Entretien avec Hubert Chevillard

Lorsque nous nous rendons au superbe festival qu’est celui de Quai des Bulles, c’est notamment pour profiter de la présence d’auteur.ice.s dont on apprécie les créations. Hubert Chevillard a eu la gentillesse de nous accorder quelques minutes dans un emploi du temps bien fourni. Le temps, maître mot de son dernier album aux côtés de Lewis Trondheim, est passé si vite qu’une seule envie subsistait à la fin de cet entretien, nous voulions rester…

Bonjour Hubert. Quinze ans après Le pont dans la vase, très belle série avec Sylvain Chomet au scénario, nous te retrouvons avec Je vais rester. Associé à Lewis Trondheim, six ans ont été nécessaires pour confectionner ce roman graphique. N’était-ce pas trop long ?

En fait, ça n’a pas été aussi long pour le faire. Cela s’est étalé effectivement sur six ans mais la bande dessinée ne me nourrit pas donc j’ai un métier à côté. J’ai donc ce 3/4 temps consacré à mon travail et Je vais rester a été réalisé sur le quart restant. C’est important pour moi de me dégager ce moment pour ma production personnelle. Au final, il m’a fallu un an et demi pour faire le livre. Pour cent-vingt pages  en couleur avec une technique un peu complexe, ce n’est pas excessif. En résumé, j’ai passé un temps raisonnable dessus mais étalé sur une grosse période.

« Au début, je n’avais pas la moindre idée de comment j’allais appréhender l’héroïne »

Comment s’est structuré cet album de cent-vingt pages ? Quelle a été ton approche en tant que dessinateur et coloriste ?

J’ai passé à peu près neuf mois sur le dessin et les neuf autres sur la couleur. Cela m’a pris un peu de temps car c’est la première fois que je fais un tel volume de pages tout seul. De ce fait, j’ai vraiment voulu apprendre ce métier autour de la couleur et aller au fond de ce que cette expérience pouvait m’apporter. J’ai commencé par extraire une trentaine de pages sur des moments différents du livre. Elles m’ont servi de base pour chercher et trouver des approches pour mes ambiances.

Ensuite, je suis revenu à la première page et j’ai refait tout en continuité en me servant de ces références et en les fondant dans le produit général que j’obtenais au jour le jour. Ce procédé m’a permis d’assurer une nouvelle vision de l’album. Cela m’a pris beaucoup de temps mais c’était essentiel pour donner à l’ensemble une certaine homogénéité.

Pour le dessin, même si je suis plus habitué à l’exercice, je l’ai abordé de la même manière. Sachant qu’il allait évoluer au fil du temps, j’ai mis de côté la première séquence pour débuter à la page dix ou quinze. J’ai fait tout le livre et seulement après je me suis attelé à l’introduction. Mon dessin est devenu ainsi plus mature pour ce passage. Repasser ensuite sur les planches initialement réalisées m’ont permis notamment de lister tout le travail sur la physionomie des personnages.

Il y a quelques années, j’ai décidé de dessiner directement et de ne plus faire de recherches préalables et de mise en place. J’ai pris cette décision quand je me suis rendu compte que mon dessin s’abîmait lorsque je le retravaillais. Il perdait de son jus, de sa fraîcheur, de son expressivité. Le résultat d’aujourd’hui c’est qu’il est un peu moins structuré, un petit peu moins solide, avec des des perspectives qui se baladent. En revanche, je gagne en expression, en présence des personnages, etc.

Pour Je vais rester, j’ai donc décidé d’éluder les recherches préliminaires notamment sur Fabienne, le personnage principal. Le travail a émergé au fil des planches. Ainsi, au bout de vingt pages accomplies je suis revenu au début pour rattraper, en quelque sorte, cette héroïne, pour qui je n’avais pas la moindre idée de comment j’allais l’appréhender. Même si, avec Lewis, en se baladant dans Palavas, nous avions trouvé notre inspiration chez cette femme qui nous avait servi une consommation au bar. En la voyant, nous savions que ce visage serait notre notre appui pour dresser le portrait robot de la protagoniste. On a fait quelques photos à la sauvette sans qu’elle ne le sache. Et au final, la ressemblance est très éloignée.

