Entretien : Martin Panchaud, Fauve d’or à Angoulême

Un jour avant de se voir décerner le Fauve d’or du meilleur album, Martin Panchaud nous a accordé quelques minutes dans son emploi du temps démentiel à Angoulême. Décryptage de La couleur des choses, une formidable bande dessinée. Une vraie expérience graphique et narrative !

Martin Panchaud reçoit le Fauve d'or pour La couleur des choses à Angoulême (crédit photo : comixtrip / damien canteau)

« C’est un livre qui nécessite d’être accompagné par les libraires. […] Ils ont fait ce travail et j’ai une reconnaissance infinie pour ça. »

Martin Panchaud, ton album est sorti en septembre dernier et depuis, c’est un tourbillon. Il y a déjà eu des réimpressions, des prix (Grand prix de la critique ACBD) et des sélections pour des prix. Quels sont tes sentiments par rapport à tout cela ?

Je suis encore dans le flow. Je me suis dit qu’il fallait que je survive à Angoulême. C’était mon marqueur. Assez vite, j’ai eu des nouvelles de Serge Ewenczyk , mon éditeur et patron des éditions çà et là. Il m’a expliqué que les libraires avaient très bien réagi et en avaient commandé beaucoup. Pour ne pas être en rupture, il m’a signalé qu’il allait tout de suite le réimprimer.

C’est un livre qui nécessite d’être accompagné par les libraires. Lorsqu’un lecteur l’ouvre, ce n’est pas ce qui est le plus séduisant si on n’explique pas ma démarche. Ils ont fait ce travail et j’ai une reconnaissance infinie pour ça.

En plus, il y a eu des papiers enthousiastes de la presse et donc beaucoup de bienveillance. Et aussi, les listes pour Noël et les sélections. C’était génial.

« J’ai essayé de faire un album le plus qualitatif et qui puisse rencontrer un public. »

Tout cela est-il grisant ?

J’ai travaillé pour cela. J’ai essayé de faire un album le plus qualitatif et qui puisse rencontrer un public. Je ne voulais pas faire quelque chose de discret, qui passe sous les radars. Je voulais que le lecteur lambda, même s’il ne lit pas de bande dessinée puisse aimer cela. J’ai travaillé aussi sur le plaisir de lecture.

Cette version en français est parue auparavant en langue allemande. Mais elle est sortie pendant la période du Covid et n’a donc pas rencontré de public.

On me dit des choses extrêmement plaisantes. Je reçois des emails, des messages de gens et de lecteurs que je ne connais pas. C’est très agréable !

Je vis à Zurich, une ville où il n’y a pas de librairies francophones et c’est vraiment en venant en France que j’ai senti qu’il y a un truc qui se passait. C’est grisant, c’est vrai mais aujourd’hui je suis surtout soucieux des planches du nouvel album que je réalise. Même s’il est un peu mis entre parenthèses en ce moment.

Tu as effectué des études à l’EPAC de Saxon en Suisse où tu as obtenu un certificat fédéral de capacité graphique. Que t’ont apporté ces cours ?

Chez nous les Suisses, on ne sait pas être fiers de ce que l’on fait. Il y a un truc comme ça qui dit qu’il ne faut pas faire de vagues. Mais, moi, je suis ambitieux dans le sens où je sais que je peux délivrer un message.

J’avais fait des écoles d’art mais pas dans la bande dessinée. Quelque chose de très artistique, axé sur l’expression et le geste. Mais il me manquait des règles de structuration de l’image. Et l’EPAC m’a permis cela, de comprendre la composition d’une image, avoir un plan de travail, quelque chose de professionnel.

J’ai essayé de travailler par la suite, la forme, la contre-forme et la lecture d’une image dans l’espace.

Quel est ton rapport à l’architecture ?

En fait, ce n’est pas l’architecture mais plutôt le rapport que l’on a, à la lecture des images. En tant que dyslexique, j’ai toujours eu du mal à appréhender un texte. Dans le graphisme, on t’explique qu’une lettre est un dessin, que le mot est donc un dessin. J’ai en fait agrandi le territoire de cette lecture aux symboles et aux représentations.

