Avec Dominique Roques, Alexis Dormal a inventé tout un monde de douceur : Pico Bogue et Ana Ana. Il a pris quelques minutes pour répondre à nos questions sur la genèse de ses séries et de son travail. Un moment agréable avec un dessinateur souriant et drôle.
Alexis, comment es-tu arrivé à la bande dessinée ?
J’ai toujours dessiné, depuis tout petit. Comme pourrait le confirmer ma maman – Dominique Roques –, qui se trouve être aussi ma collègue. Elle pourrait te dire que, preuve à l’appui – si elle les a gardées –, je dessinais des Schtroumpfs plats quand j’avais 6 ans. Ils étaient tout maigres.
Plus jeune, j’ai suivi des études en Belgique, au collège Cardinal-Mercier à Braine-L’Alleud. Je me souviens très bien du conseiller d’orientation professionnelle, qui m’a dit que la bande dessinée, ce n’était pas une profession.
En sortant de cet entretien, je me suis dit que je devais quand même y aller. J’ai opté pour l’étude de la mise en scène parce que j’aimais ça. Je suis alors parti pour Louvain-la-Neuve pour suivre des études à l’Institut des arts de diffusion.
Mais j’étais très timide, donc je ne pouvais pas prétendre diriger une équipe pour réaliser. J’adorais, néanmoins, créer des story-boards.
Tu étais donc encore assez loin du monde du 9e art ?
Au fur et à mesure, je me suis rapproché de la bande dessinée. Je suis entré à l’école Émile-Cohl à Lyon, qui était une très belle parenthèse où il y avait beaucoup d’émulation. On apprend sans apprendre. Ou plutôt, on s’observe tous les uns les autres. Mais le style, c’est quelque chose qui ne peut pas s’enseigner. On avait de très bons enseignants.
« J’ai toujours cru en elle, sur sa capacité à prolonger ce qui nous a bercés pendant des années, elle et moi. Mafalda, Calvin & Hobbes, on adorait ça. »
Comment Dominique Roques, ta maman, est-elle devenue ta collaboratrice ?
À une période, je n’avais plus d’argent. Elle commençait donc à s’en faire pour son fiston qui faisait des études à rallonge. Elle s’est dit : « Tiens, je vais l’aider. Je vais lui mettre le pied à l’étrier en lui écrivant quelques textes. »
Ma mère aurait peut-être pu le faire plus tôt si les circonstances avaient été autres. Elle aurait adoré devenir écrivaine. Elle écrivait en fait pour le plaisir, pour elle-même. Mais quand on est en mai 68, pour faire des études de langue, c’est encore compliqué pour les femmes.
Elle a ensuite rencontré mon père et est devenue mère au foyer. J’ai toujours cru en elle, sur sa capacité à prolonger ce qui nous a bercés pendant des années, elle et moi. Mafalda, Calvin & Hobbes, on adorait ça.
Mais alors, comment est née la série Pico Bogue ?
Maman s’est mise à écrire des histoires pour moi. La première était une histoire longue. Mais ce que je préférais dans ses écrits, c’étaient ses petites fulgurances humoristiques. Elles étaient distillées par-ci, par-là.
Nous avons alors redécoupé autrement ses histoires en petits récits. Cette période a duré deux ans et demi. Je recommençais tout à zéro dans mon dessin.
Je faisais des volumes de plus en plus simples. Et moi qui étais très mauvais en sculpture à l’école Émile-Cohl, là, je me suis rendu compte que c’était indispensable en fait, de commencer par des volumes simples.
« Et puis, je n’avais pas envie d’emmener ma mère dans un échec. Ce fut mon moteur. On avait peur, pas pour nous-mêmes mais pour l’autre. »
Cela veut dire que le monde de la bande dessinée t’était inconnu ?
Je ne connaissais pas du tout le milieu, mais j’étais un fan de dessin d’humour. Celui de Claire Bretécher, Astérix, Mafalda, Gaston Lagaffe, Reiser et Sempé. Je n’avais même jamais été en dédicace.
