, qui sera autour de la nature, un peu plus spirituel.

Yaneck Chareyre : Un autre projet, ce n’est pas pour tout de suite, ma carrière de journaliste fonctionnant mieux que celle de scénariste. J’ai présenté des projets différents mais cela n’a pas abouti pour l’instant. Par contre, je continue d’écrire voire de réécrire certains de mes scénarios pour les améliorer.
J’ai signé un contrat pour faire de la chronique bande dessinée dans un podcast hebdomadaire. Donc ça me prend beaucoup de temps en plus de mon boulot à temps plein.

Yaneck Chareyre : Je sème des graines, je vois ce qui pousse et je récolte quand ça vient. Je le fais sereinement, l’essentiel pour moi est que ça avance. J’ai cette chance d’être sollicité.

Yaneck Chareyre : J’ai envie de revenir sur le handicap et la sexualité en situation de handicap. Dans cette biographie, je ne me suis pas senti aborder ce sujet avec une personne réelle. Il y avait dans mon scénario originel des scènes de sexe et je les garde en tête. Je veux conscientiser les valides sur le fait que les personnes en situation de handicap ont des désirs. Ce ne sont pas juste des corps asexués.

Vos derniers coups de cœur graphiques

Yaneck Chareyre : La dernière sortie qui m’a impacté, c’est pour avril 2022, Ed Gein, autopsie d’un tueur en série chez Delcourt. Si vous aimez plonger dans la psychologie humaine, c’est très beau et très bien fait.

Sinon déjà sorti, il y a We live chez 404 Comics des frères Miranda, un comics book tout public. Il est exceptionnel, il y a une bande son pour accompagner l’histoire.

Couverture Ed Gein autopsie d'un tueur en série + ex-libris offert   

Mathieu Bertrand : Le roi des vagabonds de Patrick Sprat chez Dargaud Seuil et Bob Denard d’Olivier Jouvray et Lilas Cognet chez Glénat, un dessin assez fou et vraiment beau.

   

 

Merci à tous les deux d’avoir pris sur votre temps pour nous parler de votre dernier album London Vénus sorti le 3 février 2022 chez Steinkis.

VOUS POUVEZ RETROUVER L’INTÉGRALITÉ DE CE LIVE EN REPLAY SUR LA PAGE INSTAGRAM @LIVRESSEDESBULLES .

 

 

 

 

 

 

 

Article posté le jeudi 07 avril 2022 par Claire & Yoann

London Vénus de Yaneck Chareyre et Mathieu Bertrand chez Steinkis
  • London Vénus – Une vie d’Alison Lapper
  • Scénariste : Yaneck Chareyre
  • Dessinateur : Mathieu Bertrand
  • Editeur : Steinkis
  • Prix : 20,00 €
  • Parution : 03 Février 2022
  • ISBN :9782368463277

Résumé de l’éditeur : Angleterre, 1965. Une petite fille vient au monde sans bras et avec des jambes atrophiées. Alison est cachée à sa mère et va ainsi grandir en institution où on lui apprend à être indépendante… tout en s’attendant à ce qu’elle ne réussisse pas. Pourtant, aujourd’hui, elle marche, court, nage, elle conduit, elle est une femme, une mère et une artiste accomplie… Une statue de 3 mètres à son effigie trônera même à Trafalgar Square !

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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