On est dans un parc, une ville et on a ces points mais on ne voit pas que l’on est dans des rues. C’est donc une projection de l’espace. Et cette représentation mentale, on la fait constamment. C’est donc reprendre des choses que l’on connaît déjà, de ces vues en plan que l’on retrouve un peu partout et d’exprimer un espace.

En architecture, je m’intéresse aux lignes, aux routes ou à l’espace. C’est une identité propre à une ville, à travers aussi les couleurs. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec quelques endroits clef, on peut situer des choses. C’est donc plus ce rapport à l’identité que l’architecture en elle-même qui m’intéresse. Mais également, ce que raconte ces choses sur les personnes qui y vivent plus que l’architecture à l’état brut.

Quel est ton rapport avec l’abstraction ? Pourquoi par exemple, tu te dis : ce point, c’est ce personnage ? Mentalement comment est-ce que tu réfléchis à cela ?

En fait, je fais une prolongation. Je me dis quand on prend la littérature classique, on a des personnages qui sont construits, décrits et chargés émotionnellement. On t’apprend à les connaître. Et dans un de ces livres, un nom surgit et ce nom nous ramène tout de suite à ce personnage et sa description.

Quand j’écris Paul ou Marc, le dessin du mot Paul ou du mot Marc ne représentent pas le visage de Paul ou de Marc. Paul est un rond de couleur. Je place ce rond de couleur donc c’est Paul. C’est juste ce lien qui est fait.

Lorsque j’ai découvert que ça fonctionnait, que je pouvais dire que Jacques c’est un rond, c’était parfait. Jacques dit bonjour à Paul et Paul répond à Jacques, ça fonctionne. On se dit que ce ne sont pas seulement des ronds qui discutent mais ce sont bien deux personnes. Et surtout, que ce système de lecture n’est jamais remis en question.

J’avais réalisé une dizaine de pages en noir et blanc de cette histoire et personne ne m’a dit qu’elle ne comprenait rien.

« Il faut comprendre que cette forme est un humain. »

Tu es dyslexique, peux-tu nous parler du programme informatique que tu as développé pour t’aider ?

Dans les années 1960, il y avait une designeuse suisse, Warja Lavater qui avait réalisé des peintures, des leporellos et des représentations du Petit chaperon rouge qu’avec des formes. Ses travaux étaient sans texte et très picturaux. Après coup, je suis tombé sur elle et j’ai compris qu’on utilisait un peu le même langage.

Quand j’ai vendu les droits cinématographiques à un réalisateur, il m’a expliqué que c’était fou parce que pour certaines scènes, il faut forcément avoir ce style de projection vue d’en haut. Cela permet de savoir où placer les caméras pour avoir tel angle de vue.

D’habitude par une vue de haut, on voit la tête et les épaules. Mais vouloir passer le cap qu’il n’y ait aucune représentation humaine, ce n’est pas simple pour le lecteur. Il faut comprendre que cette forme est un humain.

Néanmoins, je n’utilise pas cet outil en dehors de raconter des histoires. Comme à l’école, le système de grammaire est au cœur de l’apprentissage, je n’avais pas eu accès à ce système et il a donc fallu que je trouve des solutions. Néanmoins, après je suis revenu à l’écrit.

« Simon, il va se faire mordre par la vie. »

Si tu avais à nous présenter Simon, comment le définirais-tu ?

C’est un personnage mal équilibré. Je l’ai conçu dans un état de déséquilibre. Il est en construction. C’est un adolescent qui a un amour infini pour sa mère et sa mère a un amour infini pour lui. Il a très bien compris ce lien très fort entre eux. Par contre, il y a un désintérêt par son père. Il cherche simplement à combler cette carence affective avec des liens d’une naïveté envers les autres. Il a ce besoin d’acceptation. Mais, il va se faire mordre par la vie.

