Quand on a la possibilité de rencontrer un auteur francophone travaillant pour le marché américain, on ne rate pas cette occasion. Nous avons profité de la venue de Juni Ba, auteur de Black Panther, Monkey Meat ou le tout récent Mobilis – Ma vie avec le capitaine Nemo, au festival Quai des Bulles, pour une interview panorama de sa jeune carrière.
Juni Ba Interview : l’ovni de la BD mondiale
Juni Ba vous êtes d’origine sénégalaise, vous vivez en France et vous travaillez pour le marché américain. Quelles sont vos références BD ?
JB : Littéralement tout. C’est à dire BD, Comics, manga.
J’ai lu beaucoup de BD jusqu’à mes quatorze ans. C’est là que j’ai découvert le manga et que j’ai vraiment commencé à rentrer dedans, par-delà les classiques comme Dragon Ball et autres que tous les gamins connaissaient. Là, c’est devenu une affaire d’intérêt pour le médium même. Et ensuite, aux alentours de 17/18 ans, j’ai commencé à vraiment rentrer dans le comic-book.
Mes influences, c’est une espèce de mélange de tout cela au fur et à mesure qui ressort en fonction des projets.
Qu’est-ce qui vous fait découvrir le comic book ?
J’habitais au Sénégal et en fait il n’y en avait pas. J’en connaissais l’existence parce que les super-héros sont présents au cinéma ou dans les dessins animés. Donc concrètement, quand j’étais petit, j’avais quelques histoires de Batman la série animée dessinée par Bruce Timm et autres. J’avais peut-être un volume qu’un ami m’avait prêté.
J’ai lu le Spiderman de Humberto Ramos quand j’avais onze ans et l’adaptation en bande dessinée de Batman et Robin, le film. Voilà ce que j’avais en termes de comics à la maison, que je ne voyais même pas comme du comic-book. C’était juste une bande dessinée avec un super-héros à l’intérieur. Je n’étais pas forcément conscient de la notion de différence d’origine géographique ou culturelle.
Et puis j’ai grandi. J’ai découvert ce qu’était Marvel. J’en ai lu quelques-uns quand j’étais ado. Et l’intérêt pour le médium même est arrivé lorsque j’ai découvert Hellboy. Avec l’arrivée des films Marvel Studios, il y a eu un regain d’intérêt et j’ai découvert des communautés sur internet qui m’ont aidé. Quand tu habites au Sénégal, tu n’as pas accès à ces séries. J’ai donc téléchargé toutes les grosses sagas que j’ai pu, poussé par les films.
Je fais partie des trois personnes sur Terre qui, parce que les films leur ont plu, se sont mis à lire les bouquins.
L’an dernier, vous avez été exposé ici à Saint-Malo, dans l’exposition consacrée aux bandes dessinées issues d’Afrique de l’Ouest. Est-ce que vous reconnaissez une familiarité, une proximité avec les auteurs et les autrices de l’exposition ?
C’est leur ligne éditoriale, ils ont leurs raisons d’avoir rassemblé ces auteurs. Après, effectivement, moi j’interagis de plus en plus avec des auteurs africains d’un peu partout sur le continent.
On est encore au stade où je pense qu’il est utile de pouvoir créer du lien entre nous sur de tels événements. Ça m’amène à découvrir d’autres personnes, ça permet de se faire une idée de ce qui est fait dans les pays et de pouvoir discuter des difficultés que l’on rencontre les uns les autres.
Mais comme je vis en France et que je bosse avec les États-Unis, je suis assez excentré par rapport à ça. Donc j’essaie de garder un pied là-dedans, pour commencer à déterminer comment moi je peux interagir avec cet environnement-là, faire venir des gens de mon côté à moi, aller du leur.
Sur la première histoire de Tortues Ninjas que j’ai faite, j’ai demandé qu’on prenne Salim Busuru qui vient du Kenya. Je fais ça avec des Français aussi. Jon Lankry, sur les couvertures variant de Nightwatcher, c’est pareil, c’était une demande de ma part.
Il y a des gens dont j’aime bien le boulot, je me dis que ce serait dommage de pas en profiter pour les placer quelque part. D’autant que sur le plan africain, c’est encore plus nécessaire je pense. Le continent est grand, les modes de communication font que malgré le fait qu’on puisse être connecté via internet, on n’a pas forcément connaissance de l’existence de la personne.
