« Je ne veux pas enchainer, juste pour enchainer. Mais j’ai faim. » Rencontre avec Sylvain Bordesoules

Après L’été des charognes (Gallimard, mai 2023), Azur asphalte est venu confirmer en septembre dernier qu’il allait falloir compter avec Sylvain Bordesoules. Lors d’une rencontre à Quai des Bulles, il a bien voulu parler de lui, de son travail et de son avenir.

Sylvain Bordesoules. Remontons au départ, quel est ton parcours ?

Je viens de Nice. J’ai fait un bac en arts appliqués au Lycée de Vence ,dans l’arrière pays niçois. Un lycée un peu bourgeois. J’avais une heure de bus pour y aller, une heure pour rentrer mais c’étaient les meilleures années de ma vie. C’est ce que je voulais faire. Je suis rentré sur dossier.

Après, je ne pouvais pas aller en école d’art privée. Je suis quand même monté à Paris avec les copains. J’ai travaillé dans la vente pendant 7 ans. En mettant de côté, en me disant qu’un jour, je reprendrais mes études.

Et puis le temps passe… Je bossais dans l’épicerie fine puis aux Galeries Lafayette et là je ne voyais plus le jour. Je me suis dit c’est pas possible.

« L’été des charognes, c’était mon projet de diplôme »

Mon dessin n’avait pas évolué depuis le lycée. Je continuais pour moi mais j’avais l’espoir même si c’était devenu un truc rancunier. Une petite colère sourde.

Après j’étais bien entouré, mes potes m’ont poussé. J’ai négocié une rupture conventionnelle de contrat et j’ai trouvé une école semi privée à Paris, le CESAN. J’y ai passé deux ans. Tous les profs sont des auteurs de bande dessinée, ils y travaillent ou dans l’illustration, ils ont un pied dedans. C’était très bienveillant. Il y avait une belle dynamique. Je savais que c’était ma dernière chance. Je me suis dit: « donne-toi les moyens de le faire. »

L’été des charognes était mon projet de diplôme. J’avais travaillé ça en exercice d’adaptation. Il fallait faire une quinzaine de pages et monter le dossier éditorial. Nicolas Grivel qui était agent littéraire l’a repéré. Le roman de Simon Johannin m’avait marqué. Il y avait une manière de parler de l’enfance, d’un certain milieu, que je n’entendais pas souvent et ça m’avait touché. C’était dur mais poétique. Et puis un 23 décembre, Nicolas m’appelle et me dit : « on a Gallimard ! »

C’est au CESAN que tu as trouvé ton style graphique ?

Les fournitures ça coûte cher ! Au lycée j’avais mes encres, je faisais mes petits mélanges et voilà. Les feutres, ça m’a toujours attiré. J’ai commencé à en acheter quand j’ai repris mes études. Je travaillais les feutres en même temps que je travaillais sur le projet d’adaptation et ça a fonctionné. Je m’étais donné le défi de travailler la couleur mais sans le trait et ça s’est construit à ce moment-là.

Généralement, je fais un storyboard tablette. Je passe au dessin et je fais un crayonné fin. Je le gomme et j’y vais au feutre après. Pour Azur asphalte, j’ai pu faire des retouches au numérique après.

« J’avais peur du one-shot »

Ce premier album a eu une certaine reconnaissance, tu l’as ressenti ?

Je ne sais pas trop. Gallimard m’a beaucoup porté, ils ont eu un vrai coup de cœur. Mais ok maintenant, on va rêver grand ! J’ai dit à mon agent : « je veux faire un Batman et de l’animation ! » Je veux toujours plus, faut que je fasse gaffe, il faut aussi que je profite un peu du truc.

On a signé Azur asphalte très vite. J’avais peur du one-shot. Azur asphalte est venu très vite parce que L’été des charognes a remué des trucs. Je ne voulais pas retourner bosser à Carrefour ! D’avoir bonne presse, ça m’a pris la pression aussi… Je relativisais aussi le succès de L’été des charognes parce que l’auteur Simon Johannin avait du succès par ailleurs donc ça aurait pu marcher avec n’importe quel dessinateur.

Mais Azur asphalte, c’est différent, c’est moi tout seul. Je ne suis pas encore hyper serein avec tout ça, les critiques, j’y vais tranquille.

Comment tu as procédé avec tes sœurs pour faire Azur asphalte ?

