Entretien avec Alexis Vitrebert pour L’espion d’Orient

Tout juste installé à Poitiers, Alexis Vitrebert a répondu à nos questions sur son nouvel album L’espion d’Orient – Johann Ludwig Burckhardt et Petra, la cité perdue. Un livre adapté du roman de l’universitaire Danièle Masse qui signe également le scénario. Un moment chaleureux autour de la vie romanesque de cet explorateur ayant redécouvert la cité antique de Pétra en Jordanie au début du XIXe siècle.

Alexis Vitrebert, votre précédent album, Le château de mon père, est sorti en 2019 et L’espion d’Orient en janvier 2024. Pourquoi un temps si important entre les deux publications ?

J’ai commencé à dessiner l’album juste avant le Covid. Nous avions signé le contrat avec Delcourt en juin 2020. C’était donc la période du confinement. Un moment suspendu un peu obscur et compliqué. Tout était ralenti en termes administratifs pour les relations avec l’éditeur.

Comment êtes-vous entré en contact avec Danièle Masse, la scénariste de l’album ?

C’est Jean Wacquet, éditeur chez Delcourt, qui m’a proposé le projet. Je ne le connaissais ni lui ni Danièle. Danièle Masse est docteur ès-lettres et a publié deux ouvrages sur Johann Ludwig Burckhardt. L’un d’eux, un roman historique, a servi d’adaptation à notre bande dessinée.

L’album relate la vie d’un explorateur, qui a beaucoup voyagé, et moi, j’étais confiné pour dessiner. Il y avait un drôle de paradoxe dans cette situation.

Pourquoi avez-vous accepté ce projet ?

J’ai été attiré par l’histoire de Burckhardt. Ce côté un peu fou de son existence. Un homme borné et qui avait envie d’aller au bout de ses convictions.

« Pour entreprendre ce genre de périple, il faut être forcément un peu fou et en décalage avec le reste du monde. »

Comment pourriez-vous présenter Johann Ludwig Burckhardt ? Qui est-il ?

C’est un explorateur, très curieux et borné. Pour entreprendre ce genre de périple, il faut être forcément un peu fou et en décalage avec le reste du monde. Il devait être, je pense, quelqu’un de passionnant lorsque l’on devait discuter avec lui.

Comme le souligne Danièle Masse, les écrits de Burckhardt étaient difficiles à lire. Il notait tout ce qu’il faisait, tous les jours, comme un carnet de bord. Comme il n’était pas écrivain, ces mots étaient très objectifs, sans fioriture.

J’aimais aussi toute cette part de mystère qui l’entoure. Il est aussi assez ambigu. Il travaille pour le gouvernement, mais s’en détache. Il fait partie de la bourgeoisie mais s’en éloigne. Il a ce côté ambigu comme Pierre de Nolhac dans Le château de mon père, mon précédent album.

Dans l’album, le lecteur découvre aussi la transformation de Johann Ludwig Burckhardt. Il devient une sorte d’Européen orientalisé. Il passe du catholicisme à l’islam. Est-ce ce changement qui vous attirait également dans le personnage ?

Historiquement parlant, on ne sait pas vraiment jusqu’où il est allé dans l’islam. Y a-t-il vraiment adhéré ou était-ce pour comprendre et se fondre dans la masse ? Sa famille chrétienne affirme qu’il ne s’est pas vraiment converti.

Une partie de ses écrits envoyés en Angleterre ont d’ailleurs été brûlés. Des écrits qui relatent cela. Je pense, qu’avec tout ce qu’il a vécu, il a forcément adopté les mœurs musulmanes.

Son voyage est émaillé de troubles, de guerres et de combats. Qu’est-ce que cela lui a apporté ?

Il était obligé de s’arrêter et de stagner dans certains endroits mais cela lui permettait de s’imprégner de la vie quotidienne des habitants. Cela le ralentit mais cela lui permet de visiter et de se perfectionner.