Vous nous avez expliqué comment vous êtes venu tardivement au comic-book en tant que lecteur, mais comment est-ce qu’on devient un auteur publié sur le marché américain ?
On poste sur Internet, on se fait remarquer.
Mon gros challenge au départ, c’était que je voulais faire de la fantasy ouest-africaine. J’ai rencontré pas mal de difficultés au niveau de la publication en France parce que souvent on me disait : « on ne sait pas trop comment marketer le livre, on ne sait pas si ça va se vendre ». Quelque chose qui revient de temps en temps, concernant mon boulot, c’est le terme « ovni », qui m’amuse beaucoup. Et du coup, c’en était un visiblement.
En fait, j’ai eu de la chance parce que comme j’ai passé les deux trois premières années après mon diplôme à publier avec des auteurs africains justement par internet, en faisant des fanzines, on s’est fait remarquer par des médias de plus en plus gros. Et lorsque j’ai pitché mon délire à TKO, la réponse qu’ils m’ont donnée, c’est : «Normalement on n’accepte pas les présentations spontanées comme ça, mais dans ton cas, on a vu des trucs passer, on a envie de voir ce que tu vas nous proposer ».
En gros, c’est ça qui a permis que dans les mois qui ont suivi, j’ai eu des éditeurs qui ont commencé à me proposer de travailler sur des titres. Parce qu’ils ont vu passer mes illustrations et je crois qu’il y avait une place pour un style comme celui-là, avec des sujets comme les miens. Je pense que je suis arrivé au bon moment.
« Il y a du Mike Mignola, de manière super évidente, dans mon travail. Il y a du Franquin, ce qui est beaucoup moins évident. »
Votre dessin est à la croisée de multiples univers. Qui sont concrètement les artistes qui vous inspirent ?
C’est là que l’on voit la multiplicité des origines. Il y a du Mike Mignola, de manière super évidente. Il y a du Franquin, ce qui est beaucoup moins évident. Il y a du Hiroyuki Takei, qui faisait Shaman King et il y a beaucoup d’Akira Toriyama, même si je ne suis pas sûr que ce soit évident. C’est un mélange de plein de choses et en fonction des projets sur lesquels je bosse, je fais remonter certaines influences plus que d’autres.
Et puis s’ajoutent aussi des gens avec lesquels je bosse maintenant. Chris Samnee, c’est une grosse influence, aussi pour arriver à comprendre comment épurer le dessin, sur le trait.
Sur la narration, Moebius, je regarde comment il construit ses pages, pas forcément comment il dessine.
Juni Ba Interview : l’icône Black Panther
En France, nous vous avons découvert sur la série Black Panther avec un épisode qui détonnait relativement au sein des épisodes publiés. Comment avez-vous obtenu un tel projet ?
C’est moi qui ai proposé, principalement parce qu’il y avait cette partie surnaturelle du folklore ouest-africain qui m’intéresse beaucoup. C’est quelque chose qui est plus ou moins omniprésent dans le quotidien local, mais dont on ne parle pas forcément beaucoup et qui surtout n’est pas tellement exploité par les fictions elles-mêmes même si ça l’est de plus en plus, en tout cas au Sénégal. Et j’aimerais bien voir davantage cela en fait. Ce qui m’a amusé avec Black Panther, c’était que pour un personnage qui est censé être basé en Afrique, on sent bien plus l’influence américaine, que c’est un concept américain.
J’avais envie de m’amuser avec ça et j’ai fait un tweet disant « J’ai une idée pour Black Panther » et l’éditeur m’a envoyé un message en me disant : « Ben, vas-y fais voir ». Et c’est comme ça que j’ai eu pas mal de boulot ces derniers temps. Robin Boy Wonder, par exemple, que j’avais pitché à une éditrice de chez DC mais dont je n’avais jamais eu de nouvelles. Un an ou deux après, j’ai fait un tweet pour rappeler ça et l’éditeur de Black Label m’a proposé de le faire.
Mais donc, Black Panther, c’était mon idée. Et ça m’aura permis de faire ce test.
Mais quelle a été la proposition de Marvel, à la suite de cette interpellation ?
