Entretien avec Rémi Farnos pour Les aventuriers de l’Urraca

À l’occasion de la sortie des Aventuriers de l’Urraca, Rémi Farnos nous a accordé quelques minutes pour parler de son album. Des pirates, des trésors invisibles, l’apprentissage de la lecture et un capitaine-conteur sont au cœur de notre entretien avec l’auteur poitevin. Un moment agréable et passionnant.

Les aventuriers de l'Urraca de Rémi Farnos (éditions Le Lombard)

Rémi Farnos, entre le dernier volume de Calfboy et Les aventuriers de l’Urraca, deux années ont passé. Pourquoi vous a-t-il fallu ce laps de temps pour publier ce nouvel album ?

Ça a été long, tout d’abord, parce que c’était mon tout premier contrat chez un gros éditeur. Ensuite, parce que la pagination était plus importante que mes précédentes publications.

De plus, je le voyais comme une production de cinéma. On me donnait un budget conséquent donc je pouvais prendre le temps et aborder tout cela sous un autre angle. C’était l’occasion d’expérimenter quelque chose de nouveau. Notamment expérimenter une forme plus classique. Dans mes précédents projets, je jouais avec la forme et expérimentais des narrations différentes. Je me suis rendu compte que jusqu’à présent, je n’avais jamais réalisé d’album avec une structure classique de la page. C’était donc l’occasion rêvée de me pencher sur cela, au moins sur la structure graphique.

D’autre part, dans l’écriture du scénario, il m’a fallu du temps. Chaque étape de l’album m’a pris un an : le scénario, un an, le story-board, un an, l’encrage, un an et la couleur un an.

Enfin, il faut aussi compter les allers-retours, très pertinents, tout au long de la réalisation, avec Mathias Vincent, mon éditeur chez Le Lombard.

Comment votre projet est-il arrivé au catalogue du Lombard ?

Le premier tome de Calfboy était en sélection jeunesse du Festival d’Angoulême en 2019 et Mathias Vincent était à la recherche de nouveaux auteurs, parce qu’il me semble qu’il venait juste d’arriver au Lombard.

Il m’a alors juste envoyé un message en voyant Calfboy dans cette sélection. Il m’a demandé si j’avais un projet sous le coude parce qu’il aimait bien mon travail et qu’il serait enchanté de travailler avec moi.

« En fait, à part mes livres jeunesse, tous mes albums, je les ai pensés comme “tous publics” »

À part les publications chez Polystyrène (ado/adulte), vous n’aviez publié que des albums ou livres jeunesse. Qu’est-ce que cela vous apporte cette incursion dans la bande dessinée adulte ?

En fait, à part mes livres jeunesse, tous mes albums, je les ai pensés comme “tous publics”. Par exemple, Alcibiade, ma première bande dessinée, a été publiée par La joie de lire, éditeur jeunesse. J’ai donc adapté très légèrement mon histoire à ce public. Je l’ai traitée comme si je parlais à tout le monde. Sans évincer et mettre sur le banc, ni les enfants, ni les adultes.

Calfboy, pour moi, ce n’était pas du tout “jeunesse”. La classification s’est faite parce que La Pastèque est un éditeur plutôt jeunesse.

Pour Les aventuriers de l’Urraca, vu le type d’écriture et le traitement, la quantité des dialogues, ça a fermé la porte aux plus jeunes lecteurs. Même si ça n’empêche pas un lecteur plus jeune de s’y essayer.

Après les cow-boys de Calfboy, pourquoi avoir voulu raconter une histoire de pirates ?

Chacun de mes livres est dans un genre différent. C’est une occasion de tâter le terrain et voir comment je peux jouer avec les codes. Des genres que je ne maîtrise absolument pas d’ailleurs. C’est donc une possibilité pour moi de pouvoir les découvrir.

Pourquoi les pirates ? En fait, c’est un projet très ancien que j’ai réalisé à la fin de mes études aux Beaux-Arts d’Angoulême. Quand je l’ai commencé, j’avais fait 70 pages. Il a d’ailleurs failli être édité. Les pages ont traîné dans mes tiroirs, mais elles n’avaient pas la même forme que celles d’aujourd’hui.

Entre-temps, le projet retravaillé fut mis entre les mains d’un autre éditeur. Mais le travail était trop laborieux, trop mal payé, donc il fut abandonné.

