Entretien avec Jean-Christophe Chauzy

On fait des interviews, beaucoup. Et parfois, on touche à quelque chose de fort. C’est ce moment puissant que nous vous faisons découvrir grâce à Jean-Christophe Chauzy. L’auteur de Sang neuf, qui raconte son parcours de malade d’une myélofibrose, se livre avec sincérité dans cet entretien émouvant.

Tout d’abord, je suis tenté de vous demander comment allez-vous Jean-Christophe Chauzy ? Physiquement et psychologiquement.

Ça va mieux. C’est ce que j’ai coutume de dire à l’instant qui nous intéresse. J’ai repris une vie normale. C’est-à-dire que j’ai repris des activités que je faisais jusqu’en 2020, à peu près toutes, que ce soit professionnellement ou dans tous les aspects de la vie.

Je mange ce que je veux et je fais ce que je veux. J’ai repris la résistance que j’avais à peu près avant.

Psychologiquement, ça va aussi beaucoup mieux. Ça va forcément beaucoup mieux dès lors qu’on sait qu’on est sorti d’une période qui avait pour objectif la survie et qu’on est revenu dans une autre vie qui nous ramène à la vie.

Maintenant, est ce que j’en sors totalement renseigné et dépouillé de ce qui a été des épreuves ? Non. Je suis transformé par tout ça. Et psychologiquement, comme physiologiquement, j’en garde des traces. Pour certaines très positives puisque je suis là pour en parler avec vous, et puis pour d’autres plus, plus graves et plus lourdes.

Sang neuf de Jean-Christophe Chauzy (éditions Casterman)

“Mon éditrice de l’époque m’a suggéré que ce que je venais de traverser deux ans auparavant constituait un matériau de base d’une intensité que ne permet pas d’atteindre la fiction.”

Parler de santé en bande dessinée, ça a déjà été fait. Je pense notamment à Pozla, qui a réalisé son Carnet de santé foireuse ou Silence radio dernièrement, qui traitait de l’AVC de Bruno Cadène, un journaliste de France Info qui a mis 36 mois à s’en remettre. Ce n’est pas évident de parler de tout ça. Est-ce que c’était une évidence pour vous de traiter de ce qui vous est arrivé dans cette bande dessinée ?

Ça n’a pas du tout été une évidence. Ça s’est avéré être une opportunité créative. Je cherchais un nouveau sujet pour m’écarter un certain temps du Reste du monde, une série que j’ai commencé il y a déjà un certain temps et que je vais bientôt terminer. Je peinais un peu à trouver quelque chose. Il me fallait une histoire qui me permette d’aborder des thématiques qui me sont chères, comme celle de l’effondrement du monde.

Mon éditrice de l’époque m’a suggéré que ce que je venais de traverser deux ans auparavant constituait un matériau de base d’une intensité que ne permet pas d’atteindre la fiction.

C’est à ce moment là que je me suis dit que ça valait le coup. Je n’ai pas pour autant réfléchi à ce qui avait déjà été fait dans ce domaine.

C’est super que vous me parliez du Carnet de santé foireuse de Rémi Pozla parce que c’est un ami de longue date. On s’est d’ailleurs fréquentés pas mal au moment où lui était à l’hôpital. Vraiment, il souffrait fort et il tenait son carnet de souffrance. Il a fait le bouquin. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre de la bande dessinée, bien sûr, et à plus forte raison du récit de témoignage.

Si j’ai une boussole sur le terrain sur lequel je me suis retrouvé avec Sang neuf, ça a été celle du témoignage. J’essaie d’apporter une contribution. D’abord par l’histoire de ce que j’ai traversé, qui n’a pas grand chose à voir avec celle de Rémi. Lui, passait par des douleurs physiques très difficiles à supporter. Moi, j’ai assez peu souffert dans mon corps même si la transformation qui a eu lieu a été vraiment bouleversante. Ça a été des souffrances psychiques terribles liées à l’imminence possible de ma mort.

J’ai donc imaginé que j’avais un matériau spécifique qui était une évidence personnelle. Cela m’a fait me poser la question de savoir si ce récit intéresserait au-delà de ma sœur et de ma famille. Mais ça s’est avéré être une nécessité. Comme souvent quand on fait des bouquins.