Je suis allé voir deux-trois libraires et je leur ai posé la question : « Qu’est-ce que vous pensez de mes planches ? » Ils m’ont fait découvrir les productions de l’époque. Ils m’ont conseillé aussi de regarder quels étaient les éditeurs qui me plaisaient.
Mais c’était aussi délicat d’aller chez des éditeurs en présentant le projet d’une mère et son fils. Surtout que j’étais déjà âgé et que ma mère avait passé la cinquantaine.
Ce que j’ai bien compris, c’est qu’on ne pouvait pas arriver en amateur avec un truc sur lequel on a encore des doutes. Donc on a refait vingt fois le premier album en deux ans et demi. Il y a certains sketchs, je les ai refaits cinquante fois !
Et puis, je n’avais pas envie d’emmener ma mère dans un échec. Ce fut mon moteur. On avait peur, pas pour nous-mêmes, mais pour l’autre.
Au début, Pico Bogue avait une allure très réaliste. Puis mon dessin s’est modifié. Pour voir si ce que je faisais était bon, je relisais le matin ce que j’avais fait la veille. À froid. Ce que je trouvais le plus dur, c’était la rythmique. On peut subdiviser une phrase en plusieurs cases ou en une seule, ça fait toute la différence. Tu peux même amener un contresens dans le jeu d’acteur.
Comment qualifierais-tu le travail de Dominique ?
Pour avoir quand même bossé tout près d’elle pendant plusieurs années, je ne sais toujours pas comment elle fait. Elle est complètement investie. Elle est tout le temps plongée dans la recherche.
Parfois, elle peut rester là sans écrire pendant deux-trois semaines. Elle est submergée par ses personnages. En revanche, parfois, elle peut tout d’un coup écrire cinq pages en vingt minutes. Elle s’inspire du monde, de ce qui la révolte.
Pour moi, ce qu’elle apporte, c’est beaucoup de fraîcheur. Je suis son premier fan.
« Pico Bogue, c’est plutôt une idée qui nous aide à vivre joyeusement. »
Pico Bogue et Ana Ana ont des fulgurances dans leurs propos. Pourquoi avoir eu envie de décliner cela ?
Il y a des lecteurs qui sont un peu étonnés de voir qu’un enfant de cet âge peut s’exprimer ainsi. Certains disent qu’ils ont les mêmes à la maison.
Pico Bogue, c’est plutôt une idée qui nous aide à vivre joyeusement. Maman et moi, on a eu pas mal de difficultés personnelles et on avait besoin de se faire du bien.
Elle parle de tout ce qui l’énerve dans la société ou dans les médias. Elle le digère et elle le fait rejaillir dans une histoire. Souvent, c’est une idée qui nous met face à nos préjugés.
« Je me dois de proposer au lecteur la version la plus spontanée possible de ce que j’ai pu lire de ses scénarios. »
Comment travaillez-vous ensemble ?
C’est parce que nous sommes une mère et son fils que nous y sommes arrivés. C’est une histoire familiale avant tout. Ma mère, c’est aussi une sœur, un pote. On s’entend très bien.
Les premières années, on vivait sous le même toit. On savait que si on s’engueulait, on tomberait rapidement dans les bras l’un de l’autre, au bout d’une demi-heure, parfois au bout d’une heure. Ça n’aurait jamais fonctionné avec quelqu’un d’autre parce que j’avais trop de choses à apprendre. C’était un ping-pong permanent. Et ça, c’était génialissime.
C’était un luxe en fait. Elle écrivait, je faisais un brouillon, je lui montrais et elle avait envie de réécrire derrière moi. Et souvent, grâce à ça, j’avais d’autres idées qui me venaient.
De mon côté, je me dois de proposer au lecteur la version la plus spontanée possible de ce que j’ai pu lire de ses scénarios.
C’est génial parce qu’en fait, on a appris beaucoup l’un de l’autre. Et puis, en travaillant ensemble, on s’est construits. Elle ne pensait d’ailleurs pas faire plus d’un album. Et ça nous a sourit.
« Ana, c’est Pico en plus exacerbée […] Elle n’est jamais dans la demi-mesure. »
Pourquoi avoir voulu décliner une série spin-off avec Ana Ana ?