J’avais un peu préparé le terrain sans faire exprès. Elles sont dans L’été des charognes… C’était un peu la blague. Elles m’appelaient l’artiste avant. Je voulais les intégrer un peu dedans. Pour continuer la blague, je leur disais : « le prochain, il pourrait être sur vous ! » La blague a duré et puis je leur ai dit : « Gallimard est chaud ! »

C’est devenu un peu sérieux quand il a fallu un papier un peu officiel pour que j’accompagne Candice à la crèche où elle travaille.

Il y a des sujets que je voulais aborder. Je ne voulais pas que ça ne parle qu’à moi. A elles deux, elles pouvaient parler à beaucoup de monde à qui on ne parle pas d’habitude. J’ai senti qu’il y avait vraiment un truc à faire.

« Je voulais être fidèle, sans les blesser. »

Je les ai suivies. Elles ne savaient pas trop où j’allais aller. Et moi non plus. Je les ai enregistrées, j’ai pris des photos et je dessinais après. J’ai fait le story-board et je l’ai envoyé à Gallimard.

Ça a remué des trucs chez elles, Mélissa surtout. Elle m’a fait changer des trucs, des détails. Le miroir est aussi un peu déformant pour elles. Je voulais être fidèle, sans les blesser, mais sans avoir l’impression de me censurer. Jusqu’au dernier moment, elles ont eu peur du côté règlement de comptes, du côté jugement.Je voulais aussi leur dire qu’elles sont aussi intéressantes que les autres.

Et il  y a Nice aussi, cette ville joue un rôle important !

Azur asphalte aurait pu s’appeler « la part des anges ». C’est aussi la dernière phrase du livre de Simon Johannin. J’ai fini par la comprendre cette phrase, ça a enclenché un truc dans mon travail, dans chaque chose, il y a une part pour les anges. Dans toute galère, t’as droit à ton moment de bonheur aussi.

Je déteste cette ville en fait. Je suis parti dès que j’ai pu. Dans le prochain album, on en apprendra un peu plus de ma vie et mon histoire avec Nice. Les gens à Paris n’ont pas la même vision de Nice, cette ville a une aura que je n’ai pas connue. C’était une manière de poser les bases de là d’où je viens, de mon travail et de mon histoire.

C’est une ville qui a plusieurs faces mais je ne connais que celle-là. C’est lumineux mais c’est aussi sale. Graphiquement c’était aussi intéressant. Je voulais retransmettre cette lumière-là.

« Toi, tu as de la chance, tu as un talent ! »

Et il y a aussi, en filigrane, le transfuge, le départ ?

Quand je suis parti, j’ai eu une pensée pour me réchauffer. Si je peux partir, elles peuvent le faire aussi. J’ai vraiment vu après les points dans ma vie, les rencontres qui m’ont aidé.

Candice m’a dit un jour : « toi tu as de la chance, tu as un talent ! » Je n’ai jamais eu l’impression de travailler le dessin, je dessine depuis tout petit. Mais ça m’a ouvert des portes.

Le lycée où je suis allé en arts appliqués, c’était hyper bourgeois, pas une seule personne racisée. Le voyage en bus me faisait changer de monde. Ça m’a permis de voir autre chose, ça m’a ouvert à l’art, à des amis qui le sont toujours aujourd’hui, à un autre niveau social.

J’ai vu qu’autre chose était possible et j’avais envie d’arriver à ce stade-là. Elles n’ont peut-être pas eu ces points là pour voir autre chose. J’ai complètement perdu ce côté jugement.

Tu parles d’une safe zone, tu as peur de ne plus pouvoir parler de ces sujets ?

Au final, j’ai l’impression que ça me rapproche plus que ça ne m’éloigne. Même quand je gagnais mieux ma vie, je dépensais peu. Il y avait une barrière mentale. Mon copain m’a aidé à apprendre à me faire plaisir, à dépenser mon argent.

« J’ai envie d’être honnête et de passer à autre chose. »

Je pense que le 3e album, c’est le dernier sur ce sujet. On verra où ça va mais j’ai envie d’être honnête et de passer à autre chose. Ce troisième album, c’est mon arrivée à Paris, une journée et une nuit. J’étais en galère, mais ça parle aussi d’une histoire d’amour. Je découvrais aussi mon homosexualité. Je m’autorise plus à faire de la fiction, à partir sur quelque chose de vraiment représentatif d’une époque.