 

Est-ce que certains auteurs, comme Pozla qui ont vécu un drame physique ou non, vous ont influencé pour vous lancer dans ce travail autour de ce qui vous est arrivé ?

Le projet de Rémi m’a semblé être quelque chose de vraiment significatif, de fort. Je fais de la bande dessinée depuis le début pour que, à chaque fois, les lecteurs soient un peu attrapés et soient invités à réfléchir et à subir quelque chose qui est tout de même de le faire avancer. Et donc, c’est ce qui m’a guidé.

Il me plaît de penser que Sang neuf est une chose autonome et qui m’est propre.

“C’est surtout un voyage émotionnel, sensoriel et physiologique.”

Si vous avez vécu ce traumatisme et donc appris à votre corps défendant les tenants et les aboutissants de la maladie, vous n’êtes pas médecin. Comment avez-vous abordé ce jargon scientifique dans votre album sans perdre le lecteur ?

Parce qu’en fait, c’était une acrobatie. Je ne suis pas médecin, je ne suis pas scientifique et mon bouquin est un bouquin de patients.

J’avais quand même pour objectif de faire comprendre ce qui m’arrivait et donc de donner aux lecteurs les informations minimales pour qu’ils comprennent de quelle pathologie il s’agissait, de sa singularité. Qu’est-ce que c’est que la moelle osseuse ? Qu’est-ce qu’on fait ? Quel est le bénéfice attendu ? Quels en sont les risques ?

J’ai essayé de ne pas perdre le lecteur là-dedans. De lui faire comprendre ce qui m’arrivait. De ne pas me perdre dans des données que je n’aurais pas maîtrisées et de ne pas tomber dans ce que je ne voulais surtout pas obtenir, qui aurait été un récit didactique.

Je pense que si on fait un récit didactique, toute la question de la souffrance et de la douleur sont un peu exclues ou observées de manière clinique. Mais, ce n’est pas ce que je voulais. Mon point de vue, c’est celui qui a reçu la chimie, qui a eu des informations.

D’ailleurs, quand le diagnostic m’est arrivé, je ne l’ai pas vraiment conscientisé. Je n’ai pas foncé sur internet. Je ne suis pas du tout allé regarder ce que j’avais.

Dès le diagnostic, j’ai choisi inconsciemment sans doute, de faire absolument confiance à l’hématologue qui avait diagnostiqué mon risque létal et en même temps qui m’avait proposé une solution de survie, voire de vie. J’ai donc accepté de n’avoir comme indications techniques, que celles qu’elle me donnait.

Mais, par exemple, on n’a jamais employé ensemble, ni elle ni moi, le terme de cancer. On ne l’a jamais prononcé. Je l’ai prononcé avec elle l’année dernière, c’est-à-dire trois ans après. À chaque fois, elle a été très précise en m’expliquant que c’était une myélofibrose. J’en suis resté à ce que peut dire un médecin à son patient sans qu’il ait à entrer dans une démarche d’auto-formation scientifique.

Pour le bouquin, c’était la seule chose à faire pour que le lecteur en sache assez. Qu’il entre dans mon voyage à moi qui n’est pas un voyage scientifique. Le lecteur doit connaître certains éléments pour savoir ce qu’il m’arrive. C’est surtout un voyage émotionnel, sensoriel et physiologique.

J’ai dû me renseigner par exemple sur le bouquin, sur la forme que tout ça avait. Parce que quand vous apprenez que votre moelle est foutue, qu’elle ne fabrique plus ce qu’elle devait fabriquer, qu’elle fabrique des cellules immatures cancéreuses, le seul boulot d’auteur que j’ai fait pendant que j’étais à l’hôpital, ce n’était pas un boulot d’auteur. Je pense que c’était par déformation professionnelle.

C’était d’essayer de me figurer ce qui physiologiquement m’a traversé. À quoi ça ressemble ce truc là qui s’assèche ? Oui, le fait de devoir la tuer, la remplacer par une autre, c’est assez mystérieux pour un profane. J’ai essayé de poser des images là dessus. Après, je me suis renseigné sur la gueule que ça avait vraiment, je l’ai fait comme l’idée du vide intérieur.