Les traits du personnage de Paco sont-ils le fruit du même hasard ?

Sensiblement oui. Toujours en repérage là-bas, nous sommes tombés nez à nez avec John, un de mes potes. On a commencé à parler. John tient une boutique vendant des objets de la chaîne himalayenne, du Népal. Curieux de la visiter, accompagnés de nos compagnes, nous y sommes allés. C’est à ce moment là que Lewis me dit : « Tu ne crois pas que ton ami, c’est exactement le personnage secondaire que l’on cherche ? » Et effectivement, j’ai approuvé. C’était très intéressant. Dans un certain sens, cela provoquait un décalage sur ce profil, et donnait en même temps un certain relief au récit.

J’ai donc proposé à John en ces termes : « Écoute, on a besoin de camper ce personnage et finalement tu pourrais faire partie du casting comme un comédien qu’il l’interpréterait. Lewis ne te connaissant pas, Paco ne te ressemblera que physiquement ». L’idée lui a beaucoup plu. Etant en plus un lecteur assidu de bande dessinée,  il a trouvé ça génial de participer indirectement à ce livre. Mais il a dû ronger son frein pendant toute la durée de la réalisation de Je vais rester qui s’est quand même étalé sur quelques années ! (rires)

« La scène initiale représentative du drame a été beaucoup travaillée »

Dans Je vais rester, le temps prédomine tout au long de l’album. Qu’il soit figé, qu’on le prenne où qu’il soit climatiquement le déclencheur d’un drame, il est clairement l’élément moteur de l’intrigue…

Oui c’est vrai. Cela est dû à un sens du rythme incroyable de Lewis. Et le livre en bénéficie énormément. Quand il m’a fourni le séquençage de tout son récit, j’y ai vu ce rythme assez contemplatif et je pense qu’il a senti que c’est ce dont j’avais envie. Lors de la genèse, quand on a commencé à en parler, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il me demande ce que j’avais envie de dessiner. Une fois le sujet exposé dans ses largesses, je lui ai simplement dit que je voulais mettre en avant les gens. Dans la rue, sur la plage ou tout simplement les gens qui passent… J’ai alors été très surpris de constater combien de fois, à des moments bien précis, il me proposait de les illustrer avec pour annotation par exemple : « ici, une page de foule ».

Le découpage d’une planche pour Je vais rester se faisait par un gaufrier de six cases qu’il nous arrivait de fusionner. Mais parfois, il n’hésitait pas à me demander de remplir ces six cases en représentant la foule. C’était un espace dans lequel je pouvais faire un peu ce que je voulais. Mais il avait déjà rythmiquement installé cette ambiance et ce temps dont tu parles.

La scène initiale représentative du drame a été beaucoup travaillée. Il fallait absolument qu’elle soit brutale et en même temps, Lewis ne voulait pas qu’on en fasse un spectacle gore. Il la voulait explicite, violente, surprenante, tout en étant laconique et en montrant le moins possible. Ce rythme là était compliqué à établir et a demandé pas mal de réflexion. Car c’est celui-ci qui allait définir tout le reste du récit. Tout l’arc dramatique est bandé à partir de cet événement là.

Lewis possède cette grande habileté à jouer avec le temps. Sur tous ses récits on peut voir ça, c’est très frappant. Là par l’exemple, il peut l’étirer pour donner de la place à la contemplation du personnage. Et si tu regardes bien, même son sens du dialogue s’appuie sur ce rythme global. La temporalité de ce roman graphique est construite autour de cette tension dramatique qu’il instaure dès le début.