Huit-dix ans ont passé avant que Le Lombard ne me demande si je n’avais pas une idée. J’ai alors présenté la dernière forme de L’Urraca à Mathias Vincent qui m’a dit qu’il allait y avoir beaucoup de travail dessus. J’ai donc tout repris à zéro pour une troisième version. C’est un peu mon projet maudit que je traînais depuis des années.

Est-ce que vous avez lu des livres ou regardé des séries et films sur les pirates pour trouver l’inspiration ?

Oui, mais je dirais, plus pour compléter. Je pars toujours de ma vision un peu naïve d’enfant et d’adolescent – ce que j’ai pu ingurgiter comme informations – pour cela. Mais je fais cela bien plus tard, lorsque le projet est bien ficelé.

« Moby Dick, c’est un de mes romans phare et donc cette référence me paraissait obligatoire dans mon histoire. »

On commence votre histoire avec une ambiance qui rappelle l’Île au trésor, plus tard, on pense à Moby Dick… Où se situe votre récit par rapport à toutes ces références?

Parfois ce sont des clins d’œil. Je m’en nourris. Je compose avec des envies personnelles. Moby Dick, c’est un de mes romans phare et donc cette référence me paraissait obligatoire dans mon histoire. De tout ce que ce livre m’a appris, j’ai voulu injecter dans ma bande dessinée des petites références.

 

On voit que la caractérisation des personnages de votre histoire est particulièrement travaillée (des pirates parfois incultes et vulgaires, un capitaine lettré qui emploie un vocabulaire raffiné). Comment élaborez-vous vos personnages ?

Déjà, il y a le scénario comme trame principale. Sur cet axe-là, il y a juste écrit les points de passage mais il n’y a aucune écriture de personnage à ce moment-là. Il n’y a que de vagues idées, de vagues envies.

Cette trame n’est pas restrictive. Elle ne va pas m’empêcher de pouvoir improviser à l’étape d’après qu’est le story-board. Il est d’ailleurs une deuxième écriture sur l’axe principal. C’est à ce moment que tu viens donner de la chair et de l’âme à tes personnages. Tu peux aussi en inventer d’autres. Sur l’écriture de ton premier scénario, tu ne sais pas vraiment comment tu vas t’y prendre pour toucher au but. Tu as des intuitions mais rien n’est fixé.

D’ailleurs, lors de mon travail avec Mathias Vincent, il a cerné La fouine, un personnage dans mon story-board, et m’a dit de le pousser un peu plus. Il a repéré que c’était un personnage fort et qu’il fallait le développer.

Pendant l’étape du story-board, il y a l’intervention des dialogues. J’ai toujours pensé mes dialogues en les entendant. Je vois donc ces personnages interagir. Quel accent ils pourraient avoir. Est-ce que lui écorche des mots ? Est-ce celui-ci à un langage familier ? Tout cela prend alors forme. L’intuition sur le personnage qui vient de germer, je me dis que ce personnage il sera “comme ça”. Je ne fais pas de fiche sur chacun d’eux.

« Sherman est un personnage ultra affable. Il aime raconter. »

Qui est le capitaine Sherman ? Si vous deviez le présenter au public, vous en diriez quoi ?

Sherman est un personnage ultra affable. Il aime raconter. Parfois, il aime un peu trop raconter d’ailleurs. Il est parfois dans l’extravagance. Mais, il a aussi soif de partage, de transmission. C’est un pirate qui dénote un petit peu dans ce milieu. Il est ambigu dans sa générosité. Il a un côté très égocentrique. Personne ne le remet à sa place. C’est un personnage en roue libre. C’est un peu le capitaine Achab. J’aimais son côté lettré et très savant.

Sherman n’a pas de hauts faits, d’exploits incroyables mais il est fascinant. Il a ce don pour convaincre encore et encore son équipage pour le suivre dans de nouvelles aventures.

Dagmar, le second de Sherman, qui est-il ? Quelles sont les relations entre le capitaine et lui ?

Ils ont l’air assez attachés l’un à l’autre. Sherman est attaché à la naïveté et à la maladresse de Dagmar. C’est un personnage qui n’est pas du tout sûr le lui. Et pourtant, il a le deuxième rôle dans l’équipage.