« Je me suis donc beaucoup appuyé sur les tableaux [de David Roberts], notamment pour la végétation et la lumière. »

Alexis Vitrebert en dédicace à Poitiers pour L'espion d'Orient (crédit photo : Damien Canteau / Comixtrip)

Comment vous êtes-vous documenté ? Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour dessiner ?

Danièle Masse m’a orienté vers les productions du peintre britannique David Roberts. Il a quasiment effectué le périple de Burckhardt, une vingtaine d’années plus tard, vers 1838. Il n’y avait donc que très peu de changements entre le voyage d’exploration et son voyage. Il a peint tous les sites en Égypte et en Nubie. Je me suis donc beaucoup appuyé sur ses tableaux, notamment pour la végétation et la lumière. Il faisait d’ailleurs ses croquis sur place puis a réalisé ses toiles plus tard, en Angleterre. Pour que ce soit plus simple dans mon travail graphique, j’ai acheté des livres sur les œuvres de David Roberts.

J’ai aussi puisé sur internet pour de la documentation photo.

« J’ai essayé de ne pas trop corriger mes erreurs afin de garder ce côté “jeté” comme dans le traditionnel. »

Comment réalisez-vous vos planches ?

Je l’ai travaillé tout au numérique. L’album avait été pensé à l’aquarelle mais le nombre de pages trop importantes m’a fait changer de technique.

Comme je suis graphiste, j’utilise le numérique depuis de nombreuses années. Je travaille aussi comme cela pour Fluide Glacial [Le tatouage mais avec humour !, NDLR].

Pour Le château de mon père, j’ai tout réalisé à la gouache. Et pour mon prochain album, je vais repasser à cette technique. Je prends beaucoup de plaisir avec la gouache.

Avec le numérique, si je fais des erreurs, je peux tout de suite corriger. J’ai néanmoins essayé de garder les “accidents heureux” pour L’espion d’Orient. J’ai essayé de ne pas trop corriger mes erreurs afin de garder ce côté “jeté” comme dans le traditionnel.

L'espion d'Orient - Johann Ludwig Burckhardt et Petra, la cité perdue d'Alexis Vitrebert et Danièle Masse (Delcourt)

 

Avez-vous une appétence pour l’Histoire ?

Oui beaucoup. Je suis souvent déçu par les livres d’historiens parce que ce n’est pas assez romancé. Il manque souvent la chair et le suspense.

J’ai sélectionné des planches pour que vous puissiez les commenter et expliquer comment vous les avez composées.

La double page 4-5. Pourquoi avoir composé cette page de titre ainsi ?

Je voulais faire une introduction comme dans un film. Une première scène puis la page de titre comme le générique de début d’un film.

Je voulais mettre le titre dans l’illustration et donc le rendre plus immersif et ne pas avoir l’impression de lire un livre.

Il me fallait une image emblématique que tout le monde comprenne en la voyant. Mais qui donne aussi envie au lecteur de tourner la page. La première scène se passe au Caire. Les pyramides et le Sphynx sont au Caire, il y avait donc une logique.

« C’était pour moi une vraie partie de plaisir que de dessiner ces planches à Londres. »

Pages 16 et 17 à Londres. Est-ce des planches que vous aimez dessiner avec des décors de villes anciennes ?

J’ai toujours aimé l’ambiance victorienne à la Sherlock Holmes dans les films ou les livres. C’était pour moi une vraie partie de plaisir que de dessiner ces planches à Londres. Je suis d’ailleurs assez mal à l’aise dans des décors plus actuels.

J’aime l’idée de me confronter à une époque que je n’ai pas connue, que plus personne ne vit. Il a fallu que je me documente pour que ce soit réaliste. Le bateau page 16 est vraiment celui du capitaine Cook. Pour les rues et bâtiments de Londres, je me suis basé sur des gravures d’époque.

« Comme je le trouve singulier et en décalage avec le reste de la société, il fallait qu’il se démarque aussi visuellement.