« Lewis est capable, à la fois d’accueillir ce que quelqu’un va amener, tout en gardant le sens des choses importantes »

Cette scène du drame reste la plus percutante car elle est parfaitement maîtrisée dans la suggestion. Pas de sang, d’expression d’effroi sur les visages (sauf peut-être en arrière-plan, avec, entre autres, le petit garçon), il suffit simplement de regarder chaque case de cette double page pour que notre imagination fasse le reste. L’équilibre a t-il été dur à trouver ?

Le petit garçon dont tu parles, c’est moi qui l’ai ajouté. Lewis ne voulait pas parler du fait divers tel quel. Il voulait qu’il soit une sorte de métaphore. Le récit parle de cette femme qui, jusque là, se laissait mener par les choses. Incarnées par un compagnon très organisé et envahissant.

Illustration d'Hubert Chevillard pour entretien avec Comixtrip le site BD de référence

Et brusquement, elle se retrouve livrée à elle-même. Comme elle, nous traversons tous dans notre vie ce genre d’événement. Celui où tu es suffisamment déstabilisé et en danger pour t’obliger à réinventer quelque chose pour rebondir. Donc, quand ce moment dramatique intervient, que peut-on lire sur les visages de cette double page ? De la sidération. Celle de ce déséquilibre qui va figer le temps quelques secondes, que la vie t’impose mais qui va aussi t’inciter  à vite repartir de l’avant. Fabienne va vivre cela. Elle qui a toujours vécu appuyé sur des choses qui, en fait, n’étaient pas elle. Elle va peu à peu comprendre qu’elle peut exister. Après cette sensation de vertige et de peur légitime que cela installe, le personnage va profiter d’un élan qui l’amènera à se rétablir et à se reconnecter aux gens.

Comme je te le disais, cette double page m’a demandé beaucoup de travail. J’ai fait jusqu’à quatre ou cinq versions de découpages, dont certaines sont même finalisées. C’est une fois que j’ai été satisfait que j’ai compris que Lewis avait des idées bien précises. Il faut savoir que ce n’est pas quelqu’un qui parle beaucoup et bien qu’il ne commente pas ses indications, elles n’en restent pas moins très claires. Tout est parfaitement dosé pour que cela fonctionne.

Pour te donner un exemple concret. Si tu regardes la case 3 de la page 27, Fabienne souriait. Et là, Lewis me dit : « non pas encore. Elle ne peut pas sourire pour le moment ». Il savait parfaitement comment devait évoluer la psychologie de ses personnages. Et ce qui me frappe chez lui, c’est que malgré cette rigueur du rythme, il arrive à rester complètement ouvert aux propositions.

Je me souviens de ce passage où intervenait la police. Le dialogue devait continuer après la page 15.  C’est là que j’ai proposé à Lewis d’arrêter net cette séquence avec cette bulle ou était inscrit « il y a un peu de vent », que j’aime beaucoup et qui a même failli être le titre du livre. Je crois que c’est la plus grosse, voire la seule, suggestion que je lui ai faite et Lewis l’a très facilement intégrée. Cela révèle la maturité d’un auteur qui a travaillé avec tant de personnes différentes. Il est capable, à la fois d’accueillir ce que quelqu’un va amener, tout en gardant le sens des choses importantes.

« Ce récit a vraiment été façonné comme un miroir »

On l’a évoqué, l’héroïne, va passer en quelques secondes d’un état dépité à une réaction quasi surhumaine. C’est au moment où le téléphone de son compagnon retentit qu’elle décide de rester alors que tant d’autres auraient légitiment fui cet événement tragique. Comment peut-on, selon toi, être animé d’une telle lucidité ?

Je ne peux pas vraiment répondre à cette question. En fait,  je pense que ce récit est à la fois très précis à certains égards, dans l’esprit de Lewis et dans le mien. Et en même temps il a vraiment été façonné comme un miroir. Pour y laisser un maximum de place au lecteur afin qu’il se raconte sa propre histoire en regardant celle de Fabienne.

