Il est des auteurs que l’on suit avec envie et Gilles Rochier fait partie de ceux-là. Ceux qui racontent leur vie sous forme d’auto-fiction avec une justesse de ton inégalé. Gilles Rochier, c’est un quinquagénaire de banlieue qui observe son monde désenchanté. Un monde de débrouille et d’amitié. Il Faut faire le million, pour lui et pour les habitants de ces cités déclassés et oubliées. Formidablement humain !
Tétralogie de la vie
Né en 1968 – un signe ? – Gilles Rochier est un auteur singulier, à l’œuvre singulière. Un homme subtil et agréable. Un gars avec qui on aimerait passer du temps à discuter et refaire le monde autour d’un bière. S’il est réducteur de dire qu’il est un auteur « sur la banlieue », c’est sans conteste celui qui met le plus d’humanité et d’amour dans ses albums sur ce thème.
Avec ses amis auteurs – son crew – il a développé ses récits dans des fanzines dans les années 1990. Son univers, c’est celui qu’il connait le mieux : sa vie dans un cité grisâtre de la région parisienne. Il se fait connaître du grand public avec Temps mort, TMLP et La petite couronne, un trilogie auto-fictionnelle se transformant en tétralogie avec Faut faire le million. C’est pas Richard Wagner mais c’est aussi un opéra. Un opéra urbain amical et désenchanté.
“Enfants de banlieue, on grandit dans la peur, celle qu’on inspire et celle qu’on éprouve.” [Abd al Malik]
Il en marre Gilles ! Il n’en peut plus de zoner dehors avec son pote. D’attendre, toujours et encore sur cette rambarde à regarder la vie passer. C’est peut être la crise de la cinquantaine pour le premier. Il semble si désabusé. Tout change autour de lui : sa fille doit faire un voyage scolaire en Angleterre, un de ses potes est malade mais n’a pas les moyens d’être malade. Pire un ancien ami d’enfance est retrouvé découpé en morceaux dans une poubelle. Le temps est triste comme les immeubles qui l’entourent.
» – Tu crois qu’on fait partie des pauvres ?
– Hein ? Quoi ?
– Ouais !!? Ou alors on est au début de la pauvreté… Au bord du truc tu vois ? »
Pourtant tout ne fout pas le camp dans la vie de Gilles. S’il a de plus en plus envie d’être seul, il y a des choses immuables : les boulettes de maman, la supérette du coin et les copains.
Le temps passe, il fait des ravages mais l’humour est là, qui reste pour « dégrisailler » le quotidien, un quotidien pas si terne que cela.
“L’humour est une manière de parler à côté du sujet, de viser exactement, non la cible, mais sa banlieue, de plaider le faux pour dire le vrai.” [Jacques Audiberti]
Faut faire le million est tendre et drôle. Parce que l’un ne va pas sans l’autre dans l’œuvre de Gilles Rochier. L’auteur de Tu sais ce qu’on raconte, En roue libre, Solo et Impact caresse cette vie avec un ton d’une belle justesse et un humour défrisant et grisant.
Il y a toujours une réplique amusante dans l’album, comme si l’humour permettait de mettre de la distance aux choses détestables et sombres de la vie. Un discours qui permet d’aborder des thèmes délicats, de viser juste, « plaider le faux pour dire le vrai ».
Faut faire le million pour casser la baraque !
Dans Faut faire le million, Gilles est grincheux. Et il y a de quoi après un premier quinquennat Macron et les Gilets jaunes qui foutent le feu à Paris par dépit. Mais aussi ce copain d’enfance tué mais il ne comprend pas pourquoi, comment il en est arrivé là. Il déprime mais joyeusement, c’est paradoxal et ça fait du bien de lire ses tourments de vie. Ça pique et c’est diabolique car cynique.
Dans Solo, c’était le superbe Pantone de Philippe Ory qui colorait l’album, ici c’est le bleu qui colore le « côté urbain » de son récit. C’est pas du bleu Klein étincelant mais un bleu de la nuit et un bleu-gris des tours, un bleu du blues. Il a le blues mais il y aura des jours meilleurs dans la vie de Gilles. C’est certain car dans ses bandes dessinées, il y a cette lueur d’espoir qui titille le lecteur. Un espoir, mais pas celui de Faut faire le million, celui du Loto qui ne tombe que sur quelques chanceux. Alors il continue de glander, de dessiner, de discuter et de refaire le monde, pour le plus grand bonheur de nous, ses lecteurs attentifs.
Il est des auteurs que l’on suit avec envie et Gilles Rochier fait partie de ceux-là…
- Faut faire le million
- Auteur : Gilles Rochier
- Éditeur : 6 pieds sous terre, collection Monotrème
- Prix : 18 €
- Parution : 17 mars 2022
- ISBN : 9782352121657
Résumé de l’éditeur : Avec Faut faire le million, quatrième volet de son implacable autofiction Gilles Rochier rentre dans le dur. Dur comme l’époque qui nous transperce, agitée de précarité et de violence… « On n’a plus les bras ni les jambes, ni même l’esprit pour imaginer du meilleur à venir, chaque question devient un angoisse. À force d’avoir la misère comme décor, ça déborde. On ne voit plus au delà, avec la trouille d’être dedans jusqu’au cou. On tente les vieux codes d’avant, on tente d’avoir des principes, des règles de vie pour tenir le terrain. Rien n’y fait ». La condition de déclassé balaie tout. À subir tant les affres du temps que la crise économique, les relations amicales ou amoureuses tournent au tragique, les discussions entre potes virent rapidement à la confrontation. Chacun se barricade dans des illusions rassurantes. l’espoir de s’en sortir semble ne plus tenir qu’à une grille de loto ou un business foireux. Gilles n’y échappe pas. Tout l’énerve, tout le contrarie. la mort sordide d’un ami d’enfance est la mèche allumée de trop. il n’a plus l’âge d’une bonne dépression et entre dans une introspection comme on résoudrait une énigme, cherchant les mots à dire à son pote défunt. Pourquoi lui est toujours vivant et pas son ami. Entre déni, mythomanie, et prise de conscience de l’échec, ce nouveau volet de la vie des quartiers, point d’ancrage du travail auto-fictif de l’auteur, pointe sa mire avec lucidité et réalisme sur le monde urbain actuel et sur la génération X qui s’y noie.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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