Tintin outre-Manche

Plus besoin de présenter le héros de Georges Rémi, sa houppette blonde a fait le tour du monde, et sa silhouette est désormais universellement connue.

La traduction y est pour quelque chose dans le succès international de Tintin. En effet, c’est en 1951 que les aventures du jeune reporter traversent la Manche pour la première fois. Depuis, tous les 24 albums de la série ont été traduits en plus de 40 langues officielles, et à peu près autant de langues régionales, faisant de Tintin une aubaine pour les chercheurs en traduction.

Cet article se propose d’explorer les défis de traduction que les traducteurs anglais, Leslie Lonsdale-Cooper et Michael Turner, ont dû relever en traduisant un des albums de la série, Coke en Stock. La version originale de l’album date de 1958, et sa traduction anglaise, The Red Sea Sharks, est parue en 1960.

Coke en Stock présente un intérêt traductologique particulier de par sa richesse d’éléments de comparaison. On y retrouve le plus grand nombre et la plus grande variété de personnages de tous les albums – Hergé l’avait conçu comme une sorte de « réunion de famille » – mais aussi toute une ribambelle de jeux de mots, manières d’expression, accents et références culturelles qui font tout le charme de Tintin. Cependant, Coke en Stock a aussi fait l’objet de critiques à cause de ses tonalités quelque peu xénophobes – notamment dans la représentation des esclaves Noirs d’Afrique. Une deuxième version plus politiquement correcte fut donc publiée en 1967.

Mais la version anglaise, elle, n’a jamais été mise à jour : elle est restée une traduction de la première version originale.

TRADUIRE DE LA LITTÉRATURE POUR ENFANTS

  • La traduction des noms propres

Si traduire de la littérature pour enfants est déjà une tâche assez ardue, traduire une œuvre aussi culte et ancrée dans la culture locale que Les Aventures de Tintin relève de l’exploit.

Une des transformations majeures que la série a dû subir concerne l’adaptation des noms propres. Le but des traducteurs, de ce point de vue, était de transposer leurs significations tout en les rendant accessibles à un public de jeunes anglophones. C’est ainsi que Milou est devenu Snowy dans la version anglaise, car le son «ou», orthographié à la française, se serait révélé difficile à déchiffrer et à prononcer pour les jeunes anglais. De plus, le nom de Snowy dérive du pelage blanc comme neige («snow») de Milou, respectant ainsi le désir d’Hergé de faire transparaitre dans les noms de ses personnages une de leurs caractéristiques principales.

Hergé suit ce même procédé créatif pour les noms des détectives Dupond et Dupont. Dans une étude sur la traduction anglaise des noms propres, Catherine Delesse (2008) estime que ce choix de patronymes révèle les aspects médiocres et stupides qui caractérisent les deux jumeaux. De plus, bien que l’orthographe des deux noms diffère légèrement, ils se prononcent tous deux de la même façon en français, faisant écho à l’apparence presque identique des deux personnages. Les équivalents anglais Thompson et Thomson se prononcent aussi de la même manière, et la différence orthographique ainsi que la banalité des noms ont été maintenues. La transposition de tous ces éléments était en effet essentielle à l’histoire, particulièrement dans Coke en Stock, où les deux détectives utilisent l’orthographe de leurs noms pour se différencier au téléphone.

Cependant, les traducteurs n’ont pas toujours réussi à trouver des équivalents aussi adéquats. Le nom du Professeur Tournesol, par exemple, englobe deux significations en français : il désigne la fleur de tournesol, mais également un élément chimique, faisant référence à l’expertise du professeur en la matière. En anglais, le Professeur Tournesol devient Professor Calculus : la référence scientifique ne renvoie plus à la physique-chimie et n’est donc que partiellement maintenue.

  • Traduire les façons de parler des personnages

Le style et le génie d’Hergé reposent en grande partie sur ses personnages et sur leurs façons de parler. Alors que Tintin s’exprime dans un français commun de tous les jours, les autres personnages réunis dans Coke en Stock ont leur propre façon de parler, ou idiolecte. Les deux Dupondt font souvent des contrepèteries, le capitaine Haddock est célèbre pour ses expressions marines et ses insultes plus créatives les unes que les autres, et enfin, la surdité partielle du Professeur Tournesol donne souvent lieu à de multiples incompréhensions.

L’importance de ces idiolectes a bien évidemment été relevée par les traducteurs anglais. Dans Coke en Stock, l’idiolecte du capitaine Haddock est assez proéminent de par sa présence tout au long de l’album et sa colère exprimée à plusieurs reprises. Son fameux «mille milliards de mille sabords» contient une allitération en ‘m’, ainsi que le terme typiquement marin de «sabords». Dans The Red Sea Sharks, les traducteurs ont réussi à maintenir les deux caractéristiques de l’expression originale avec «billions of blue blistering barnacles», qui comprend aussi une allitération – en ‘b’ cette fois – et une référence au monde marin avec le mot «barnacles», désignant un crustacé.

