Hergé : retour sur quelques entretiens

Alors que l’exposition sur Hergé bat son plein, il n’était pas inintéressant de retrouver quelques déclarations plus ou moins anciennes du maître sur son métier, son art et son souci de la narration.

LA RECONNAISSANCE DE LA BANDE DESSINÉE COMME UN ART : UN PEU D’HISTOIRE

Au moment où tous les spécialistes en tintinophilie surfent – à juste titre – sur le succès de l’expo parisienne, Comixtrip a retrouvé, grâce à la mémoire d’anciens journalistes (il se trouve qu’ils appartenaient, à des époques différentes, à la rédaction du Figaro) de «vieux» articles ou interviewes consacrés à George Remi, dont il n’y a nulle trace (et pour cause) sous la verrière du Grand Palais.

Un mot d’histoire pour mettre tout ceci dans le contexte. La reconnaissance de la bande dessinée (n’oublions que le mot ainsi forgé n’apparaît, semble-t-il qu’en 1959 !) en tant qu’art – dans un pays où fleurissaient pourtant les illustrés pour la jeunesse – remonte aux deux grandes sociétés savantes : le Celeg (Centre d’études des littératures d’expression graphique) de Francis Lacassin et Alain Resnais et de sa concurrente, la Société civile d’études et de recherches des littératures dessinées (Socerlid) présidée par Claude Moliterni, surnommé rapidement le «pape de la bande dessinée». Ce dernier va organiser coup sur coup deux expositions essentielles dans l’histoire du neuvième art : «Dix millions d’images» d’abord en 1965, puis «Bande dessinée et figuration narrative» en 1967.

LE FIGARO PRÉCURSEUR

C’est en partie grâce aux articles d’un journaliste (un «simple» critique artistique) du Monde que le succès va sourire à la première entraînant près de 500.000 visiteurs à la seconde. Un tout petit peu plus tard, ce sont deux «modestes» secrétaires de rédaction du Figaro, quotidien qui trônait à l’époque au Rond Point des Champs Élysées (mais oui, juste à côté du Grand Palais, le monde est petit !), Pierre Lebedel et Michel Daubert qui vont être parmi les premiers, dans des grands médias parisiens qui n’en parlaient jamais, à sortir la bande dessinée de l’image d’Épinal infantilisante ou américano-dépendante dans laquelle elle pataugeait malgré (ou à cause ?) répétons-le, du nombre important de magazines à destination de la jeunesse.

Ainsi au cœur du mois d’août 1970, le Figaro titre en Une : «La bande dessinée franco-belge supplante les Américains» . Et nos confrères, dans une page en grand format, mènent une enquête sur «ce phénomène qui est entré dans nos mœurs et qu’il n’est plus possible d’ignorer» comme l’écrit leur rédacteur en chef.

En fait, les journalistes tracent, à destination d’un lectorat qui justement (et manifestement) ignore tout du sujet, un portrait rapide du métier de dessinateur de BD, de ses contraintes, du temps qu’il faut pour faire une case, des rapports avec les éditeurs, etc ; leur apprennent ce qu’est un phylactère ; citent quelques grands noms et quelques «écuries» (les quatre magazines majeurs de l’époque : Spirou, Pif, Tintin et Pilote); Francis Lacassin y estime que «les dessinateurs français manquent trop souvent du sens de l’épique» ; et font allusion au premier grand rassemblement international de Bordighiera en Italie (qui entraînera le salon de Lucca, qui entraînera celui d’Angoulême, etc) et à la bataille justement entre le Celeg et la Socerlid.

SORTIR DES CLICHES NÉGATIFS

Un «grand public» ignorant et réticent certes, mais qui achète pourtant le dernier Astérix à 1,3 million d’exemplaires alors que les aventures de Tintin atteignent (déjà) les vingt millions cumulés.

Ce qui ne va pas empêcher nos deux mousquetaires de remettre le couvert dans le Figaro Littéraire, cette fois, en mars 1971, sous le titre : «La bande dessinée, un art d’aujourd’hui ». Interwieves de Hergé, Gillain et Goscinny présentés comme «les maîtres à penser» et ceux de Tardi, Druillet, Mézières et Gotlib présentés comme les jeunes loups, tenants d’une «école de Paris».