Je suis quelqu’un qui préfère largement bosser sur des histoires déconnectées de tout le reste. Parce que les sujets de continuité c’est complexe. C’est relativement compliqué d’arriver à raconter une histoire telle qu’on veut vraiment la raconter. Surtout sur une idée comme la mienne où je voulais partir dans une direction un peu différente de la série. Le concept de base était censé être beaucoup plus long que ça et ils m’ont dit : « tiens, on va faire une version mini déjà, et puis on va voir ce que ça donne ». La réception était plutôt bonne. Derrière ça, ils m’ont donné une autre histoire de Black Panther à faire. Que j’ai acceptée principalement parce que j’ai demandé si je pouvais détruire le Wakanda et ils m’ont dit oui. C’est ce que j’ai fait, j’ai écrit l’histoire sur la fin du Wakanda.
En tous cas, quand on bosse avec des boites comme celles-ci, on ne peut pas forcément faire exactement ce qu’on voulait. Donc moi je suis content, j’ai pu faire ça. J’ai pu faire mon test avec ce Black Panther sous une forme un peu différente, un peu plus folklorique et peut être un jour que j’en ferai plus. Mais ce n’est pas non plus un personnage qui me tente plus que ça.
Au début de notre entretien, vous parliez de votre envie d’écrire sur de la fantaisie ouest-africaine. Black Panther était-il un moyen de revenir travailler ce sujet particulier ?
C’est surtout Djeliya [NDLR : inédit en France, publié chez TKO Studio], publié avant, qui répondait à cette envie. J’avais envie de m’amuser avec un projet qui parte de ce que moi je connaissais, ce avec quoi j’ai grandi. Cela me permettait aussi d’aller faire des tonnes de recherches sur l’histoire de l’Afrique de l’Ouest et récupérer un peu toute cette matière pour créer une histoire.
Le challenge, c’était de ne pas me retrouver bloqué là-dedans, en particulier dans le système américain. Je résume en disant que la France et les États-Unis ont le même problème concernant l’immigration à la différence que la France refuse de parler de ses problèmes. En France, on prétend qu’on ne voit pas les couleurs, mais du coup on n’inclut pas particulièrement les gens. Il faut un peu forcer pour que ça arrive.
Là où les États-Unis sont dans une démarche de vouloir inclure, mais en mettant les gens dans des cases basées justement sur ce qui fait votre différence. Mon mot d’ordre, au niveau des productions que j’allais faire après, c’était de travailler sur les personnages noirs pour lesquels moi je décide. Black Panther, c’est moi qui ai proposé de le faire. On m’a proposé des bouquins sur des personnages noirs que j’ai refusés parce que cela ne m’intéressait pas.
Et il y a d’autres choses qui m’intéressent. Là, l’envie de réécrire de la science-fiction fantasy ouest-africaine est revenue. Le prochain bouquin, ce sera ça.
Mais parce qu’entre-temps vous avez pu faire des choses différentes ?
Voilà, c’est ça. Et puis juste parce qu’en fait j’avais envie quoi. C’est à dire que je n’ai pas envie de me retrouver dans une position comme celle de Christopher Priest qui racontait qu’il pouvait se retrouver à ne pas avoir de boulot pendant longtemps parce qu’il n’y avait pas de personnages noirs à publier.
Je veux pouvoir bosser sur ce qui m’intéresse, indépendamment de mes origines. Et donc je pense que j’ai réussi à établir un système où les maisons d’édition américaines ont vraiment compris qu’on pouvait m’appeler pour faire plein de choses et pas juste un type spécifique de sujet.
Après Black Panther, en France on vous découvre sur Monkey Meat, un projet un peu fou. Comment est-ce que vous avez vendu ce projet aux éditeurs ?
Je l’ai vendu uniquement à Image. Non… Il y a eu une autre maison d’édition avant qui m’a fait rire parce qu’ils ont dit qu’ils ne voyaient pas le potentiel commercial. Et c’est là que je me suis dit : « ok, c’est bon, ça veut dire que le bouquin, c’est ce que je veux faire. » Parce que justement ce n’est pas un livre qui est conçu pour être particulièrement consensuel ou facile à vendre. C’est une plateforme que je me suis créée pour m’amuser.
Ensuite, ça s’est morphé en ce que c’est devenu, c’est-à-dire un truc avec un côté très satirique. Mais le plan de base était de créer un univers dans lequel je puisse créer des histoires avec une immense flexibilité en termes de ce que tu peux raconter. De pouvoir jouer avec un côté très Cartoon Network, très exagéré.
