Entretien avec Mayana Itoïz pour Léo en petits morceaux

À l’occasion de la sortie de son dernier album, Léo en petits morceaux publié chez Dargaud, j’ai eu le plaisir de recevoir Mayana Itoïz. Un entretien qui s’est déroulé mercredi 14 septembre 2022, lors d’un live diffusé sur ma page Instagram @livressesdesbulles.

Mayana, tu es connue comme étant la dessinatrice du Loup en slip, peux-tu nous dire d’où vient ce personnage ?

Le Loup en slip est un personnage que j’ai inventé il y a quelques années pour mon fils qui avait peur du loup. Il pensait qu’il y en avait un dans sa chambre. Donc je lui en ai peint un en slip dans sa chambre pour ne pas qu’il ait peur.

Wilfrid Lupano et Paul Cauuet m’ont fait ce petit clin d’œil dans Les vieux fourneaux. Puis l’éditrice de chez Dargaud a trouvé que ce serait une bonne idée d’essayer d’en faire une bande dessinée jeunesse. C’est comme cela que j’ai commencé.

Le loup en slip tome 1

Le Loup en slip tome 1

Le premier Loup en slip était un hybride entre l’illustration et la bande dessinée. Comme l’album a trouvé ses lecteurs, on a continué, Wilfrid avait plein d’idées. Le but était que les papas et mamans adorent lire ce livre le soir à leurs enfants.

Couverture Le loup en slip tome 7

Le Loup en slip tome 7

Les livres avaient-ils un place importante dans ta vie d’enfant ?

J’aimais beaucoup lire quand j’étais petite, même si ma famille n’était pas très littéraire. Chez moi, il n’y avait pas de bibliothèque avec de grandes étagères de livres. Le livre, c’était un cadeau pour un anniversaire. J’étais plutôt solitaire, timide rêveuse. J’aimais beaucoup lire et dessiner. J’ai découvert les grands auteurs d’albums jeunesse et de bandes dessinées tardivement.

Peux-tu nous dire de quoi parle Léo en petits morceaux ?

Cette histoire est celle de ma grand-mère, elle n’est pas chronologique, mais elle est fictionnée. Je la raconte par petits morceaux que j’ai construits autour de morceaux de photos déchirées. Et c’est ainsi qu’on reconstitue son histoire.

Léo en petits morceaux

J’ai eu envie de raconter cette histoire. Il y a eu une cassure dans ma famille quand mon grand-père a trouvé une photo et qu’il l’a déchirée. Je connaissais déjà les grandes lignes de la vie de ma grand-mère et je trouvais intéressant de raconter une histoire à partir de ça.

Que s’est-il donc passé d’aussi important dans la vie de ta grand-mère ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Léo (diminutif de Léocadie), ma grand-mère a eu une histoire d’amour avec un soldat allemand. Elle était toute jeune et travaillait dans l’auberge maison de famille, occupée par les Allemands. Elle a été perturbée toute sa vie par ce qu’elle avait vécu à cette période. J’ai donc essayé de comprendre ce qu’il s’était passé alors qu’elle avait aussi des amis dans la Résistance.

Comment as-tu construit le projet Léo en petits morceaux ?

J’ai mené l’enquête. Ce cheminement a été long et a duré dix ans, voire quinze ans avec cette bande dessinée. Avec les informations que je recevais, j’ai essayé de tricoter une histoire. À la fois pour garder une trace de mon histoire familiale, c’est pour cela qu’il y a des photos dans l’album. Mais aussi pour qu’elle soit intéressante pour tout le monde. C’est là qu’intervient le côté fiction. J’ai mélangé des vraies personnes pour créer un personnage Et ajouté de la poésie où il n’y en avait pas.

L’histoire de Léo était-elle une histoire cachée ?

Certaines personnes étaient au courant de cette histoire et m’ont apporté des informations sur ce qu’avait été la vie de ma grand-mère. J’ai ainsi pu démêler le vrai du faux. Comme l’histoire de l’avortement dont j’ai eu connaissance bien après sa mort. Je ne voulais pas que ce soit un documentaire juste historique.

Ainsi je lui rends hommage et je permets aux lecteurs de lire une saga historique qui traverse sa vie. C’est le genre de lecture que j’aime.

Combien de temps t’a pris l’écriture du scénario ?

J’ai mis beaucoup de temps parce que je ne suis pas scénariste. J’ai été bien conseillée et aidée. Cette histoire s’est construite petit à petit pendant des années, jusqu’à ce que j’arrive à quelque chose.

Comment as-tu eu connaissance de cette histoire d’amour ?