Donc si je prends ta question comme celle d’un lecteur, ce que tu viens de me demander, vient de ton propre ressenti. Tu es tout simplement en train de me parler de toi. Quand j’ai des retours sur ce livre, on me raconte des visions extrêmement différentes. Il y a ceux qui, par exemple, trouvent que Fabienne se libère d’une emprise très contraignante et abusive. Et d’autres qui, au contraire, voient son geste de suivre le programme de l’agenda comme une manifestation de son amour. Et comme un accomplissement des dernières volontés de son compagnon. En fait, plusieurs lectures sont possibles et pas une seule n’est bonne. Je ne connais même pas celle de Lewis puisque nous n’en avons jamais parlé. En ce qui me concerne, je me suis coulé dans le récit très intuitivement.

 

Je vais rester de Lewis Trondheim et Hubert Chevillard (Rue de Sèvres) décrypté par Comixtrip

       

 

L’image de la couverture est construite de la même façon.  C’est un peu comme la scène d’un théâtre sur laquelle j’aurais distribué quelques ingrédients. Très peu. On peut les compter : il y a un personnage masculin, un personnage féminin, un parasol, une plage où vient évidemment l’effet de ciel, un bateau, et c’est tout. Est-ce la représentation de quelqu’un sur la serviette d’à côté qui vole la photo comme ça, entre les jambes du personnage masculin ? Là encore on peut imaginer une toute autre situation. L’homme et la femme peuvent se connaître, on ne sait pas. Ce personnage féminin a une expression de visage qui peut être aussi ressentie de diverses manières.

Justement, sur cette couverture, le visage de Fabienne semble fixer l’horizon. Comme si, au-delà de la tristesse évidente, elle n’avait pas encore ouvert toutes les fenêtres qui lui sont offertes. Je vais rester n’est-il pas tout simplement une jolie fable qui traite de la quête d’identité ?

Oui, c’est une interprétation possible. Une parmi d’autres. Pour la petite anecdote, c’est la personne en charge de la maquette chez Rue de Sèvres  qui nous a suggérée de mettre le titre en vis-à-vis du personnage féminin. Cela donne brusquement au visage de Fabienne une détermination que je n’avais pas nécessairement mise initialement. Car au début, on avait testé le titre plus haut, près de la main du visage masculin, dans le ciel. Et là, ce trait marquant changeait de camp. Tous ces jeux-là qui donnent une lecture différente sont vraiment hyper intéressants.

Et encore une fois, j’ai eu des échos très diversifiés sur cette couverture. Je l’ai montrée à pas mal de potes, notamment des femmes. J’ai eu droit à des : « je trouve superbe la présence de cet homme, au côté rassurant, qui accompagne, qui aime, etc. » et puis j’ai eu aussi des « Qu’est-ce que c’est que cette relation sado-maso ! » (rires). C’est très drôle qu’une même image puisse ouvrir des fenêtres sur des réalités si opposées. Cela me fait penser à mon fils qui, lorsqu’il était dans une école de cinéma, m’avait raconté cette expérience tentée par Koulechov, un cinéaste russe du début du XXe siècle. Il avait filmé un comédien lui demandant d’être le plus impassible possible. Ensuite, il y a intégré des images (une femme au visage préoccupée, un déjeuner, etc.), et on s’aperçoit qu’à chaque fois le visage de l’acteur se lit en fonction de ce que l’image propose. C’est un effet du cinéma que produit la juxtapositions de deux images et où en découle une troisième. La bande dessinée suit ce même procédé.

Beaucoup de choses m’ont plu dans la réalisation de Je vais rester. Notamment celle de prendre le temps de montrer les détails impalpables et indicibles de la vie. Et puis ce livre, je l’ai fait à un moment où me sont arrivés de grands bouleversements. Je trouve ça chouette d’avoir proposé cet espace au lecteur où cette fenêtre est ouverte et qu’il peut s’y engouffrer avec son histoire.