J’aimais beaucoup ses failles. Devant les autres, il peut perdre contenance. Et parfois, dès que Sherman lui donne un peu de responsabilités, il devient sûr de lui, au point d’en être ridicule.

Dès le début, il est dit que Dagmar travaille pour Sherman depuis 10 ans. Il a donc un lien très fort entre les deux.

Certains personnages restent énigmatiques – on pense à Dagmar ou à Rostand. Est-ce un moyen de pousser le lecteur à raconter l’histoire avec vous en imaginant ce que vous ne dites pas ?

On est dans une ère des séries, quand on creuse un personnage, on le creuse à fond. On découvre tout son parcours, on fait des flashbacks. C’est excessif. Il n’y a plus de mystères.

Dans un format de 230 pages, avec autant de personnages, on ne peut pas tout dire. Il faut des inconnus. C’est très important pour les lecteurs d’imaginer des choses. Il y a assez de choses données pour ne pas trop se demander d’où il vient. En plus, ça n’a pas trop d’intérêt.

« Ce serait la projection idéale de moi-même avec des failles. »

Vous imaginez un conte avec à l’intérieur des histoires contées par Sherman. Quel est le but pour Sherman de les raconter ? Des histoires à l’intérieur de l’histoire qui alimentent le récit.

Mon désir de base – la première version – était les digressions. On rentre dans l’histoire de l’histoire de l’histoire. Sherman nous embarque comme un auteur à part entière. Ce serait la projection idéale de moi-même avec des failles.

À l’origine, je voulais aussi que ces histoires racontées soient dans un autre registre graphique. À chaque fois, que ce soit un autre auteur qui s’empare du récit. J’ai donc recadré avec moins d’histoires. Des trois récits que Sherman raconte, il me semblait intéressant de terminer l’histoire pour qu’il y ait du sens. C’est aussi un travail avec Mathias, l’éditeur. Se dire comment combiner le tout, faire en sorte que ces histoires ne soient pas purement gratuites et n’apportent rien à l’intrigue principale.

Visuellement, j’aimais bien que l’on voit autre chose lorsqu’il raconte pour raccorder avec mes envies d’origine déjà, et cela fait aussi une parenthèse dans la lecture. On rentre un petit peu dans la tête de Sherman.

On ressent dans votre histoire l’importance de la transmission. Dans le cas de Sherman, il s’agit de la transmission de la lecture, de l’écriture et même de ses propres histoires. Quelle importance cela a-t-il pour vous ?

Ce qui me plaisait dans le personnage de Sherman, c’est qu’il était généreux et affable, mais pas juste pour se faire mousser. Son intérêt pour les histoires avait un intérêt sur les autres. Pour réactiver leur envie, pour éclairer ceux qui en montrent le désir.

Pour la relation de transmission avec Charlie, le jeune mousse, dans le story-board, il devait y avoir la confrontation du capitaine dans sa cabine avec un mousse. Je me suis alors dit que s’il lui proposait l’apprentissage de la lecture, cela créait un nouveau nœud narratif qui pouvait être intéressant à explorer. Petit à petit, je me suis dit que d’autres avaient pu bénéficier de ça. On ne sait pas quel pirate. La Fouine est d’ailleurs persuadé qu’il est le seul à en avoir bénéficié.

Personnellement, cette envie de transmettre est importante chez moi. Faire des ateliers avec des jeunes, donner des cours, c’est un plaisir, un bonheur. C’est une vraie nécessité de passer le flambeau de ses connaissances, de ses savoir-faire.

De plus, dans l’univers de la piraterie, c’est une thématique qui n’est pas forcément récurrente.

Dans mes précédentes publications, avec des travaux sous contrainte, il y avait donc ce clin d’œil-là aux lecteurs. Créer une sorte de complicité avec eux.

« C’est une façon de m’amuser, de voir ces personnages qui peuvent aussi me surprendre en leur faisant dire des énormités. »

Passons au rôle de l’humour dans votre album, Rémi Farnos. Il y a parfois des répliques fortes de la part de l’équipage – certaines sont un peu bêtes –  sans aller aussi fort que dans Calfboy. Pourquoi est-ce important d’en glisser dans l’histoire ?

Parce que sans humour, la vie est bien triste. Dans mon écriture, c’est aussi un jeu. C’est une façon de m’amuser, de voir ces personnages qui peuvent aussi me surprendre en leur faisant dire des énormités. Cette tonalité amène vers une autre direction. Lorsque c’est très sérieux, j’aime ces moments de détente. Avec mon graphisme, mes couleurs et  mes lumières, je ne peux pas prétendre à faire un polar sombre.

