« Si vous trouvez les bons mots, vous pouvez toucher les gens au plus profond » – Will McPhail l’interview

Interview Will McPhail Comixtrip Quai des Bulles (crédit photo : Comixtrip)

Il vient de recevoir le prix de la Bande Dessinée Fnac-France Inter. Will McPhail est l’auteur d’Au-dedans, roman graphique publié en janvier 2024 par les éditions 404 Graphic. En octobre, à Saint-Malo, à l’occasion de la remise du prix comics ACBD, l’artiste nous avait accordé une interview pour nous permettre de comprendre comment un dessinateur de presse humoristique devient l’auteur d’un roman graphique brillamment ennuyeux.

 

Will McPhail New Yorker 2021YC : Will McPhail, vous étiez dessinateur de presse, qu’est-ce qui vous a décidé à passer à la bande dessinée, tardivement dans votre carrière ? 

WMP: Je travaillais pour le magazine The New Yorker, à l’origine, principalement pour du dessin de presse d’humour en une case. J’adorais cela, mais cela s’avérait tout de même un peu restrictif. J’ai toujours voulu m’exprimer dans un cadre plus large. Un jour, mon agente de l’époque m’a envoyé un mail pour me demander si je voulais écrire un livre, et j’ai répondu oui. J’ai travaillé quelques idées, dont celle à l’origine de Au-dedans. Et c’est elle qui m’a dit « fais celle-ci », alors je n’ai pas lutté et c’est celle que j’ai prise.

Quels sont les bandes dessinées qui ont nourri votre culture en la matière ? 

Principalement des références américaines. Pas des comics de super-héros, je n’en ai jamais trop lus. J’ai grandi exclusivement avec Calvin & Hobbes. Je n’ai tellement lu que ça, que j’en connaissais le moindre mot, page après page. Je me suis beaucoup intéressé aux autres dessinateurs du New Yorker. Ce n’est vraiment que très tard que je me suis intéressé au roman graphique. Et donc, avant tout des œuvres venues des États-Unis.

Vous êtes anglais, il y a tout de même une certaine bande dessinée anglaise. Qu’est-ce qui explique que vous n’ayez pas été touché par ces artistes ?

Parce que c’est ma mère qui m’a mis dans les mains du Calvin & Hobbes et m’a dit que je n’avais besoin de rien de plus. [rires] On y revient.   

Au moment de vous lancer dans la bande dessinée, avez-vous pensé à modifier votre dessin pour le faire évoluer vers autre chose que votre dessin de presse ?

Oui, j’ai fait cela, d’une certaine façon. Déjà, en choisissant de ne pas me limiter à ce noir et blanc un peu ennuyeux et en m’autorisant ces pages explosives de couleurs. Pour ces paysages, j’ai nécessairement dû adapter mon dessin. Je voulais quelque chose de plus franc, de moins restrictif. Mais pour les scènes classiques, pour les personnages, j’ai préféré conservé mon style initial. Il me semble que c’est le dessin qui me représente le mieux. Même si c’est un dessin très inspiré par Bill Watterson, presque même copié sur lui. Je pense que la plupart des dessinateurs essaient d’imiter leurs héros, jusqu’à ce que nous comprenions que ce que nous aimons, c’est qu’ils soient complètement eux-mêmes. Alors si tu veux être comme ton héros, tu te dois d’être toi-même et donc de trouver ton propre style.

À quel moment de votre processus créatif avez-vous eu l’idée de ces moments de couleurs intenses dans le récit ?

C’est sans doute la toute première idée, la matière qui a alimenté le reste du livre. C’était donc cette idée qu’à partir du moment où vous dites les bons mots, ceux qui comptent, vous pouvez toucher les gens au plus profond de leur être. Cela n’arrive pas tout le temps, cela reste rare, dans la vraie vie, ces connexions véritables avec les gens. Il me semblait que ce vécu s’apparentait au passage du noir et blanc à la couleur. Il n’est plus question des mots prononcés mais bien des sentiments auxquels on accède. Et cet artifice me semblait vraiment pertinent. Et d’ailleurs, c’était ce que je cherchais. La bonne idée de départ. Je ne sais pas si c’est pareil pour tous les auteurs, mais je peux rester longtemps à chercher cette idée essentielle, à lui laisser le temps de se développer jusqu’à ce qu’elle explose d’évidence. Une fois que j’ai trouvé cela, j’ai su que je pouvais écrire l’entièreté du livre.