Tu as été remarqué, tu as des propositions ?

Oui mais le travail de commande, c’est pas trop mon truc. Mais comme je veux faire un Batman, faut que je sorte un livre aux États-Unis. Donc adaptation d’un livre américain. Quand on a galéré et qu’on a le truc, on se dit maintenant on va essayer de penser intelligemment. J’ai pas non plus peur de dire que j’ai de l’ambition.

« Batman, j’ai envie de l’ancrer dans le réel. »

Pourquoi Batman ?

Je suis fan depuis que je suis petit. J’ai découvert Arkham Asylum de Dave McKean et j’ai trouvé que le travail graphique était vachement fort. Je ne savais pas que d’autres illustrateurs hors DC comics pouvaient faire des Batman. J’ai trouvé ça magnifique. C’est le premier livre qui m’a montré que la bande dessinée, c’était pas que Tintin.

Pour le bac, j’avais fait une planche de BD sur Harley Quinn et j’avais eu 17 coefficient 7. Ça m’avait donné une mention ! Ça m’a marqué ! Et c’est une influence un peu cachée ! J’ai envie de l’ancrer dans le réel, dans le quotidien. On se revoit dans dix ans !

Arriver à avoir la vie que j’ai maintenant, c’était trop beau ! J’ai rêvé en pensant que c’était pas possible d’y arriver et maintenant…Je ne veux pas enchainer juste pour enchainer mais j’ai faim.

Sylvain Bordesoules, es-tu débarrassé du sentiment d’imposteur ?

Non je l’ai toujours. Des fois c’est vraiment handicapant, c’est vraiment lourd. J’arrive pas à kiffer. Je veux toujours faire mieux. C’est épuisant mais ça me sert aussi. Mais d’être sur la même longueur d’onde avec mon agent et Gallimard, ça m’aide beaucoup. Pour le troisième album, on se connait bien, on se parle franchement. C’est doux et bienveillant.

Merci beaucoup Sylvain Bordesoules !

Entretien réalisé le 25 octobre à Saint-Malo lors du Festival Quai des Bulles
Article posté le dimanche 15 décembre 2024 par Jean-François Mariet

L'été des charognes de Sylvain Bordesoules d'après Simon Johannin (Gallimard BD)
  • L’été des charognes
  • Auteur : Sylvain Bordesoules, d’après le roman de Simon Johannin
  • Editeur : Gallimard BD
  • Prix : 29 €
  • Parution : 10 mai 2023
  • ISBN : 9782075161992

Résumé de l’album : Ici, c’est le «village de nulle part». Là où l’on vit retiré et un peu hors la loi. Là où les enfants slaloment entre les pères ivres et les chiens errants, où l’été on apprend à dépecer les agneaux… Où trop souvent la misère vous mord les lèvres et la puanteur vous empoigne la gorge. Là où l’amitié reste la grande affaire. Un jour pourtant, il faut partir, affronter le monde pour tenter d’échapper à cette enfance pleine de terre et de sang qui vous colle à la peau.

  • Azur Asphalte
  • Auteur : Sylvain Bordesoules
  • Éditeur : Gallimard BD
  • Prix : 25€
  • Parution : 25 septembre 2024
  • Pagination : 168 pages
  • ISBN : 9782075190756

Résumé de l’éditeur : Nice, la Côte d’Azur, la Méditerranée ondulant sous un soleil radieux. Des riches, des très riches. Et puis des gens normaux, comme Mélissa et Candice. L’une enchaîne les jobs dans la manutention, bien loin d’un métier passion. L’autre élèveseule ses enfants avec un salaire d’employée de crèche ; et se fait rouler dessus par chaque nouvelle journée qui passe. Malgré les difficultés de la vie, elles parviennent à tracer leur route, solidaires et solaires. Sylvain Bordesoules saisit les voix intimes de ces deux femmes avec une justesse désarmante. Et pour cause : ce sont ses soeurs. Une déclaration de tendresse pour elles, et pour toutes les battantes qui doivent composer avec le quotidien.

À propos de l'auteur de cet article

Jean-François Mariet

De mes premières lectures avec Tif et Tondu à aujourd'hui, j'ai toujours lu de la bande dessinée. Très attiré par le noir et le polar, je lisde tout et je tente d'élargir mes horizons de lecteur avec de plus en plus de comics.

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