Sang neuf de Jean-Christophe Chauzy (éditions Casterman)

“J’ai un peu chialé sur moi, c’est vrai, mais ce qui m’a surtout envahi pendant de très longs mois, c’est l’angoisse.”

Ça serait quoi le bon ton pour ne pas sombrer dans un pathos sordide ?

Un peu aiguillé par mon éditeur, mon objectif était de ne pas céder sur la dureté de ce que c’est qu’une épreuve de ce type-là. Une maladie rare et grave, où on peut en mourir.

J’avais avant tout un devoir de transmission, celui de ne pas tromper le lecteur. La dureté de ce que moi j’ai encaissé. Je ne vous mens pas là dessus. De ne pas essayer de me plaindre et essayer de ne pas tomber dans une espèce d’auto-compassion dégoulinante.

Mais à vrai dire, j’ai essayé de suivre ce que j’avais vraiment ressenti. J’ai un peu chialé sur moi, c’est vrai, mais ce qui m’a surtout envahi pendant de très longs mois, c’est l’angoisse. Et là, pour le coup, ça, ça me semblait vraiment intéressant à raconter. Parce que la question de la mort, c’est une question qu’on se pose quand on est bien portant, ça peut être un peu effrayant, ça a quelque chose de mystérieux parce que c’est ce qui se passe et on ne sait pas ce qui se passe.

Je suis athée donc je sais que rien ne m’attend après. Le fait de perdre tout ce que j’ai et qu’il y a ma conscience que je perds une fois mon corps disparu. Quand vous savez que ça peut vraiment être le cas, ça engendre une angoisse qui est incomparable avec celle qu’on peut projeter quand on est en bonne santé et qu’on peut penser à autre chose immédiatement après s’être fait une petite frayeur.

À partir du diagnostic, ma vie a totalement basculé et a été envahie à chaque instant, pas par cette angoisse là qu’on ne peut plus différer – on sait que la chose peut arriver – ça a été une expérience existentielle forte.

Mon boulot, jusqu’à présent, ça a été de faire des fictions qui n’étaient jamais là pour raconter des choses bleues, fleuries et positives. Ce qui m’intéresse, qui me désole, qui m’accable, c’est pourquoi et comment le monde tourne mal.

Pour la première fois où j’avais l’occasion d’en parler, alors de manière existentielle, intime, personnelle, cette fois-ci non pas avec des violences ou des douleurs de papier, mais avec du vrai matériau. Disons que j’ai juste essayé d’être sincère, autant que possible d’être juste par rapport à ce que j’avais éprouvé. Mais tu n’es jamais sûr de savoir si ce que tu as obtenu, ce n’était pas un tire larmes. En fait, j’en sais rien.

Sang neuf de Jean-Christophe Chauzy (éditions Casterman)

“Le fait de parler de cette épreuve-là, en autobiographie, sa première exigence, c’est quand même se mettre à poil et essayer de ne pas trop se cacher.”

Vous disiez tout à l’heure que c’est un voyage intérieur, organique, puisqu’on va à l’intérieur de vos organes. Comment appréhender les cases avec votre corps, l’intérieur de votre corps, la nudité ou la représentation de son propre corps ?

Je l’avais déjà un petit peu fait avec Petite nature chez Fluide Glacial et puis quelques bouquins chez Casterman comme Béton armé. J’avais utilisé mon personnage. Mais, c’était un personnage. C’était mon physique, c’était un peu mon tempérament et mon caractère. C’était un avant tout, un avatar de papier.

Donc ça veut dire que me représenter, j’en avais déjà l’habitude dans le cadre d’un personnage dégingandé sur lequel je tirais tant que je pouvais. Que je rendais un peu ridicule et que le lecteur, si possible, s’y reconnaissait aussi un tout petit peu. L’idée, c’était plutôt d’être sur un terrain qui était plutôt grotesque et qui était plutôt de l’autodérision.