Au-dedans page couleur

Les séquences muettes, les jeux avec les noms des bars, c’était pour vous amuser ou cela a été difficile à trouver comme concepts ? 

C’était pour m’amuser. Évidemment, je suis très sensible à la façon dont les façades des bars reflètent leur vraie nature. Mais cela m’amusait de donner un avant-goût aux lecteurs de la nature prétentieuse de ces bars dans lesquels le personnage se rend. Et j’en suis désolé pour 404 Graphic, cette petite idée les a obligés à redessiner les cases pour intégrer les noms traduits en français.  

Est-ce aussi ce qui vous relie à votre métier de dessinateur de presse ? Ce genre d’artifice y est très souvent employé.

Oui, il y a de cela. Dans le dessin de presse, il faut savoir se montrer succinct, pour exprimer une blague avec le moins de mots possible. Et même dans les dialogues, en fait, les lecteurs vont bien finir par découvrir qu’il n’y a que quelques mots identiques pour tous les écrire… [rires] C’est mon passif de dessinateur de presse, de ne pas surexpliquer les choses.

Est-ce que cela a représenté un défi pour vous, habitué à ces formats courts, dans le texte, dans le dessin, que de passer au format long de la bande dessinée ?

Honnêtement, oui, ça l’a été. Cela a été un vrai défi, mais que j’ai apprécié. C’était comme utiliser un muscle différent de celui que j’utilise pour le dessin de presse. Et j’ai recommencé depuis, à travailler ce rythme-là.

Comment fait-on pour doser avec justesse des conversations ennuyeuses et en faire un récit passionnant ? 

Au-dedans de Will McPhail (éditions 404 comics)Je ne sais pas si j‘y suis parvenu… [rires] Mais merci, donc, de le dire. Et c’est très intéressant. Parce qu’en fait, j’utilise l’ennui comme un outil. Il y a ces moments de révélation, où le personnage se connecte à quelqu’un et où sa perception du monde explose. Et je voulais qu’avant d’arriver à cela, le lecteur ressente ce que Nick ressent, ce côté blasé. Donc je devais accentuer ce côté ennuyeux du personnage pour que les lecteurs puissent respirer en accédant enfin aux pages en couleur. Et donc oui, c’est bien la question de l’équilibre, que vous évoquez, qui est en jeu.

Vous avez déjà expliqué en interview qu’Au-dedans comportait une dimension autobiographique. Après avoir mis autant de vous dans ce récit, êtes-vous toujours le même ?

Non, je sais que j’ai changé. C’était mon premier livre et c’est pour cela qu’au départ, j’ai mis autant de moi dans le personnage de Nick. Mais pour autant, j’ai compris qu’il fallait aussi que je dérape pour le bien du récit, que j’intègre des éléments qui ne me ressemblent pas, pour le bien du récit. Ce qui fait qu’à la fin du livre, Nick ne me ressemble plus du tout. Mais une fois le livre terminé, je me sens beaucoup plus proche de Wren. Chaque personnage a ses propres mécaniques pour cacher qui il est et elle, elle utilise beaucoup l’humour, comme je le fais, moi.

Vous avez terminé la conception du livre depuis longtemps. Après tant de temps, est-ce qu’il y a quelque chose que vous feriez autrement, dans ce livre ?

Peut-être, mais honnêtement, je ne suis pas vraiment revenu sur son contenu, depuis que je l’ai terminé. Je me sens tellement différent par rapport au moment où j’ai commencé.  C’est un exercice stressant, usant. Si je le regardais maintenant, je le regarderais comme une personne totalement différente. Alors oui, il y a sans doute plein de choses que je ferais différemment, parce que je ne suis plus le même. Je suis devenu carrément brillant pour me connecter avec les autres humains, c’est devenu trop facile. [rires]

Nick prend beaucoup de temps pour comprendre que son rapport à sa mère était au cœur de ses difficultés, après beaucoup de détour. Cette histoire s’est-elle écrite de la même façon ?