Donc je l’ai proposé à Image, dont la logique est justement de laisser à l’auteur tous ses droits. Il n’y a pas de pression que d’autres maisons pourraient mettre, c’est à dire tout ce qui est rentabilité, adaptation et autres. Ces attentes-là sont soit inexistantes, soit moindres. Ils sont plus adeptes de vous laisser tester. Et c’est plutôt positif finalement. Parce que la version américaine se vend assez bien et on n’aura pas besoin de m’en demander plus. Pour moi c’était tout bénef en fait. Cela me permet de créer mon petit délire et de voir qu’il y a des gens qui adhèrent. Et ça fait très plaisir.
Juni Ba Interview : Jules Verne version 21e siècle
On va parler maintenant de Mobilis, votre dernier livre publié ici en France. Il y a de nombreuses œuvres qui ont été produites sur le roman de Jules Verne. Laquelle vous a touché ?
L’œuvre originale. Du côté des adaptations, pas tellement. J’ai fini par regarder le film Disney par curiosité, parce que je bossais sur le sujet et que ça m’intéressait de voir comment il avait été abordé. J’ai aussi essayé de mettre la main sur la bande dessinée de Brüno mais je n’ai pas réussi.
En fait, paradoxalement, ce ne sont pas tellement les adaptations en soi qui m’intéressaient, c’était plus ce qui m’avait parlé à moi, dans le roman d’origine : l’aventure, la figure de Némo, ce côté très énigmatique, le symbole plus qu’une personne en quelque sorte.
Tout ça est remonté dans mon cerveau pendant le COVID. Je commençais à avoir des idées, parce que confinement, angoisse de fin du monde et ce genre de choses…
Ce qui explique le fait de placer cette adaptation dans un futur lointain ?
Je crois que mon cerveau a répondu de manière instinctive à cette notion de Nemo, comme une espèce d’entité un peu emblématique d’une certaine génération. Et ce qui était intéressant avec lui, c’était qu’il ne se posait pas comme le représentant de cette génération-là. Il s’est posé comme une espèce de contestataire, à l’efficacité discutable je trouve. Parce que justement, cette figure anti-impérialiste, qui vit sous la mer, cachée, parce qu’il en a marre de la surface, mais aide quand même des rebelles à se battre… Il y a un peu cette question : « ok, mais concrètement, à quoi ça a servi ? » Et ces grands airs qu’il se donne, est-ce que c’est légitime de se sentir aussi supérieur à la société sur laquelle il crache ?
Surtout pour nous, qui incarnons cette génération qu’Arona représente, la génération du XXIᵉ siècle, qui se demande ce qu’on lui a laissé.
On flippe de plus en plus pour le futur. Cela donne un peu l’impression que les gens se sont bien amusés, les deux siècles d’avant. Ils ont pu parcourir le monde, se sont donné des grands airs d’explorateurs et de civilisateurs humanistes… Eh bien aujourd’hui, il reste de moins en moins de choses pour nous.
De même, notre génération, celle du XXIᵉ siècle, grandit et réalise que nous ne sommes pas non plus en mesure de changer grand-chose. On commence à devenir les vieux, nous, la génération des millennials. Et on n’est pas pour autant plus équipés pour régler les problèmes en question. Le bouquin tourne un peu autour de ça.
Quelle est la réception du livre aux USA ? Nous, en France, nous sommes bien évidemment sensibles au livre de Jules Verne. Mais là-bas, comment est-ce qu’il est accueilli ?
Super bien ! C’est à dire que toutes les personnes qui l’ont lu m’ont dit que c’est l’un des meilleurs que j’ai faits. Et justement, les discussions sont intéressantes parce que la série pousse un peu à ça quand même. Ça permet aux personnes de parler un peu de leurs angoisses à eux là-dessus.
Ce que je trouve assez intéressant, c’est de faire des interviews avec des plateformes américaines. Ils ont tous une manière différente de voir ce qui s’est passé dans l’Histoire, de comprendre certaines thématiques, le message de fin, etc…
Le plus gratifiant, ce sont les enfants. Je me suis rendu en intervention pour une école et il y a un ado qui s’est même amusé à aller vérifier les coordonnées qu’il y a sur certaines des pages pour voir si ça correspond à des lieux sur terre. Ça fait plaisir en fait de voir qu’un enfant puisse imaginer qu’il y a une réflexion derrière les éléments proposés dans les pages.