Ana Ana, elle est là depuis le début. Ana Ana, c’est Pico en plus exacerbée. Elle peut être encore plus terrible que lui ou plus douce que lui. Elle n’est jamais dans la demi-mesure.
Quatre ans après la sortie du tome 1, en 2011-2012, Pauline Mermet, mon éditrice, et Thomas Ragon, éditeur chez Dargaud, nous ont proposé de travailler pour une toute nouvelle collection jeunesse. Ils voulaient que l’on crée une histoire jeunesse autour d’Ana Ana. Ils ont été fantastiques chez Dargaud. L’équipe éditoriale nous a vraiment portés. Ils ont fait connaître notre travail en amont de la sortie du premier tome.
Avec maman, on était enchantés parce que l’on adore les albums jeunesse.
« Les doudous soulignent tous les sursauts et les maladresses de l’enfance. »
Quelle est la fonction des doudous dans Ana Ana ?
Pour moi, ce sont d’autres enfants. C’est un microcosme de notre société dans sa chambre d’enfant.
Ce sont ses amis. Ils soulignent tous les sursauts et les maladresses de l’enfance. Pour qu’il y ait un beau ping-pong, il faut deux parties. Ils sont la partie adverse d’Ana Ana. Les doudous renvoient parfois Ana Ana à ses défauts et parfois à ses qualités. Ils s’entraident surtout. Et j’aime beaucoup d’ailleurs le fait qu’il n’y ait pas de rôle prédéterminé.
On peut parfois avoir besoin d’aide et parfois en donner. Et ça j’adore. Il n’y a pas de préjugés. Une chose et son contraire, c’est le leitmotiv de tous nos albums, qui sont orientés tout public. Pico, c’est pour les adultes et les grands enfants et Ana Ana pour les plus petits.
Il y a des thématiques de Pico Bogue que j’ai réutilisées dans Ana Ana. Et d’autres que je ne garde que pour elle.
Ana Ana est par ailleurs un bon défoulement pour souligner les clichés féministes et machistes. Elle est le personnage idéal pour dénoncer tout cela.
Qu’apportent le format à l’italienne et le découpage de 3 à 6 vignettes par planche sans cadre ?
C’est un format qui avait déjà été mis en place par Pauline et Thomas parce qu’ils avaient publié le Petit Boule et Bill de Munuera dans la collection.
C’est super comme format parce que c’est un peu celui des albums du Père Castor et c’est agréable pour les enfants.
Pour toi, est-ce que le dessin est une grammaire ?
C’est Sempé qui nous a montré que le dessin peut être une écriture. Il y a peut-être plus que la chose représentée. C’est la vie qui se cache derrière.
J’essaie de donner de l’émotion dans mes dessins. D’ailleurs, je ne m’en cache pas, je suis un grand émotif. La tristesse ou l’effroi, je les vis tellement que c’est thérapeutique pour moi de les mettre en dessin.
Comment réalises-tu tes planches ? Sur papier ou par ordinateur ?
Le numérique ? Ah non, non ! Je n’ai jamais touché un écran pour dessiner. J’en serais incapable. Le dessin sur papier, ça me permet de réaliser des livres classiques pour enfants.
Le graphisme d’Ana Ana était un peu spécial. Je n’étais pas sûr que les enfants arrivent à le décoder. Les éditeurs m’ont réconforté là-dessus. Et puis dès le premier album, j’ai eu de chouettes retours des enfants. J’étais ému. J’étais surpris de voir qu’enfin j’avais réussi à les toucher.
« J’ai toujours l’impression d’en être un, d’être un enfant avec de l’expérience. »
Pourquoi est-ce important de s’adresser aux enfants ?
J’ai toujours l’impression d’en être un, d’être un enfant avec de l’expérience.
J’ai adoré mon enfance et j’ai adoré mes lectures. Je trouvais assez jubilatoire de faire des bouquins qu’on aurait aimé lire enfant.
Et puis surtout, je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui se prennent trop au sérieux. Il faudrait ne pas oublier l’enfant que l’on a été.