Oui, j’ai rapidement su que ce serait le moment pivot du récit. Que la relation à la mère serait le cœur du propos. La relation aux proches que nous perdons, ceux que j’ai perdus dans ma vie. Toutes ces relations que l’on n’a pas pu explorer parce que l’autre est parti. J’ai été élevé par une mère célibataire, qui travaillait beaucoup et avec laquelle j’ai eu une relation merveilleuse. Mais dont la personnalité et dont les liens avec elle m’ont longtemps défini. C’est pour cela que j’ai voulu en faire le cœur du livre.

Nous parlons beaucoup de l’histoire, mais comment avez-vous travaillé ? Avez-vous écrit d’abord le scénario ou bien avez-vous avancé histoire et dessin en même temps ?

J’ai d’abord tout écrit. C’était mon premier livre, je ne savais pas vraiment comment je devais procéder, mais c’est ainsi que je l’ai fait. J’ai plutôt une bonne coordination cerveau-main. Ce qui fait que ce que j’imagine dans ma tête, finit toujours à l’identique sur le papier. Je savais en y pensant, à quoi cela allait ressembler. Mais j’ai écrit certains dialogues après le dessin. D’ailleurs, c’était déjà ce que je faisais pour mes dessins de presse. Les idées d’abord, le dessin ensuite. Je ne sais pas si c’est la bonne façon de faire, mais c’est celle qui fonctionne pour moi.

Au-dedans de Will McPhail (éditions 404 comics)

Qu’avez-vous pensé quand vous avez appris que votre livre serait publié en France ?

C’était excitant, je n’arrivais pas à y croire. Étonnamment, les premiers lecteurs du livre, en anglais, m’ont dit qu’ils pensaient que les Français allaient adorer. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que nous partageons une même façon de voir les choses, vous et moi. J’essaie d’apprendre le français en tout cas. Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le monstre apprend à lire l’anglais grâce à un livre de son autrice. Je me suis dit que j’allais faire pareil, en lisant mon propre livre en français. [Rires] Mais ça ne marche pas très bien pour l’instant.

Et donc, après une expérience aussi réussie, comptez-vous poursuivre dans la bande dessinée ?

Oui, je sens que j’ai encore quelque chose à donner aux lecteurs, alors je vais continuer.

 Will McPhail est à retrouver sur le stand 404 Graphic au FIBD d’Angoulême. L’éditeur a par ailleurs annoncé la publication du recueil de dessins d’humour du même auteur Love & Vermin, au cours de l’année 2025.

Article posté le jeudi 09 janvier 2025 par Yaneck Chareyre

Au-dedans de Will McPhail (éditions 404 comics)
  • Au-dedans
  • Auteur : Will McPhail
  • Traducteur : Basile Béguerie
  • Editeur : 404 Comics
  • Prix : 26,50 €
  • Sortie : 18 janvier 2024
  • Pagination : 280 pages
  • ISBN : 9791032408124

Résumé de l’éditeur : Le premier roman graphique de Will McPhail dessinateur du New Yorker est un récit vivifiant et émouvant centré sur la personne de Nick, un jeune homme renfermé qui va lentement s’éveiller au monde. Nick est un jeune citadin, illustrateur, dont la vie oscille entre ses projets personnels et un travail alimentaire au sein d’une agence de publicité. Il prend la pose dans des cafés et des bars à bière artisanale, conscient que quelque chose manque à sa vie, et que ce quelque chose ce sont les autres et leurs mondes intimes. Bien plus qu’un critique ou un récit autobiographique simpliste de la vie d’un millénial parmi les millénials, cette tranche de la vie de Nick s’attarde sur le fossé qui nous sépare tous les uns des autres. Qu’il s’agisse du barista au coin de sa rue, des membres de sa famille ou de Wren, une oncologue dont le chemin croisera douloureusement le sien, Nick ne peut s’empêcher de penser qu’il existe un monde caché d’interaction humaine hors de sa portée. Nick s’ouvrira finalement aux autres au moment le plus tragique de sa jeune vie. Illustré à la fois en noir et blanc et en couleurs dans le style immédiatement reconnaissable de McPhail,  » Au-dedans  » est poignant autant que frais et hilarant. Ce dessinateur phare du New Yorker transmute ici le roman graphique avec une compassion déchirante, écho incarné de nos sociétés où flotte le spectre de l’isolement.

À propos de l'auteur de cet article

Yaneck Chareyre

Journaliste , critique et essayiste BD depuis 2006.

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