Pierre Lebedel, qui sera membre des premiers jurys d’Angoulême (de 1974 à 1980) puis poursuivra sa carrière de chroniqueur BD dans les colonnes de La Croix, considère, avec le recul, que ces rencontres de dessinateurs et cette promotion de la BD dans un quotidien «sérieux» ont contribué (un peu) à la sortir des clichés négatifs qui l’entouraient. Trois ans avant le premier salon charentais !

Les propos de Hergé (âgé alors de 64 ans) en train de peaufiner les premières pages des Picaros sont intéressants à remettre dans ce contexte d’une représentation de la BD comme un «art». Personne ne disait encore Neuvième art (le huitième, rappelons-le, est les médias audio-visuels dont la télé).

«La recherche d’une grammaire nouvelle de la BD que l’on trouve chez de jeunes auteurs – déclare Hergé qui cite pêle-mêle Druillet, Mézières, Giraud, Gotlib – admirables dessinateurs, me semble porter un gros risque d’esthétisme au détriment de la lisibilité. La recherche se fait toujours au détriment du naturel. On perd de vue la narration qui est à mon sens, le caractère essentiel de la bande dessinée. Tordons le cou à l’esthétisme ! ». Un peu plus loin, le maître atténue ses critiques : «L’audace de cette nouvelle génération me ravit !».

Puis il a ces propos (nous sommes en 1971, finalement ce n’est pas si vieux au regard de l’histoire d’un art !) : «L’art figuratif s’est réfugié dans la bande dessinée. On commence à s’apercevoir que c’est un moyen d’expression à part entière. Après avoir moi-même considéré qu’il s’agissait d’un genre mineur, je me suis rendu compte (…) que la démarche créatrice, qu’elle soit d’un peintre ou d’un dessinateur de bandes est absolument la même : c’est la qualité singulière du créateur qui détermine tout !».

Propos qui résonnent en harmonie complète avec les éléments de l’expo du Grand Palais où le talent de graphiste et d’artiste de Hergé éclate particulièrement.

LA BANDE DESSINÉE S’OUVRE AUX AUTRES TITRES MEDIA

Pierre Lebedel deviendra l’ami de Jacobs (dont il éditera la correspondance : «Le manuscrit : E.P. Jacobs» édité par Dexia) de Jacques Tardi et de Florence Cestac (entre autres) apparaissant dans quelques albums (120 quai de la Gare ou La véritable histoire de Futuropolis) avant de créer le Festival du 813 polar de Reims ; Michel Daubert, lui, continuera aussi sa critique BD dans les colonnes de Télérama, cette fois, l’hebdomadaire télé s’impliquant fortement dans l’animation médiatique d’Angoulême. Il sera aussi l’auteur d’un «Musée Hergé» (aux éditions de la Martinière) qui fait partie des nombreux ouvrages de référence sur le maître de l’avenue Louise.

L’avenue Louise, justement. C’est là que fut reçu, pour parler des cinquante ans de Tintin, le journaliste Jean-Louis Gazignaire qui devait produire, dans le Figaro Magazine, cette fois, un très long reportage. Nous sommes cette fois en septembre 1978 mais on a l’impression, à la lecture de ces pages, que les lecteurs ne savent rien – ou pas grand chose – d’un «vieux» monsieur de 71 ans qui est un monstre sacré et de sa créature dessinée qui est un mythe mondial. Et qu’il faut donc tout leur (ré)apprendre.

Le journaliste qui se souvient surtout de la gentillesse de son interlocuteur (qui l’a aidé à bricoler son magnétophone qui ne marchait pas bien!) a entraîné Hergé dans des questions hyper classiques dont les réponses figurent déjà, sous une forme ou une autre, dans la multitude d’ouvrages de référence écrits sur ce personnage, comme tous les grands auteurs, fort complexe.

Mais il est toujours passionnant de les relire à l’aune de cette exposition magistrale, qui fait, si l’on en croit les quelques critiques (fort modestes vu la qualité exceptionnelle de ce que le public peu admirer au Grand Palais) assez peu la part belle au récit hergéen.