Je travaille avec la même gravité sur les deux séries parce que tout est mêlé pour moi. Je prends très au sérieux ce que je raconte pour les enfants, au même titre que pour les adultes, parce que Pico, c’est aussi une bande dessinée pour adultes.
La série Ana Ana est ciblée pour des enfants entre 3 et 6 ans. Est-elle avant tout une série uniquement pour les tout-petits ?
Ça m’attriste et en même temps je comprends qu’il faille le faire, pour des questions marketing. Pour moi c’est ridicule. Mais je vois bien que certains lecteurs sont demandeurs, parce que, par exemple, si c‘est pour faire des cadeaux, ils veulent être sûrs de ne pas faire de mauvais choix. Donc on aide les libraires à répondre à la question.
Je suis moi-même encore lecteur de livres jeunesse. Je suis aussi assez réticent quand je vois un livre qualifié de jeunesse mais qui en fait ne s’adresse qu’aux adultes.
« Je grandis avec Pico. »
Quel est l’avenir de Pico Bogue ?
Je grandis avec Pico. Je continue d’apprendre et mon dessin change. C’est assez jubilatoire quand je commence un nouveau Pico.
Ce que j’aime quand je travaille avec maman, ce sont ses éclats de vie dans son écriture. Il y a des instants qu’elle a écrits il y a dix ans et que je n’ai toujours pas dessinés. D’autres écrits il y a vingt ans et que j’ai dessinés aussitôt l’album commencé. C’est un grand luxe.
On relit tous les deux tout ce qui existe. On réfléchit ensemble et, souvent, je lui propose une idée alternative. Par exemple, dans le dernier album de Pico Bogue, Ana Ana se met en colère. Elle a une grande colère en elle qui est inexpliquée. Pico cherche pourquoi et comment gérer sa colère. Est-ce qu’il faut vraiment la gérer ? Est-ce qu’elle est gérable ? Maman avait déjà écrit sur ce sujet. On en a ensuite imaginé d’autres.
Mais dès que je termine un Pico, je suis assez frustré de ne pas pouvoir directement commencer le suivant. Et de retrouver cette dynamique de famille.
Merci Alexis Dormal. À bientôt pour de nouveaux albums de Pico Bogue & Ana Ana.
Entretien réalisé lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo, le samedi 28 octobre 2023
Damien Canteau & Clémentine Sanchez
Crédit photos : Fabrice Bauchet
- Pico Bogue, tome 15 : Les heures et les jours
- Scénariste : Dominique Roques
- Dessinateur : Alexis Dormal
- Editeur : Dargaud
- Prix : 13,95 €
- Parution : 13 octobre 2023
- Pages : 48 pages
- ISBN : 9782205208023
Résumé de l’éditeur : Dans ce 15e album, Pico cherche un remède à la bêtise. Serait-elle contagieuse ? Ana Ana est en colère ! Qu’est-ce qui a bien pu la mettre dans cet état ? Norma, quant à elle, interroge l’amour. Est-ce qu’être aimer de quelqu’un fait de nous l’« objet » de cet amour ? Non parce que… Norma N’EST PAS UN OBJET !!! Mamite et Papic auraient survécu au tyrannosaure, mais survivront-ils à ce nouveau mastodonte qu’est l’Internet ? Heureusement, Charlie a réponse à TOUT.
- Ana Ana, tome 22 : Joyeux Noël
- Scénariste : Dominique Roques
- Dessinateur : Alexis Dormal
- Editeur : Dargaud
- Prix : 7,95 €
- Parution : 13 octobre 2023
- Pages : 32 pages
- ISBN : 9782205206456
Résumé de l’éditeur : C’est enfin Noël ! Chez Ana Ana et les doudous, c’est l’effervescence. Tout le monde met la main à la pâte pour préparer le réveillon tant attendu. Alors que les autres s’activent en cuisine, Touffe de poils se charge de mettre sa touche finale au sapin mais, PATATRAS ! L’arbre est tombé et tout abîmé. Que faire ? Sans sapin, pas de Noël. Ana Ana et nos amis seraient tellement déçus… Pas de panique ! Touffe de poils a de la ressource et il est bien décidé à sauver Noël par TOUS les moyens…
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.
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