Clocki : Le comble de l’horloger

Parc d’attractions qui part en sucette, grands-huit infernaux, personnages en marge et humour noir : malgré de menus défauts, Clocki, la première bande dessinée de Mathias Martinez sortie aux éditions Misma, remet les pendules à l’heure sur le grand dance floor de la lambada politique. Derrière un parti pris graphique pertinent, il façonne une virulente critique du capitalisme et de ses laissés-pour-compte.

QUELLE HEURE EST-IL ?

Depuis aussi longtemps que le monde aime s’amuser, il tente de dompter ses émotions pour mieux les corrompre. Nombreux sont les arts de l’imaginaire à avoir donné vie à des mythes et des fantasmes qui usent de multiples ruses pour surprendre. Les parcs d’attractions ne font évidemment pas défaut à ces moments d’égarements. Plus que le cinéma, ils sont la synthèse même de l’amusement intergénérationnel, promettant autant aux enfants qu’aux adultes, montrant différentes portes d’entrées qu’il ne reste plus qu’à emprunter pour vivre un bonheur sans fin, une journée inoubliable. 

C’est à peu près ce que propose Clockiland, parc à thème ayant pour héros Clocki, mascotte fictive en forme de réveil matin à l’ancienne tout droit sortie de l’esprit de Mathias Martinez. Affublé d’yeux immenses et d’une mignonne moustache aiguille, Clocki sonne tous les jours l’heure du goûter pour des millions d’enfants assis devant leur poste de télévision. « Quelle heure est-il ? Il est l’heure de s’amuser !!! » lance-t-il à son audience médusée. 

Au départ venu de la BD, Clocki connait son premier succès grâce au triomphe international de Clocki et l’horloge parlante, alors le tout premier cartoon sonore et en couleur de l’histoire du cinéma. Les projets s’enchaînent et notre coucou à bacchantes devient une vraie star. Dans le sillage de ce succès, il était normal que Clocki dispose de son parc d’attractions pour qu’enfin nos chères petites têtes blondes puissent rencontrer leur idole.

DE L’AUTRE COTE DU MIROIR

Ce pitch est évidemment un leurre, le wagon d’un manège retord dans lequel Mathias Martinez nous propose de poser notre fessier. En bon gérant de son attraction, il révèle dès les premières pages du livre sa véritable intention : faire comme Alice et nous emmener de l’autre côté du miroir, montrer un visage que beaucoup imaginent mais ne veulent pas voir. 

Nous suivons ainsi cinq personnages ayant connu de près ou de loin le parc : Patoum, l’autre mascotte créée pour aider Clocki dans ses déboires, Jeanne et Serge, duo de freaks fasciné par les parcs d’attractions, Anita, ouvrière talentueuse qui subit les affres d’une restructuration salariale (probablement le meilleur chapitre du bouquin) et Suzanne, innocente enfant qui voit sa virée au parc devenir un véritable enfer. 

Leur destins, Martinez les crayonne dans un univers graphique bienvenue et étonnant, directement inspiré des cartoons Américains des années 20 aux années 50, de Betty Boop à Koko Le Clown, en passant par Pooch the Pup. Le traitement sur les couleurs se veut comme passé au filtre d’un Kodachrome qui tire fort sur l’orange, le vert et le bleu, pantones « creepy » qui ajoutent au malaise ambiant.

Cet esprit graphique, tordu comme un bout de fromage laissé trop longtemps dans une casserole laisserait apparaitre ses courbes moelleuses, fait que le livre malgré son très chaleureux contexte, se vit comme un cauchemar éveillé, comme si votre visite à Disneyland prenait un virage inattendu, que Donald tabassait ses neveux, que Mickey se mettait à vouloir choper Minnie sans son consentement et que Dingo les regardait faire, se cachant derrière une poubelle remplie à ras-bord de détritus en tous genres en fumant des clopes et en se marrant comme une baleine. On pense à l’acide distillé par des collectifs comme Pleix ou le sourire malaisant d’Aphex Twin.

RETRO-NO FUTUR

A travers ces références graphiques, on sent que la volonté de l’auteur est de camoufler sous le vernis très tendance du rétro et de l’amusement procuré à sa reproduction, une chronique faite d’évènements qui pourraient tout à fait avoir lieu aujourd’hui. Ou comment évoquer le passé pour mieux raconter le présent. 

De récente mémoire, et même si le film n’évite pas certaines lourdeurs, le Babylon de Damian Chazelle raconte peu ou prou la même histoire : stars d’un jour qui se retrouvent dans les bas-fonds aussi vite qu’elles sont montées, système dépassé par son ambition technologique, hystérie collective autour d’un univers qui fascine ou encore artisans démunis face à une élite capitaliste corrompue de tous bords. 

S’ils prenaient place dans nos sociétés actuelles, on leur ajouterait une couche de gadgets obligatoires, omettant alors ce qui fait la vraie force de chacun de ces récits : privilégier l’humain et le raconter en ce qu’il est vraiment, une âme tordue, boulangère de ses contradictions, qui les fabrique, les pétrit et les fait cuire à son image.

A l’égal du film Wall-E, qui, fait rare pour un Disney, ne met pas en scène un méchant charismatique, ici les personnages qui décident du sort de nos pauvres héros ne sont jamais montrés. La bande dessinée parle sans cibler, évoque sans montrer. C’est une des autres forces du récit, ne faire monter aucun coupable à l’échafaud sinon peut-être nos sociétés et les cupides qu’elles ont engendrés, rappeler que si tout ça est arrivé, arrive ou arrivera encore, c’est avant tout parce que nous voulons regarder le monde sans le voir, croquer dans le fruit, absorber le jus et laisser sa carcasse.

TAILLER LA HAIE

On est d’accord, le chemin qu’emprunte sa critique du capitalisme n’est pas nouveau mais Martinez arrive à arpenter cette même voie tout en se l’appropriant, un peu comme s’il participait à un concours de paysagistes ou chacun avait en face de lui un buisson à tailler. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il utilise plus facilement la faucille que le taille-haie pour tirer son épingle du jeu. 

Seul bémol : le manque d’arc narratif ou de liants entre les personnages. Si on comprend rapidement que le véritable héros de l’histoire est le parc lui-même, les personnages subissant souvent son aura étrange, il est dommage de ne pas l’avoir laissé en toile de fond pour mieux rebondir dessus et créer une grande histoire dans la petite, une trame plus intense encore.

Martinez rattrape cet écart, notamment en évitant l’écueil de la dystopie trempée dans le noir jusqu’au bout du marteau. Si ses personnages souffrent, ils finissent toujours par retrouver une paix certaine, que ce soit dans l’amour ou la solidarité. Ces ouvertures amènent alors un peu de chaleur et de réconfort dans ce monde de brutes.

Au fait, c’est quoi le comble de l’horloger ?

Article posté le vendredi 12 mai 2023 par Rat Devil

  • Clocki
  • Auteur: Mathias Martinez
  • Editeur : Misma
  • Prix : 24 €
  • Parution : Avril 2023
  • ISBN : 9791038203440

Résumé de l’éditeur : « Quelle heure est-il ? Il est l’heure de s’amuser !!! »
Telle est la devise culte de CLOCKI qui sonne tous les jours l’heure du goûter à des millions d’enfants. C’est à l’apogée de sa gloire en 1955 qu’est inauguré le parc d’attractions Clockiland, paradis rêvé du divertissement qui fait encore aujourd’hui le bonheur des petits et grands. Mais le conte de fée qu’on nous vend pourrait cacher une bien sombre réalité…

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