L’expression du capitaine Haddock est tellement caractéristique de sa personne que l’un des personnages de Coke en Stock, le petit Abdallah – fils de l’Emir, envoyé provisoirement en Europe par son père – donne au capitaine le surnom de «Mille Sabords». Dans une lettre qu’Abdallah lui a laissée avant de quitter Moulinsart, il orthographie phonétiquement le surnom du capitaine, ce qui donne «Milsabor». Dans un souci de fidélité et un désir de produire le même effet comique que l’original, les traducteurs anglais ont, eux aussi, incorporé des fautes d’orthographe, transposant ainsi l’expression anglaise en «Blistring Barniculs».

Cependant, les traducteurs semblent avoir fait l’impasse sur un détail dans les dessins. La lettre d’Abdallah, mentionnée auparavant, apparait dans deux cases distinctes : une première fois entre les mains du capitaine Haddock, puis en gros plan, pour montrer l’écriture d’Abdallah. Dans la première case, les mots sont illisibles, mais la forme et la longueur de ceux-ci correspondent clairement à ceux de la deuxième case. Toutefois, dans la version anglaise, le dessin de la première case n’a pas été modifié et ne correspond donc pas à la deuxième case, donnant lieu à une incohérence. Celle-ci soulève un autre problème de traduction non négligeable dans la traduction de BD : celui de la relation étroite qu’entretiennent texte et images dans le genre de la BD.

  • La traduction des accents

L’humour des Aventures de Tintin ne se construit pas uniquement sur les façons de parler des personnages, mais aussi sur les accents des personnages secondaires étrangers, qui donnent souvent lieu à diverses blagues et jeux de mots. La foule de personnages aux origines variées qui peuple Coke en Stock constitue un parfait support à l’étude de la traduction des accents. Dans la série, Hergé a transcrit les accents de manière phonétique, en se basant sur la perception qu’un francophone belge aurait de cet accent. Parfois, Hergé a agrémenté le discours des étrangers de quelques mots caractéristiques de la langue maternelle du personnage, ainsi que certains éléments syntactiques montrant qu’il ne maitrise pas totalement le français. En traduction, le point de départ de la transcription de ces accents n’est plus le français, mais la langue cible, à savoir l’anglais, et la perception qu’aurait un anglophone de l’accent en question.

Le premier accent auquel le lecteur est confronté dans Coke en Stock est celui du Général Alcazar, rencontré tout à fait par hasard par Tintin et le capitaine Haddock. Le Général Alcazar, d’origine sud-américaine et qui avait croisé le chemin de Tintin quelques albums plus tôt, s’exprime avec un fort accent espagnol : les ‘e’ muets sont vocalisés et transcrit en ‘é’, et le son ‘u’ français devient un ‘ou’, fort de l’incapacité du personnage à le prononcer correctement. De plus, le discours du Général est ponctué d’expressions typiquement espagnoles, telle que «Caramba !». En dépit de cet accent, le français du Général est grammaticalement correct, compte tenu aussi de la relative proximité des deux langues en termes de racines et structure. Cette observation ne peut cependant pas s’appliquer à la version anglaise, où la transcription du discours du Général contient des erreurs syntactiques ainsi que de nombreux mots espagnols tels que «qué», «sí» ou «por favor». Bien que les traducteurs aient réussi à retranscrire, voir même accentuer, les origines sud-américaines du personnage, ils n’ont pas pu reproduire l’effet comique qui en découle : dans la scène originale, Tintin imite accidentellement l’accent du Général Alcazar en prononçant un ‘é’ à la place d’un ‘e’ muet, avant de s’excuser rapidement et de se corriger. Cependant, la retranscription anglaise ne contenant pas d’erreurs de prononciation, la gaffe de Tintin ne peut être reproduite et l’effet comique est malheureusement perdu.

Les problématiques autour de la responsabilité culturelle dans la traduction des Aventures de Tintin

  • Clichés et stéréotypes

Les Aventures de Tintin tirent leurs effets comiques non seulement des stéréotypes sur la représentation de personnages étrangers – à travers leurs accents – mais également des clichés et stéréotypes locaux, tels que des expressions françaises utilisées par les autres personnages.

Les deux personnages représentant le mieux le manque d’originalité qui caractérise les clichés sont les détectives Dupond et Dupont. Leurs discours sont ponctués de banales expressions françaises, telles que «motus et bouche cousue». En anglais, l’équivalent «mum’s the word» est utilisé, mais il est intéressant d’examiner ce qui arrive à cette expression lorsqu’elle est sujette à une contrepèterie. Dans la version originale, celle-ci devient «botus et mouche cousue», que la version anglaise a adapté avec «dumb’s the word». L’effet comique de la contrepèterie est maintenu, mais la version anglaise est même plus explicite en utilisant le mot «dumb» («stupide»), rendant bien le côté un peu idiot et banal des jumeaux.