J’ai toujours su, je ne me souviens pas qu’on me l’ait dite. Personne n’a jamais trouvé cela très gravissime. Dans la famille, c’était une histoire de jeunesse, ma grand-mère avait 15 ans. Elle a toujours parlé de l’Occupation comme quelque chose de lourd à vivre dans l’auberge familiale.

Elle avait très peur des officiers qui dormaient là. Ça ne laissait pas de doutes sur ce qu’elle pensait de l’occupant. Les seules fois où elle a parlé de ce soldat, elle pleurait. Cette histoire avait été très importante pour elle.

De toute façon, dans le village, tout le monde savait. Pampi, qui l’a beaucoup aidée à la fin de la guerre, a vraiment existé. Je l’ai rencontré quand j’étais enfant et c’est une histoire qu’il racontait. Une anecdote qui n’était pas cachée.

Quelle image de ta grand-mère voulais-tu montrer ?

Je voulais montrer que ma grand-mère n’avait pas été qu’une vieille personne. Elle avait été jeune aussi et avait vécu des années dramatiques. Elle s’est mariée, elle a vieilli. Je trouve cela très émouvant.

Est-ce que cette histoire a eu des conséquences ?

Oui il y  a eu des conséquences. Alors judiciaires, je n’ai pas vraiment mené l’enquête, je pense qu’il y en a une trace. Je sais ce qu’il s’est passé et je n’avais pas besoin de le voir écrit sur un document.

Il y a eu des conséquences officieuses puisque des personnes sont venues la chercher pour qu’elle soit tondue. Elle l’a évité de justesse. Cet événement a marqué toute sa vie. D’ailleurs dans l’album, je dis qui l’a sauvée, mais je ne cite pas ceux qui l’ont dénoncée. Je l’ai fait exprès. Ce thème n’est pas facile à aborder, parce qu’il y a une culpabilité portée par les femmes et leurs enfants

Comment as-tu trouvé ce titre : Léo en petits morceaux ?

Le titre est prévu depuis 15 ans, je savais que ce serait celui-là, puisque j’avais ces petits morceaux de photo. C’est Wilfrid Lupano qui me l’a trouvé. Il m’a aidé au démarrage et m’a motivée à écrire. Je ne pensais pas en être capable. Il m’a donné des conseils comme pour les dialogues. J’ai travaillé par petites touches sur cet album, avec ce titre. Je ne pouvais pas en changer.

Comment Léo a-t-elle rencontré ce soldat allemand ?

Elle prenait des risques avec sa sœur pour sortir. D’ailleurs, elles devaient respecter le couvre-feu. Elle a rencontré son soldat dans une fête clandestine, un petit bal. Les jeunes grandissaient sans avoir de jeunesse. Tout le monde se mélangeait, il y avait des soldats allemands qui rigolaient et essayaient de draguer les filles. Ils avaient 17 ans et voulaient oublier.

Le soldat, que ma grand-mère a rencontré, avait 16 ans. Ils ont fêté ensemble son anniversaire. J’ai rencontré un spécialiste de cette période qui m’a confirmé qu’ils étaient nombreux à avoir cet âge-là.

Mais ta grand-mère a également aidé un résistant.

Je sais qu’elle a caché un homme et que c’était un Belge. C’était important de l’ajouter pour montrer son côté impétueux, téméraire et courageux. Elle pouvait aussi être naïve et inconsciente. Mais elle est tombée sur les bonnes personnes.

Pourquoi ta grand-mère porte toujours du orange dans cet album ?

Il y a quelque chose de graphique à toujours utiliser la même couleur. J’étais partie sur une couleur forte pour Léo, afin qu’on puisse la suivre tout le long de l’album. Elle ressortait du lot constamment. C’est mon plaisir de dessinatrice et de coloriste avec ma palette des couleurs. Je voulais aussi que les deux sœurs se ressemblent sans qu’on puisse les confondre.

Comment as-tu réussi à modifier ton trait pour passer du Loup en slip à Léo en petits morceaux, un album plus pour les adultes ?

Cela s’est fait dans la douleur, ce n’est pas simple. D’ailleurs je trouve que cela se voit. Mais c’est ce qui fait le charme de l’album. J’ai mis beaucoup de temps, chapitre après chapitre, j’ai retravaillé, refait. Je ne vais pas mentir, c’était difficile. J’ai mis longtemps avant d’avoir du plaisir à dessiner ces planches. Heureusement que c’était pour ma grand-mère et que je pensais beaucoup à elle.

As-tu utilisé la même technique que pour Le loup en slip pour dessiner cet album ?

J’utilise la même technique pour les deux bandes dessinées, de l’encre de Chine sur du papier. Un peu d’aquarelle pour donner de la texture, du crayon gras et c’est tout. Ensuite je scanne mes planches pour faire les couleurs sur Photoshop.

