Vertiges

Vertiges. Voilà ce que l’on ressent lorsque l’on ouvre l’album de Jean-Marc Rochette. Emportés dans un tourbillon de montagnes ou comme dans un train fonçant dans un paysage enneigé mais aussi par des mots forts qu’il a confié à Rebecca Manzoni. C’est beau tout simplement !

Vertiges de l’amour

Tout d’abord pour poser notre chronique, il faut dire que Jean-Marc Rochette est un TRES grand auteur, un artiste majeur de la bande dessinée, un homme de conviction, un dessinateur dont nous apprécions le travail. C’est assez rare dans le monde du 9e art qu’il faut le souligner.

Né en 1956 à Baden-Baden en Allemagne, sa vie, il l’a racontée dans le magistral Ailefroide altitude 3954. Cet album d’une grande force graphique et d’une justesse dans la narration, nous avait ému/enchanté/bouleversé.

Ce vertige de l’amour (des montagnes), il en fait part à Rebecca Manzoni dans Vertiges. Il en parle à perdre haleine, avec une intensité rare à la journaliste et animatrice de Pop & Co sur France Inter. Avec Ailefroide et Le Loup, il a acquis cette notoriété qui va au-delà de la bande dessinée. Il en est d’ailleurs tout étonné, lui le grand gaillard sexagénaire.

Sa vallée de l’Oisans, lorsqu’il la quitte, il perd une partie de lui : « Quand je suis ici, j’ai la sensation d’être entier, plein, rond comme un oeuf ». Là-haut, il peut prendre des heures à contempler les mêmes endroits – qu’il connait d’ailleurs par cœur – (re)découvrir des instants, des petites choses qui lui ont échappé. Cela le rend philosophe. En ces quelques mois, il peut aussi dessiner, au calme, sans être déranger par le bruit, la foule et la société.

La montagne le lui rend bien

Comme il l’a montré dans Ailefroide, sa vie aurait bien pu s’arrêter lors d’une sortie en montagne. Il aurait pu y laisser la vie à 17-18 ans, tout seul, en haut d’un pic. Alors qu’il commence à être un bon alpiniste, il reçoit une pierre qui lui arrache le visage. Cette douleur encore vivace, il la porte sur sa gueule, non comme un trophée mais comme une connexion entre lui et la montagne.

« Tu tombes, on éteint la lumière, tu es mort. »

S’il lui a fallu 40 ans pour raconter son histoire, c’est grâce à Christine Cam, la formidable éditrice notamment chez Casterman. Un jour, il lui raconte tout cela. Il pense que cela ne peut intéresser personne. Il a tord. Elle est enthousiaste. Il s’y met. Mais tout ne colle pas. Il fait donc appel à Olivier Bocquet, avec qui il a repris Transperceneige. Le scénariste débloque quelques situations et cela donne un chef-d’oeuvre.

Si la montagne aurait pu lui reprendre la vie comme un bon nombre de ses amis, elle le lui rend bien depuis. Avec Ailefroide et Le loup, il a changé de dimension. On est loin de ses débuts, de L’écho des Savanes, d’Edmond le cochon ou des dessins dans L’Equipe. Y aurait-il plus de force graphiques dans ces deux albums ? Lui parle de rudesse, nous nous dirions de l’élégance et de l’éclat.

Rendre hommage

En plus de magnifiques reproductions de planches et de tableaux en très grand format, Vertiges montre que Jean-Marc Rochette est un homme qui a de la mémoire. De la mémoire pour ses camarades et amis, morts d’avoir trop aimé la montagne. Eux étaient des hommes, vivants, la montagne aussi.

« On a l’impression qu’elle est statique parce que notre passage sur terre est très bref, mais elle bouge, respire, s’écroule. Elle est vivante comme un fleuve pour moi. »

A Rebecca Manzoni, il parle aussi de sa grand-mère. Une femme âgée qui vient le voir à l’hôpital, après le drame et qui ne pouvant pas l’embrasser sur le visage, dépose un baiser sur son torse. Une apparition quasi christique. Il pleure, on comprend.

La désobéissance dans la douceur

Très engagé dans les domaines de l’écologie et de l’environnement, Jean-Marc Rochette pourrait-il être radical sur ces sujets ? Non, il est est anar mais « pas Ravachol ».

Un doux rêveur ? Un utopiste ? Non, un pragmatique, comme le sont les montagnards. Il est un désobéisseur. Il ne croit pas au système. Il est libre.

C’est ainsi qu’il parle des années punk de 1977 à 1979 avec Edmond le cochon, mais aussi pourquoi il quitta la France pour Berlin à partir de 2007. Il voulait reformater son cerveau à l’aune des peintres allemands que sont Richter et Baselitz. Il faut souligner qu’il porte la peinture dans son cœur. Et comme il le montre dans Ailefroide, c’est devant Le Boeuf échorché de Chaïm Soutine qu’il basculera dans le monde artistique.

Dans Vertiges, il y a aussi ce franc-parler que l’on apprécie, même s’il y a de la pudeur. S’il y a un cadeau à faire, à se faire pour Noël, c’est ce très bel album. Amoureux de la bande dessinée, de la peinture ou de la montagne, il est fait pour vous !

Article posté le mardi 17 décembre 2019 par Damien Canteau

Vertiges de Jean Marc Rochette et Rebecca Manzoni (Daniel Maghen)
  • Vertiges
  • Auteur : Jean-Marc Rochette
  • Entretien avec Rebecca Manzoni
  • Éditeur : Daniel Maghen
  • Prix : 39€
  • Parution : 21 novembre 2019
  • ISBN : 9782356740762

Résumé de l’éditeur : Prépublié dans la revue (A Suivre) à partir de 1982, ce récit a marqué de nombreux lecteurs et s’est avec le temps imposé comme une pierre angulaire de la bande dessinée d’anticipation, aux côtés de La Foire aux Immortels et de L’Incal. L’incroyable puissance graphique de Rochette, sa science du noir et blanc s’épanouissent en particulier dans la représentation des paysages enneigés. Il faut préciser que ancien guide de montagne a choisi de devenir dessinateur de bande dessinée après un accident d’alpinisme qui a failli lui coûter la vie. A la suite des cinq tomes du Transperceneige, l’auteur, au sommet de son art, rencontre en 1998 un grand succès critique et commercial avec Ailefroide, récit autobiographique de ses années d’alpinisme. La notoriété de Rochette dépasse le monde de la bande dessinée. Le Transperceneige a fait l’objet d’une adaptation au cinéma, Snowpiercer, mis en scène par le réalisateur coréen Bong Joon-ho, et sera bientôt proposé au grand public sous la forme d’une série diffusée sur Netflix. L’auteur est également sculpteur et peintre. Ses toiles, qui tendent vers l’abstraction, ont fait l’objet de nombreuses expositions et permettent à cet artiste de faire le pont entre bande dessinée et art contemporain. Tout au long du livre, dans une longue interview menée par Rebecca Manzoni, Jean-Marc Rochette se dévoile et nous fait partager sa vie de dessinateur et de peintre surdoué avec sincérité et émotion.

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À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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