Pages 32-33. Y avait-il des représentations de Johann Ludwig Burckhardt ?

Oui, mais il y en avait très peu : une ou deux peintures, un dessin et une sculpture. Je me suis basé plus ou moins sur ces représentations. Mais, j’ai enrichi comme j’avais envie.

L'espion d'Orient - Johann Ludwig Burckhardt et Petra, la cité perdue d'Alexis Vitrebert et Danièle Masse (Delcourt)

 

Cela m’arrangeait bien qu’il n’y ait pas trop de représentations. Je l’imaginais avec une barbe et une chevelure qui tirent vers le violet-bleu. Comme je le trouve singulier et en décalage avec le reste de la société, il fallait qu’il se démarque aussi visuellement.

Pages 42-43. Comme il y a beaucoup de monuments dans l’album, il fallait forcément qu’ils soient le plus juste possible. Vous ne pouviez pas faire ce que vous vouliez ?

Sur toute la bande dessinée, je ne pouvais pas faire n’importe quoi, tout devait être juste. Pour que ce soit juste historiquement, j’envoyais mes planches à Jean Wacquet et Danièle Masse afin qu’ils valident au fur et à mesure.

« Je voulais que le lecteur parte en voyage visuellement. »

Pages 50-51. Est-ce que vous appréciez ce style d’ambiance et de dessin en plan panoramique ?

J’ai, en effet, mis l’accent sur les ambiances tout au long de l’album. Comme pour Londres, j’aime les atmosphères bigarrées. Je voulais que le lecteur parte en voyage visuellement. Je ne voulais pas que mon dessin soit “plat”. Je voulais qu’il y ait de la profondeur, avec un côté un peu évanescent pour la première case de la page 50. Un peu de l’ordre du souvenir.

J’aime bien dessiner des cases avec des architectures comme dans Le château de mon père. Je serais même plus à l’aise à dessiner des bâtiments que la nature.

« Je voulais que le lecteur puisse ressentir cet effet de surprise comme dans la réalité. »

Pages 90-91. Le lecteur découvre la cité antique de Pétra en même temps que Burckhardt. Pourquoi avoir choisi une double-page et ce plan ?

Pendant beaucoup de scènes de l’album, en fond sonore, je mettais la musique d’Indiana Jones et la dernière croisade de John Williams. Ce plan ressemble un peu à celui du film de Spielberg.

Je voulais que le lecteur puisse ressentir cet effet de surprise comme dans la réalité. Après un virage dans ce canyon, on découvre Pétra. Je n’ai pas pu aller sur place mais je l’ai visité de fond en comble avec Google Map.

Merci Alexis Vitrebert d’avoir pris quelques minutes de votre temps pour répondre à nos questions.
Entretien réalisé le jeudi 22 février à Poitiers
Article posté le jeudi 29 février 2024 par Damien Canteau

L'espion d'Orient - Johann Ludwig Burckhardt et Petra, la cité perdue d'Alexis Vitrebert et Danièle Masse (Delcourt)
  • L’espion d’Orient – Johann Ludwig Burckhardt et Petra, la cité perdue
  • Scénariste : Danièle Masse
  • Dessinateur : Alexis Vitrebert
  • Editeur : Delcourt
  • Collection : Mirages
  • Prix : 19,9ç €
  • Sortie : 17 janvier 2024
  • Pagination : 160 pages
  • ISBN : 9782413038207

Résumé de l’éditeur : Au 19ème siècle, un jeune suisse devient agent britannique en Orient. Erudit de la langue et de la civilisation arabo-musulmanes, tantôt marchand indien musulman tantôt bédouin misérable, explorateur et espion, son obsession de l’inaccessible et du mythe l’amènera, au péril de sa vie, à la redécouverte de l’antique Petra, ainsi que des temples d’Abu Simbel, enfouis dans les sables égyptiens.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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