Alors qu’on pourrait croire qu’elle est dans le déni, on a ce sentiment que Fabienne a trouvé la plus belle des façons de faire son deuil. Pour l’accompagner dans cette voie vous utilisez l’agenda de Roland qui avait tout prévu pour ces vacances. Était-ce aussi un moyen de créditer la présence de ce personnage parti si brutalement ?

Oui tu as raison c’est vrai. Je n’avais pas vu ça comme ça. Cela matérialise effectivement le travail que Fabienne doit faire  pour continuer sans lui en fait. C’est à dire que c’est le temps qu’elle crée sa structure qui va lui permettre de se dégager de celle de Roland. Oui c’est intéressant comme analyse.

Revenons sur le personnage de Paco qui tient également une place essentielle dans le récit. Un homme aussi bizarre qu’attachant, il offre à Fabienne une épaule sur laquelle s’appuyer. Elle sera d’abord sur la défensive pour finalement accepter cette main tendue. Toutes proportions gardées, Fabienne n’est-elle pas en train de le substituer à Roland ?

Je ne trouve pas. Je ne vais pas la raconter la fin de l’histoire mais on ne peut pas dire que Fabienne capitalise beaucoup sur cette rencontre. Tout le long du livre, elle est dans une espèce de rapport où elle est à la fois intriguée, elle se laisse emmener, elle s’approche et puis… elle se dégage. Comme un mouvement incessant de va-et-vient. Mon interprétation personnelle est qu’elle n’a pas beaucoup de contrôle sur ce qui lui arrive. Même après la sidération subie, elle laisse encore entrer des choses dont elle ne veut pas toujours. Et puis, petit à petit, elle regagne la capacité à choisir ce qui lui plaît, ou pas.

Il y a cette présence du chien qui intervient dans des moments clés. On a l’impression qu’il est le témoin de la façon dont Fabienne va apprivoiser cette nouvelle vie ?

Illustration d'Hubert Chevillard pour entretien avec Comixtrip le site BD de référence

Je ne sais pas si Lewis pense la même chose que moi – d’ailleurs, je ne sais même pas si il en pense quelque chose ! (rires) – Mais on pourrait tout à fait envisager le chien comme une métaphore du monde, de la dure réalité, qui s’engouffre dans la vie de Fabienne. Le choc est là, et petit à petit, il est apprivoisé. Tout comme cette relation qui s’adoucit avec le chien. Et ce faisant, Fabienne modifiera également le rapport de Paco avec l’animal. Au final, et c’est très subjectif, on assiste à la réconciliation de Fabienne avec le monde et la vision de Paco, s’en verra, elle aussi, modifiée.

Un mot sur Palavas dont on sent un vrai intérêt dans cette aventure. Que ce soit les balades sur les quais, le transcanal, les fêtes locales, le restaurant panoramique… On a nous aussi l’envie de s’en imprégner…

Comme je te l’ai déjà dit, Palavas a été pour Lewis et moi notre terrain de jeu. Notamment dans des endroits qu’il connaissait moins comme le canal du Midi, le Lez ou l’endroit où habite Paco, relaté à un moment donné du récit. Je pense que Lewis a choisi ce cadre pour plusieurs raisons. D’abord, c’est un lieu qui est très prés de chez nous. Nous pouvions donc y aller régulièrement et comme tu dis, s’en imprégner pour mieux l’approfondir. Et puis je ne te cache pas que quand Lewis m’a annoncé qu’on allait faire un roman graphique de cent-vingt pages et que cela se déroulerait là-bas, j’étais soulagé ! (rires) Vu le temps que j’allais y passer.