Je me suis inspiré de cette période de ma vie assez difficile où justement les adolescents peuvent être extrêmement violents les uns envers les autres. Je voulais aussi donner à un personnage comme lui, peu sûr de lui et ayant peu de réseaux, le pouvoir infini de l’argent. Sauf que lui tout ce qu’il veut avec cet argent, c’est sauver sa mère.

On met beaucoup le focus sur la performance graphique de ton album mais il y a tout de même une histoire. C’est un récit d’apprentissage, un passage à l’âge adulte et il ne faut pas l’oublier. Qu’est-ce que tu pourrais en dire ?

Lorsque j’ai découvert ce langage, je me suis dit : « Waouh, je vais pouvoir raconter des histoires, faire naître un récit chez le lecteur avec très peu de moyens. » Je me suis alors demandé quelle histoire j’allais pouvoir raconter et vers où je vais l’emmener. Je voulais trouver quelque chose de socialement fort mais aussi une histoire avec de l’action.

« Comme je ne montre pas les personnages, cela contraint les lecteurs à mettre plus d’eux dans la narration. Cela crée donc quelque chose de plus intime. »

Est-ce que tu as conscience que ton album est une sorte d’Ovni dans la production de la bande dessinée actuelle ?

Je suis content qu’il soit défini maintenant comme un Ovni. Parce que finalement, un Ovni, il est vu. Ma plus grande crainte, et longtemps ça a été le cas, c’était de passer sous le seuil des radars. Je suis ravi qu’il soit présent, qu’il existe.

Mais aussi que les gens soient touchés. Comme je ne montre pas les personnages, cela contraint les lecteurs à mettre plus d’eux dans la narration. Cela crée donc quelque chose de plus intime. J’ai d’ailleurs des réactions très fortes lorsque je rencontre du public.

Martin Panchaud, quelle serait ta phrase pour donner envie aux personnes réticentes de lire l’album ?

Il ne faut pas trop se projeter mais tout simplement commencer. Commencer à le lire : première page, deuxième page, troisième page et tout fera sens.

D’habitude il y a un corps, un visage mais moi il n’y a que des ronds et débrouille-toi avec ça. C’est aux lecteurs d’imaginer le reste, les corps et les gestes. La part d’imaginaire, de blancs dans la lecture sont aussi fondamentaux.

Entretien réalisé le vendredi 27 janvier à Angoulême
Article posté le jeudi 02 février 2023 par Damien Canteau

La couleur des choses de Martin Panchaud (çà et là)
  • La couleur des choses
  • Auteur : Martin Panchaud
  • Éditeur : çà et là
  • Prix : 24 €
  • Parution : 09 septembre 2022
  • ISBN : 9782369903086

Résumé de l’éditeur : Simon, un jeune anglais de 14 ans un peu rondouillard, est constamment l’objet de moqueries de la part des jeunes de son quartier, et il est recruté pour toutes sortes de corvées. Un jour où il fait les courses pour une diseuse de bonne aventure, celle-ci lui révèle quels vont être les gagnants de la prestigieuse course de chevaux du Royal Ascot. Simon mise alors secrètement toutes les économies de son père sur un seul cheval, et gagne plus de 16 millions de livres. Mais quand il revient chez lui, Simon trouve sa mère dans le coma et la police lui annonce que son père a disparu. Étant mineur, Simon ne peut pas encaisser son ticket de pari. Pour ce faire, et pour découvrir ce qui est arrivé à sa mère, il doit absolument retrouver son père. Au terme d’une aventure riche en péripéties et en surprises, Simon, l’éternel perdant, deviendra un gamin très débrouillard. La couleur des choses de l’auteur suisse Martin Panchaud bouscule les habitudes des lecteurs et lectrices de bandes dessinées ; le livre est intégralement dessiné en vue plongeante sans perspective et tous les personnages sont représentés sous forme de cercles de couleurs. La couleur des choses oscille entre comédie et polar avec une technique graphique surprenante, mêlant architecture, infographies et pictogrammes à foison, qui font de ce roman très graphique un livre étonnant et captivant.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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