Mais ça rend quand même un peu triste, parce que ça prouve qu’effectivement l’angoisse est présente chez plein de gens. Il y a une ado qui m’a dit récemment que ça lui parlait beaucoup, que ça avait cristallisé des choses qu’elle ressentait. Donc voilà, j’ai dit que ça faisait plaisir d’avoir fait un truc cathartique, ça fait moins plaisir qu’il y ait besoin d’écrire un tel livre.
« Je voulais porter ce principe de base de discussion intergénérationnelle. C’était important aussi d’avoir les deux avis. C’est à dire que si vous avez un débat, une confrontation entre deux positions, il faut pouvoir comprendre les deux. »
Vous avez choisi de prendre deux héros dans Mobilis, Nemo et Arona. Les deux connaissent une véritable évolution. Pourquoi ne pas être resté sur un seul personnage principal ?
Il fallait que ce soient les deux. Le livre a changé pas mal de fois. Au début, il devait y avoir un équipage. Ensuite, j’ai changé d’avis. Ça a évolué quand j’ai décidé de baser ça sur ma propre expérience d’être confiné avec quelqu’un de mentalement assez compliqué. Pour parler de la difficulté de se retrouver face à quelqu’un dont on n’arrive justement pas à comprendre ce qui se passe en lui. Qui mentalement a l’air d’être très instable, très en montagnes russes et dont graduellement le comportement commence à déteindre sur vous.
J’ai essayé de le faire sans qu’il n’y ait un gentil et un méchant dans la dynamique. On comprend et on sympathise avec les situations des deux. Et puis je voulais porter ce principe de base de discussion intergénérationnelle. C’était important aussi d’avoir les deux avis. C’est à dire que si vous avez un débat, une confrontation entre deux positions, il faut pouvoir comprendre les deux.
C’est un jeu d’équilibriste, pour moi. C’était comment arriver à faire en sorte que l’histoire montre suffisamment des deux personnages. Ça, c’était compliqué. Souvent, on a peu tendance à avoir une préférence pour un personnage plutôt que l’autre. Je pense que ce serait très facile de tomber dans le piège. Nemo est tellement mystérieux et intéressant, vouloir rentrer à fond dans son histoire… Alors que la deuxième moitié est surtout concentrée sur Arona en fait, en contraste avec lui.
J’ai ressenti une dimension père-fille dans la relation. Est-ce aussi quelque chose que vous avez voulu travailler, au-delà du rapport intergénérationnel ?
Ah oui, absolument il y a cet élément là-dedans aussi. C’est à dire que pour moi, intergénérationnel dit justement relation parentale, dans le sens où les premières personnes d’une génération au-dessus que l’on connaît, ce sont nos parents.
Donc il y avait cette notion de la génération d’avant qui apprend à la génération d’après. Forcément la porte de la parentalité est devenue évidente rapidement. Et en plus pour moi c’est amusant parce qu’il y a des éléments de mon père dans Nemo. Il y a des éléments de vie du père d’une amie, aussi. Et donc je me rappelle qu’on blaguait en disant que c’est un Nemo tunisien. Tuniso-sénégalais, même.
Et c’est tellement présent dedans qu’un jour mon père a pris le livre sur la table pour monter le lire dans sa chambre. J’ai envoyé un message à mes amis en leur disant : « je suis dans la merde ». Mon père n’aime pas la science-fiction.
Qu’est-ce qui l’avait attiré ?
Ça l’intéressait de voir ce que j’avais fait. Il m’a fait rire quand il est redescendu, parce qu’après l’avoir lu, il m’a dit : « alors, j’ai pas tout compris mais je vois qu’il y a du boulot ». Je pense que c’est le summum du compliment venant de quelqu’un qui s’endormait quand il nous emmenait voir Matrix ou Star Wars quand on était petits.
Mais du coup, l’élément parental était plus ou moins primordial là-dedans. Parce qu’en plus ça contribue à créer un lien entre les personnages et il y a une dynamique qui permet justement de parler de ce lien de responsabilité. Parce que si c’étaient juste deux personnes du même âge, il n’y aurait pas cette même dynamique de questionnement des actions de la génération d’avant. Donc il fallait effectivement faire père de substitution, aussi parce que c’est plus triste.
Avec Mobilis, on est sur une œuvre jeunesse. Comment est-ce que vous avez tenu compte de ce public-là dans votre style graphique ?