Plus ça allait, plus j’ai apprécié cet endroit et les gens que j’y croisais. Et je pense que c’est une réalité absolue. N’importe quel lieu et n’importe quelle foule sont intéressants au bout du compte. Il suffit de les regarder avec appétit. Palavas est un littoral qui a bénéficié d’un regain touristique lors de l’évolution des congés payés. On y trouve un public populaire pour des vacances populaires. Cela offre un profil vraiment particulier et enrichissant qui se démarque de La Grande Motte, par exemple, pourtant juste à côté. Moi qui étais complètement dans cette curiosité, j’ai trouvé en ces gens un regard qui s’est imposé à moi.

Un copain palavasien m’a complimenté un jour après avoir lu la bande dessinée : « c’est bien les gens de Palavas que tu nous montres, tu les as bien compris« . Et d’ajouter : « Souvent dans la bande dessinée, quand tu regardes ce genre de public, c’est toujours un peu avec amusement, quelque fois même avec goguenardise. Avec ce désir de faire de la caricature et d’en rire. Et toi, tu les regardes comme ils sont et jamais il n’y a l’ombre d’une moquerie dedans ». Pour quelqu’un qui y a habité et qui était un vrai local, cela m’a beaucoup touché.

« Mon métier a influé dans ma manière d’aborder les couleurs »

Toi qui es directeur artistique dans les jeux vidéo, penses-tu que ce métier influe sur ta manière de dessiner ?

Non pas dans ma manière de dessiner. En revanche, il a influé sur celle d’aborder les couleurs pour cet album. Elles ont été complètement faites sur informatique. Je me suis beaucoup servi de mon expérience de la 3D mais aussi de celle des copains beaucoup plus techniques que moi, qui m’ont expliqué ce travail pour modéliser simplement la couleur, la lumière etc.

Je me suis également inspiré d’affiches touristiques du début du XXe, mais aussi d’estampes japonaises d’à peu près la même époque. Tout simplement parce que ce sont deux familles d’images dans lesquelles les artistes utilisent des méthodes de couleur en aplat ou en dégradé simple, le tout avec des palettes de couleurs restreintes. J’avais vraiment envie de m’approcher de ça. J’ai aussi un peu regardé la peinture fauve ou celle des Nabis. Je trouve qu’il y a une façon d’emmener les palettes dans des complémentaires assez spectaculaires comme les voisinages de violet et de jaune ou d’orange et de vert. Mais je n’ai pas véritablement réussi à suivre cette direction là. C’est difficile de courir des chevaux aussi différents à la fois.

Il y a également quelque chose dont je me suis aperçu au fil de mon avancée sur la couleur, c’est que j’avais intérêt à tout séparer. Je commençais donc par faire des couleurs en aplat dans mes formes, et je travaillais tous mes modelés d’ombre dans une couche à part. Tous les modelés de lumière également à part. Tout comme les différentes variations de teinte comme le rouge des joues, des genoux, etc. Une fois qu’on adopte cette technique, on s’aperçoit que c’est facile de revoir la coloration globale des ombres d’une scène. Alors que quand on fond tout dans la masse de la couleur, changer un aspect est très compliqué.

Comme j’étais en train d’apprendre, j’avais besoin de leviers assez simples pour faire mes recherches, pouvoir faire chavirer complètement une ambiance et harmoniser le tout. J’ai pu faire des tests, basculer une ombre dans les tons violets ou orangés. En résumé, j’ai beaucoup appris la couleur dans cet album. Maintenant, j’aimerais gagner à arrêter de tout séparer et plutôt aborder la couleur en m’inspirant de l’univers de Van Gogh par exemple. Je ne sais pas si je pourrais y parvenir ou si un prochain projet me le permettra mais je serais assez tenté de faire une expérience radicalement différente que celle réalisée ici. Afin d’élargir le champ de mes possibilités.