Y a-t-il des choses que tu as du mal à dessiner ?

Les décors et surtout les voitures, c’est ce qu’il y a de plus difficile à dessiner. Maintenant, les vélos ça va. Mais je n’aimerais pas dessiner des motos.

Ce n’est pas évident de passer de la forêt et des fougères du Loup en slip à des routes, des maisons, des pancartes. Dessiner la ville de Bayonne, il fallait quand-même qu’on la reconnaisse un peu. Je ne suis pas toujours contente de tout, mais j’ai réussi à ce que ça ne gêne pas la lecture de la bande dessinée.

Pourquoi ces calques intercalés entre les pages de l’album ?

Je me suis éclatée à dessiner les photos, à essayer de retrouver leur texture. J’ai fait un travail graphique avec ces calques. Ils permettaient de montrer les photos des vraies personnes sans les afficher comme dans un album photo. Cela devait rester une fiction. Le calque permet ce côté fantomatique des personnages du passé. Je suis ravie du résultat.

Comment sont les premiers retours sur Léo en petits morceaux ?

Quand les gens ont lu le livre, ça me fait plaisir d’en parler, parce que ça me libère d’un poids immense. Je suis reconnaissante de la façon dont le livre a été mis en avant. Et les gens parlent avec moi de leurs histoires de famille et de leurs grands-parents. Ils retrouvent quelque chose qui leur semble intéressant à raconter et qu’on avait étouffé pendant des années. Après ce sera trop tard.

Quelle est la place de la “faute” dans ta famille ?

Pour ma famille, j’ai eu un peu peur de publier l’album. Ma grand-mère est décédée en 2001, mais on ne parlait pas de cette histoire au quotidien. La question n’était pas le poids de la faute mais plutôt de savoir si je devais remuer des choses désagréables chez les uns et chez les autres. Alors que personne dans la famille ne s’est senti fautif de ce qu’elle avait pu faire.

Les membres de ta famille ont-ils lu l’album ?

Je ne leur ai pas fait lire l’album avant la sortie, ils l’ont lu après. Quand j’étais lancée dans le projet, il était trop tard pour le faire. C’était aussi le conseil de mes éditeurs, pour ne pas qu’une réflexion me fasse douter.

Mon père et sa sœur, ma tante, ont aimé. J’avais préparé mon père en lui disant que ce n’était pas sa mère mais une fiction. J’ai changé les prénoms, à part ceux de ma grand-mère et de sa sœur. Pour nous, ce sera une trace qui restera dans la famille.

Merci beaucoup Mayana pour tout ce temps que tu nous as accordé pour nous parler de Léo en petits morceaux. Ce fut un plaisir pour moi de te recevoir et d’échanger.

 

CET ENTRETIEN ET SA RETRANSCRIPTION ONT ÉTÉ RÉALISÉS DANS LE CADRE DU LIVE QUI S’EST TENU MERCREDI 14  SEPTEMBRE 2022 SUR LA PAGE INSTAGRAM DE YOANN DEBIAIS @LIVRESSEDESBULLES .
SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS SUR LÉO EN PETITS MORCEAUX, N’HÉSITEZ PAS À REGARDER ICI LE REPLAY DU LIVE.

 

 

 

 

 

 

Article posté le mercredi 08 février 2023 par Claire & Yoann

Léo en petits morceaux de Mayana Itoïz chez Dargaud
  • Léo en petits morceaux
  • Autrice : Mayana Itoïz
  • Editeur : Dargaud
  • Prix : 27,00 €
  • Parution : 09 septembre 2022
  • ISBN : 9782505082804

Résumé de l’éditeur : En 1967, un Allemand fait visiter le Pays basque à sa femme. Dans le bâtiment où il était cantonné durant la Seconde Guerre mondiale, et qui était alors une auberge, il retrouve par hasard Léo, jeune fille à l’époque. Cette rencontre inattendue plonge celle-ci dans son passé en la confrontant à ses souvenirs. Certains lui rappellent des moments agréables, d’autres se révèlent plus douloureux. Vingt-cinq ans plus tôt, Léo traversait la guerre en vivant en secret une histoire d’amour avec Félix, un soldat allemand, tout en travaillant comme serveuse dans l’auberge familiale avec sa grande soeur. Entre les contraintes matérielles et les instants fugitifs de bonheur, dérobés à un quotidien difficile et angoissant, la vie suivait son cours… À partir d’une photographie prise durant le conflit et retrouvée en 1961 par le mari de Léo, Mayana Itoïz – créatrice avec Wilfrid Lupano et Paul Cauuet de la série à succès Le Loup en slip – évoque le destin contrarié de sa propre grand-mère, dans un magnifique récit porté par un graphisme pictural subtil et une narration tout en légèreté.

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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