En fait, je n’avais pas d’audience en tête quand j’ai travaillé dessus et quand Bayard m’a dit: « On va le mettre en jeunesse », j’ai dit : « Ouais, super, moi ça me va très bien ». Parce que je trouvais que ça correspondait assez et que justement ce n’était pas un livre que j’avais conçu pour les adultes. C’était vraiment pour tous les âges, c’est du tout public.
Je veux faire en sorte que ce soit accessible à un enfant, à partir d’un certain âge quand même, et que l’adulte puisse le lire et se dire qu’il a trouvé ça enrichissant. Et donc il n’y avait pas de réflexion précise sur le graphisme. Il est comme il est parce que c’est ce qui me semblait aller avec l’histoire. Donc il y a plus de détails que dans ce que je fais d’habitude. Parce que justement j’avais pitché ça à TKO en expliquant que je voulais des grandes pages façon Franco-Belge, ce qui n’est pas commun là-bas. Je voulais que ça joue entre des scènes assez claustrophobiques dans le Nautilus, avec des cases en gaufrier très fixes et au contraire un découpage super aéré, beaucoup plus dynamique dans la mer qui du coup me permettrait d’avoir des décors super fournis. Sacré challenge pour moi !
Les questionnements graphiques venaient plus sur des questions d’ambiance et de véhiculer les émotions que je voulais.
« Je ne voulais pas faire une histoire basée sur de la violence gratuite. »
Concernant le découpage justement, vous conservez tout de même des scènes très intenses. On garde quand même votre énergie dans l’action.
Oui ! On aime quand ça tape ! Mais je me suis fait la remarque qu’il y en a finalement assez peu, de scènes de bagarre. Il y a un gros chapitre d’action en fait. Je me suis rendu compte que les inspirations de ce livre, elles étaient surtout au niveau du cinéma et c’est beaucoup de films de drama. Je l’appelle mon livre « A24 ». Ce sont des films qui ont un style un peu particulier, c’est Everything, everywhere all at once, des films comme ça. Beaucoup de drama avec une esthétique. Et du coup, la scène d’action, elle était surtout là pour casser un peu le rythme et montrer le passage d’une étape à une autre.
Pour Arona aussi. C’est-à-dire que là, elle n’est plus confinée tranquillement à l’intérieur du Nautilus, ce n’est plus le monde joli et mignon. Là, on entre dans la phase où c’est elle qui va commencer à devoir faire des choses. Et le monde n’est pas tendre. Et donc voilà, la scène d’action survenait à ce moment-là pour plein d’autres raisons narratives aussi, mais oui, ça fait plaisir de savoir que le dynamisme est maintenu à l’intérieur de ton livre quand même.
C’est à dire qu’il y a de l’action sans que ce ne soit de la bagarre. Ce qui était un autre élément auquel je tenais pas mal aussi. Je ne voulais pas faire une histoire basée sur de la violence gratuite.
Évoquons la fin de l’histoire, sans la révéler. Il y a quelque chose de très positif à la fin. Est-ce que cette conclusion a toujours été prévue comme telle ?
Alors ça, c’est la partie qui me fascine. Tout le monde réagit à cette fin en la trouvant très positive. Moi j’étais vraiment en demi-teinte quand je l’ai faite, parce que c’était un peu ma manière à moi de faire une espèce de deuil. Quitte à ce que l’humanité soit en déclin de sa propre action, c’est un peu ma manière à moi d’accepter la chose en quelque sorte. Une espèce de deuil en prévision. Et aussi la notion que nous ne sommes qu’un élément peut-être voué à être remplacé.
La fin a eu plusieurs versions où ça ne devait pas se terminer comme ça. Il y avait des fins plus mignonnes, des fins plus faciles, des fins plus hollywoodiennes en quelque sorte, où d’un coup arrive un truc un peu sorti du chapeau en disant : « mais en fait ça va aller ». Moi ça m’énerve un peu les films catastrophe américains avec cette solution à la fin.
C’est un peu trop facile, je trouve, que de dire que la jeunesse trouvera la solution. Et là, en fait, Arona se retrouve à devoir gérer avec ce qui est essentiellement une impasse pour sa version de l’humanité. Après je suis content de savoir que ça a l’air d’être positif dans le cerveau des gens.