« Je suis un lecteur de Tintin depuis toujours et Hergé m’a beaucoup influencé »

Dans Je vais rester, tu ne surcharges pas tes cases, permettant ainsi au lecteur de respirer le grand air de Palavas. En revanche, tu donnes beaucoup à tes personnages qui ont des visages très expressifs. Je pense notamment à Fabienne dont les traits m’ont souvent fait penser à Tintin (billes rondes pour les yeux, sourcils hauts), est-ce un hasard ?

Non ce n’est pas du tout un hasard. Je suis un lecteur de Tintin depuis toujours et Hergé m’a beaucoup influencé. En particulier sur les ellipses – que j’utilise avec l’aide du chien – qu’Hergé maîtrise à la perfection. J’ai réalisé il n y a pas si longtemps que ma manière d’enchaîner les images, je la devais beaucoup à cet auteur. Les yeux ? C’est certain que cela vient de la bande dessinée belge en général et particulièrement de lui puisqu’il travaillait dans un champ relativement réaliste en préservant ce système d’yeux.

Donc oui dans mes bandes dessinée, il y a toujours des personnages ainsi faits. Pas tous. Par exemple, Dans Le pont dans la vase, il y avait ce grand mime, le clown, qui avait ces yeux là. Impossible pour moi de dire pourquoi j’ai fait ce choix.. D’autant que cela ne s’impose pas lorsque tu travailles sur un visage réaliste. Mais pour quelqu’un comme Fabienne, il me semble que cela donne un regard particulier qui fonctionne bien avec le fait qu’on est censés s’identifier ou au moins se projeter. Et puis elle représente l’acteur de Koulechov. Ce rôle du miroir de nos humeurs et de nos émotions. Et peut-être que le côté irréel, que ses yeux donnent au visage, contribue à dire : « c’est moi le support d’identification depuis lequel vous regardez le monde du récit qu’on vous propose ».

Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas si facile de faire fonctionner ces yeux-là. Mais, avec le temps, j’ai compris que, et là je rentre dans un aspect très technique, ce trait un peu vertical représente l’iris de l’œil écrasé par la perspective. Ce qui est paradoxal parce que quand l’œil est de face, il ne devrait pas être écrasé. Mais en l’occurrence c’est vraiment ça et finalement, c’est son inclinaison qui donne la position du regard. Il doit toujours être orienté perpendiculairement par rapport à l’objet que l’on repère.

Mais cela ne fonctionne pas dans tous les sens. Parfois il faut savoir orienter le visage, et tracer le référent de la paupière. Par exemple, quand ton personnage regarde sur le côté, si on se contente de déplacer les points, on a juste l’impression qu’il regarde de face et que les yeux sont mal placés. Donc on est obligés de dessiner la paupière pour traduire le glissement de l’iris par rapport au relatif de l’œil. C’est ce qui aboutira au regard en coin. C’est passionnant à réaliser.

Aura-t-on la chance de te voir plus régulièrement dans le monde de la BD ou Je vais rester reste une parenthèse issue d’une belle rencontre avec Lewis Trondheim ?

Je vais rester n’est pas du tout une parenthèse. En fait, je suis régulièrement présent dans le monde de la bande dessinée. C’est juste que la fréquence de mes apparitions est très lente. Entre Le pont dans la vase et  Je vais rester,  il y a eu une série de récit courts assez importante. J’ai fait peut être 60 ou 70 pages dans Fluide Glacial et d’autres supports. Pour l’instant, pas de nouveau projet en perspective, mais j’ai bien l’intention de redémarrer quelque chose à l’avenir.

 

Entretien réalisé le samedi 13 octobre 2018 à Saint-Malo
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Article posté le dimanche 18 novembre 2018 par Mikey Martin

À propos de l'auteur de cet article

Mikey Martin

Mikey, dont les géniteurs ont tout de suite compris qu'il était sensé (!) a toujours été bercé par la bande dessinée. Passionné par le talent de ces scénaristes, dessinateur.ice.s ou coloristes, il n'a qu'une envie, vous parler de leurs créations. Et quand il a la chance de les rencontrer, il vous dit tout !

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