ANTISÉMITISME, RACISME : HERGE RÉPOND

Sur la problématique traditionnelle des Soviets (anti-communisme primaire) et du Congo (racisme une sorte de « racisme innocent» reconnaît-il et colonialisme), Hergé redit qu’il avait 20 ans à l’époque et que la très catholique Belgique avait été «terrifiée» par l’assassinat de la famille impériale du Tsar. Comme il répète que personne ne s’était offusqué, de la célébrissime pub pour la poudre chocolatée «Y’a bon, Banania !».

Et qu’après tout, dans l’album, «les seuls méchants, ce sont tous des Blancs». Le dessinateur en profite d’ailleurs pour glisser une petite pique contre les «professionnels du redressement de torts» !

Sur l’accusation d’antisémitisme, il admet qu’ayant dessiné un Blumenstein non par racisme mais par «symbolisme», car pour lui («et pour tant d’autres» ajoute-t-il), en 1941, «la banque, la finance, c’était synonyme d’israélite», c’était «un peu simpliste et discourtois». Dès la première réédition, de l’Étoile Mystérieuse, «ayant appris l’existence des camps de la mort, les rafles et par respect pour ceux qui ont souffert», il a donc changé le nom en Bohlewinkel, «nom, en jargon bruxellois, de ces boutiques installées à la sortie des écoles où l’on trouvait mille trésors, et surtout des bonbons !»

Et anecdote, il précise au journaliste du Figaro Magazine qu’à peine cette nouvelle édition sortie, il a découvert dans le journal, un avis de décès d’un citoyen hollandais du nom de… Bohlewinkel.

«Ma vie  se confond avec celle de Tintin depuis cinquante ans !»

Sur la grande question autour de la BD est-elle un art, le maître a, comme d’habitude, la réponse de la modestie. «Personnellement, confie-t-il à Jean-Louis Gazignaire, mon seul souci, c’est de raconter une histoire». «Je ne cherche pas à faire beau mais à créer sans cesse et à nourrir un style, mon style !» ajoute Hergé qui assure ne pas lire de bandes dessinées : «Je joue à l’autruche. J’ai trop peur d’être influencé. Je perds sans doute des choses mais je reste moi-même !» Et même s’il se réjouit de l’essor de la BD, il affirme «qu’il faut savoir rester modeste» : «Nous sommes d’abord des raconteurs» insiste-t-il.

Un conteur qui emprunte désormais les «chemins de la sagesse» et avoue «s’intéresser de plus en plus à la psychothérapie et aux philosophies orientales».

D’ailleurs (il a 71 ans au moment de cet entretien, rappelons-le) «le succès de Tintin continue de me surprendre ». «Qu’y a-t-il de commun entre moi et des lecteurs dont j’ignore jusqu’au mode de vie : je ne sais pas ! Le succès est un mystère !»

Un mystère qui persiste à conduire des milliers de visiteurs sous la verrière de l’avenue Winston-Churchill. «Ma vie, résumé Hergé*, se confond avec celle de Tintin depuis cinquante ans !».

«Après moi, en tout cas, personne ne continuera Tintin.»

Et puis, viendront, à la fin de cette rencontre dans les bureaux de l’avenue Louise, ces quelques réflexions autour de l’avenir* avec cette exclamation sortie du cœur : «Tuer Tintin, vous n’y pensez pas ! Quelle chose abominable !» Et cette promesse à laquelle s’accrochent pour l’heure les héritiers : «Après moi, en tout cas, personne ne continuera Tintin.» Et comme il avait eu, dans l’entretien, cette phrase : «Je fais Tintin pour moi !», il aura cette magnifique conclusion qui aurait pu servir de titre à l’exposition du Grand Palais : «Tintin, c’est moi !»

* Lire le texte intégral de ce passage dans le diaporama.

(Un grand merci à nos confrères Pierre Lebedel et Jean-Louis Gazignaire – qui vient de publier un roman «Victor ou la folle idée» chez Villeneuve éditions – d’avoir confié à Comixtrip les souvenirs de leurs entretiens avec George Remi).

Retrouvez notre autre article sur Georges Remi, Hergé et Tintin, maîtres du (grand) palais signé Erwan Tancé.

Article posté le mardi 04 octobre 2016 par Erwann Tancé

À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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