Quant aux stéréotypes, les plus flagrants sont ceux qui se réfèrent au pays natal de Tintin, la Belgique. Parmi les personnages d’Hergé, le capitaine Haddock, célèbre pour ses insultes colorées, utilise quelques expressions évoquant certains stéréotypes belges. Dans Coke en Stock, une de ses insultes préférées est «moule à gaufres», qui fait clairement référence à la production de gaufres qui participe à la renommée de la Belgique. Mais il est évident qu’un anglophone, particulièrement un enfant, pourrait ne pas se rendre compte du stéréotype et, par extension, de la référence culturelle contenue dans cette expression. L’expression a donc été remplacée par un mot, «pockmark» (désignant une cicatrice de vérole), qui n’a absolument rien à voir avec l’original. Ce mot est donc un ajout justifié de la part des traducteurs, car pour le capitaine Haddock l’impact des sonorités des mots de ses insultes est plus important que le sens même de celles-ci. Toutefois, les traducteurs ont quand même tenu à pallier à la perte de la référence culturelle en ajoutant dans la série d’insultes du capitaine, le mot «jellied-eel», faisant référence à un plat traditionnel anglais et s’inscrivant parfaitement dans les sonorités des autres insultes.

  • Les controverses autour de la représentation des personnages étrangers

Comme indiqué dans l’introduction, il existe deux versions françaises de l’album Coke en Stock, publiées respectivement en 1958 et 1967. Hergé lui-même a dû réécrire quelques répliques, à la suite de controverses concernant l’image donnée des personnages d’origines africaines. Bien que l’album confirme explicitement sa position contre le trafic d’esclaves, la représentation des esclaves africains ainsi que la façon de parler qui leur est attribuée, ont fait l’objet de critiques.

Dans la première version de Coke en Stock, les personnages africains parlent «petit-nègre», un type de langage dérivant du français et parlé dans les colonies. Ce langage se caractérise par des phrases simples, l’utilisation d’un complément d’objet indirect au lieu d’un complément d’objet direct, ainsi que l’emploi de verbes à l’infinitif. Les critiques à propos de cela ont fait pression sur Hergé qui a donc décidé de modifier le discours de ces personnages. Ainsi, dans la deuxième version française, seul le capitaine Haddock parle «petit-nègre», pour parodier les personnages africains, qui parlent désormais un français grammaticalement correct, mais n’utilisent que de courtes phrases à l’indicatif. Le dialogue, qui semblait cohérent dans la première version, apparait comme décalé dans la deuxième.

La traduction anglaise publiée en 1960 est en fait la traduction de la première version française qui avait fait l’objet de critiques. Elle est, à ce jour, la seule traduction anglaise disponible de cet album. Les traducteurs se sont donc efforcés de transposer le langage «petit-nègre». Les esclaves parlent donc un anglais écorché et simplifié. Toutefois, bien que la réponse parodique du capitaine Haddock ait été traduite selon ces mêmes critères, elle apparait néanmoins beaucoup moins infantilisante que la version originale française, lui donnant ainsi une tonalité plus neutre.

Les critiques qu’Hergé a dû satisfaire ne se limitent pas aux discours des personnages étrangers, mais affectent également certaines insultes connotées du capitaine Haddock, ainsi que la lettre de l’Emir, qui est passé d’un français écorché à un français exagérément poétique et démodé.

  • Tintin: héros international, mais qui reste intrinsèquement belge

Fort de son succès et de ses nombreuses traductions, Les Aventures de Tintin se sont forgées une réputation internationale, et la silhouette de Tintin et peut-être bien la plus reconnaissable du monde de la BD. Toutefois, chaque album demeure profondément ancré dans la culture belge, et même plus précisément bruxelloise. Tintin représente en effet le typique habitant de Bruxelles de l’époque. Toutefois, les éléments qui composent son identité sont tellement spécifiques à la culture locale que seul un public de lecteurs belge peut les remarquer. Pour les traducteurs anglais, ces éléments se sont révélés être intraduisibles, compte tenu de cette spécificité.

Un premier exemple, tiré de Coke en Stock, est le nom du pays où se déroule l’histoire : le Khemed. Ce mot vient en effet du dialecte bruxellois dérivé du néerlandais, et se traduirait littéralement par «j’ai quelque chose», dans le sens de «quelque chose m’est arrivé». Le nom du pays devient ainsi transparent, puisqu’il constitue l’arrière-plan de l’intrigue. Bien entendu, cette subtilité directement issue du génie d’Hergé est malheureusement perdue dans la traduction.

Autre exemple, le nom du chef des forces armées révolutionnaires du Khemed, le Sheikh Bab El Ehr. Ce nom dérive, lui, du mot bruxellois «babbeleer» qui signifie «pipelette impertinente». Hergé se moque donc clairement du méchant de l’histoire, mais ce trait d’humour n’est perceptible que par les lecteurs bruxellois pure souche. En traduction, l’effet comique contenu dans le nom du personnage n’a évidemment pas pu être rendu.

Ainsi, dans un souci de rendre la BD attrayante pour les jeunes lecteurs anglophones, tout en veillant à respecter l’identité intrinsèquement belge de Tintin, les traducteurs ont opté pour la fidélité – vis-à-vis d’Hergé et de sa patrie – quitte à devoir essuyer quelques pertes dans le passage d’une langue à l’autre.

SARAH MORETTI

Article posté le vendredi 04 novembre 2016 par Comixtrip

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