Juni Ba Interview : Le « petit con » Damian Wayne
Quittons Mobilis et prenons quelques minutes pour parler de Robin The Boy Wonder, votre série actuellement publiée chez DC. Vous avez expliqué comment vous avez réussi à avoir à atteindre l’éditeur. Mais le personnage de Damian Wayne, qu’est-ce qui vous a amené précisément vers lui ?
Pour moi, c’était purement la question : « qu’est-ce que je peux raconter comme histoire ? » Je n’ai pas vraiment une logique de fan vis à vis de ce type de personnage. Mon problème, c’est de savoir si je peux raconter quelque chose qui m’intéresse. Et j’adore les éléments de Damian autour de sa quête d’identité, de la tension entre les deux modes d’éducation qu’il a reçus et le fait qu’il est pris entre deux visions du monde très dogmatiques. Moi je suis métisse et j’ai des éléments de mon monde, de mon enfance, qui font qu’il y a des éléments de sa relation avec cette figure parentale, que j’identifie pas mal.
Et du coup en fait c’est ça qui m’intéresse, c’est à dire que j’ai vu les éléments cœur de l’origine de Damien Wayne. Je me suis dit qu’il y avait moyen de prendre ça et de faire une espèce d’introduction à ces concepts en essayant justement de parler de tout ce qui est relation inter-parentale, entre les membres d’une fratrie aussi. Et ce à partir d’un personnage qui a d’énormes défauts qui font que lui se sent isolé mais ne réalise pas que c’est parce que lui-même se comporte mal.
La bande dessinée sert ensuite, au travers de rencontres avec sa fratrie, à réaliser en fait là où il commet des erreurs et comment il peut s’améliorer. Je fais cela en utilisant des éléments assez connus de chacun des Robin pour aussi introduire ce monde aux lecteurs. Parce que je pars du principe que je suis accessible à tout le monde, donc je fais exprès de réintroduire chaque concept au lecteur en partant du principe que cette personne ne sait pas qui sont ces gens.
Et ça a l’air d’avoir plutôt bien marché. Pour l’instant, les retours que je préfère, ce ne sont même pas ceux des fans hardcore, ce sont les retours des gens qui m’ont dit : « je n’avais jamais lu de Robin ou de Batman avant. Ça m’a parlé parce que les thématiques font que ça m’a plu et que j’ai trouvé que ça représente quelque chose de vraiment humain ». C’est ça qui me motive en gros.
Donc voilà, j’ai choisi Damian parce que j’ai trouvé un écho là-dedans à des expériences personnelles que j’avais envie d’aborder. Si ça n’avait pas été Damian, j’aurais juste fait une série totalement originale, avec probablement une histoire très similaire.
Et puis, Damian, en plus d’avoir un fond hyper intéressant et riche, il a une sonorité.
« C’est le contraste entre le petit gremlin, renfrogné isolé dans son coin, et le grand frère idéalisé qui a l’air de tout faire tout bien tout le temps. »
Est-ce que c’est un personnage sur lequel vous avez pu vous amuser sur les dialogues ?
Oui, plus que sur d’autres séries. J’ai même découvert quelque chose, qui fait que j’aimerais beaucoup bosser sur un personnage qui est un méchant. Ce qui était marrant avec Damian, c’est que contrairement à d’autres personnages qui sont plus lisses ou héroïques, il est dans la confrontation constante. Je ne sais pas si j’ai le droit de dire ces propos, mais je l’appelle « le petit con ». Je l’adore pour ça.
Il est le gamin qui va toujours s’arranger pour faire une remarque méchante alors qu’il n’y a pas de raison. C’est totalement gratuit et c’est fun à écrire. Donc c’est pour ça que le premier chapitre c’est lui, face à une version ultra lisse et mignonne de Nightwing. C’est le contraste entre le petit gremlin renfrogné isolé dans son coin, qui n’est pas content parce que papa ne fait pas attention à lui, et le grand frère idéalisé qui a l’air de tout faire tout bien tout le temps.
Les réactions des gens qui l’ont lu, c’est assez drôle, surtout pour les gens qui ne connaissent pas justement ces personnages. Voir comment ils réagissent et comment ils perçoivent Nightwing à travers Damian. Il y a un angle avec lui qui est fun justement parce qu’il n’est pas propre.
Espérons une traduction prochaine, en 2025, aux éditions Urban Comics.
Merci Juni Ba.
Merci !