“Urraca” veut dire “pie” en espagnol, et on sent que le nom que vous avez donné au navire n’a pas été choisi au hasard? Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Il faut se référer à la toute première version de l’Urraca. Tout simplement, le bateau, je l’avais dessiné avec une pie pour la proue. Je suis un grand amoureux des oiseaux. En plus, une pie, c’est très graphique.

Au départ, le premier titre de mon récit était Les héritiers de l’Urraca. La pie est connue pour sa capacité à voler dans le nid des autres, à voler des objets précieux. Pour un bateau pirate, je trouvais ça parfait comme symbole.

« Je ne suis pas serein avec le système de série. »

Vous finissez votre récit sur une fin doublement ouverte. Faut-il comprendre que l’Urraca n’a pas livré tous ses secrets et qu’une suite des aventures est prévue ?

Alors pour moi, c’est un one-shot. Je ne changerai d’ailleurs pas d’avis sur ça. Calfboy, au départ, était prévu en un seul tome et l’éditeur m’a laissé la possibilité d’en réaliser d’autres.

Je ne suis pas serein avec le système de série. L’Urraca est un projet que je traîne depuis de nombreuses années – pas que sous cette forme-là – mais j’ai enfin réussi à l’ancrer donc il faut qu’il puisse maintenant vivre sans moi.

Il est important de laisser des fins ouvertes. On a vu le nœud de l’intrigue et une suite n’apporterait rien. L’imaginaire des lecteurs doit faire sa part.

Comment réalisez-vous vos planches ?

Le trait est au crayon de papier et les couleurs sont au numérique. Pour la première fois, j’ai travaillé au-dessus du format d’impression. J’ai utilisé un format A3, à l’ancienne, puis il y a eu réduction.

J’aime le dessin. J’avais envie de retrouver de la spontanéité, un lâcher-prise. D’avoir un grand format, les cases devenaient alors autre chose. Il y avait aussi plus d’amplitude. Je pouvais proposer d’autres plans et d’autres angles.

Pour l’Urraca, je devenais metteur en scène et même plus, réalisateur.

Rémi Farnos, lorsque l’on est auteur de bande dessinée, il faut toujours penser au coup d’après. Quels sont vos projets ?

Lors de la dernière étape de l’Urraca, la couleur, j’ai fait un stage de formation au métier de story-board pour le cinéma d’animation. Jusqu’à présent, je ne vivais que de mes travaux d’illustrations ou de bande dessinée. Je voulais donc trouver un domaine où je pourrais également trouver un travail pour avoir des fins de mois plus confortables financièrement. Je voulais surtout faire une pause en bande dessinée.

Mais, je me suis fait avoir, j’ai commencé un autre projet, plus minimaliste, plus intimiste avec une pagination raisonnable pour les éditions La joie de lire. J’aimerais aussi pouvoir concrétiser un album avec Alex Chauvel au scénario. Tout en essayant de mettre un pied dans le monde du film d’animation en parallèle.

Entretien réalisé par Victor Benelbaz et Damien Canteau le 28 mars 2024 à Poitiers
Retranscription et mise en page : Damien Canteau

Les aventuriers de l'Urraca de Rémi Farnos (éditions Le Lombard)

Article posté le jeudi 18 avril 2024 par Damien Canteau

Les aventuriers de l'Urraca de Rémi Farnos (éditions Le Lombard)
  • Les aventuriers de l’Urraca
  • Auteur : Rémi Farnos
  • Éditeur : Le Lombard
  • Prix : 26,90€
  • Sortie : 19 avril 2024
  • Pagination : 232 pages
  • ISBN : 9782203276109

Résumé de l’éditeur : Ce ne sont pas les trésors qui font les grands capitaines mais les légendes qu’on raconte à leurs sujets…

Le capitaine Sherman a beau être un pirate émérite, il a tout de même un grand défaut : il ne rapporte quasiment jamais de trésor dans ses cales. Par contre, quand il s’agit de raconter des histoires, il excelle ! Au moins assez pour motiver son équipage à repartir à l’aventure ! Le capitaine et ses hommes seront-ils à la hauteur des plus grandes légendes ?

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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