Le fait de parler de cette épreuve-là, en autobiographie, sa première exigence, c’est quand même se mettre à poil et essayer de ne pas trop se cacher. De toute manière, être à l’hôpital et devoir être sans cesse palper, toucher, pénétrer, puis piquer, transfuser, se faire retirer des fluides, c’est l’un des éléments de l’expérience, un peu dépersonnalisante de l’hôpital et de la maladie. Ça, il fallait le montrer. Le premier truc qu’on apprend quand on entre à l’hôpital, c’est que la dignité, c’est un luxe, une valeur superflue.

Et comme l’objectif, c’est survivre, et bien : “faites ce que vous avez à faire pour m’aider à survivre”. Donc ça nécessitait aussi que quand j’avais à le dessiner et le concevoir, que ce soit une politesse élémentaire que d’y aller. Et donc ça n’a pas été un problème.

Mais à vrai dire, ça a même été l’un des enjeux d’une des opportunités créatives du bouquin. C’est-à dire y aller à fond et ne pas être pris de pudeur qui serait très mal placé dans ce genre de livre. Sans pour autant éviter la complaisance, mais montrer ce qui doit l’être.

“Si je propose un voyage au lecteur, il faut qu’il soit sincère.”

La sincérité, ça passe aussi par la nécessité de représenter les trucs dans lesquels on est ni glorieux, ni digne. On n’est ni glorieux ni digne quand on est malade. Et c’est une des premières attaques qui vous arrive, c’est que tout d’un coup, vous êtes un corps déconsidéré, vous êtes encore dévalorisé, vous êtes humilié, mais il ne faut pas le cacher.

“L’un des enjeux du bouquin, c’était de traduire des choses qui ne se voient pas, que les autres ne voient pas.”

J’aimerais que vous nous parliez du dessin et de votre rapport à l’encre, notamment le séchage par rapport à l’encre. Il apportait quoi dans votre récit ce séchage et ce côté presque organique ?

Elle est consécutive à un choix qui était de dire : “je vais faire une autobiographie avec un sujet assez grave”. Et il fallait donc que ça rompe avec ce que j’avais déjà fait.

Les décennies qui ont précédé, je me suis plongé dans la couleur. Je pense d’ailleurs en avoir fait un outil expressif de mes récits et avec lequel je me suis bien amusé. L’idée, ça a été d’en venir au noir et blanc par lequel j’avais commencé, il y a très longtemps, en étant terriblement frustré.

Mes premiers bouquins Futuropolis, c’était du noir et blanc rigoureux. Mais bon, quand je débarque chez un éditeur qui publie Munoz et Tardi et qu’on pense à Eisner ou Breccia – des grands auteurs du noir et blanc – j’ai compris que je n’étais pas du tout à la hauteur. Et donc mon refuge, c’était la couleur.

À mon âge, je me suis dit que sur ce bouquin là, j’allais essayer du noir et blanc. Mais, je voulais essayer un noir et blanc, un peu fluide et pas du noir et blanc strict. Un noir et blanc fluide, c’est un noir et blanc avec lequel on peut utiliser le lavis.

S’est donc posée la question de savoir comment je traçais les choses, comment je répartissais mes noirs, mes blancs et mes gris sur un papier qui allait être plus ou moins sec.

L’un des enjeux du bouquin, c’était de traduire des choses qui ne se voient pas, que les autres ne voient pas. Tous mes sentiments, toutes les émotions, les sensations et puis même la transformation interne. Ça ne se voyait d’ailleurs que par le fait qu’avec une chimio, j’avais perdu une douzaine de kilos et que j’avais une gueule de cancéreux. Et donc, cet enjeu-là a eu pour conséquence de justement travailler sur les modalités de représentation qui allaient permettre de traduire cet invisible.

Alors parfois, ça nécessitait de pouvoir tracer des choses avec de l’encre, donc toute la gamme de gris sur un papier sec, avec de la maîtrise. Et puis parfois, sur certaines séquences où dans sa réalité, les choses échappent aux personnages, de laisser aussi échapper à l’auteur une partie de la maîtrise qu’il avait sur son encre et donc humidifier le papier.

Il y a une partie du boulot où je sais ce que je veux faire et j’essaie de jongler avec la rétractation de la flotte dans le papier et de poser l’encre au bon moment. Où ça va pouvoir fuser mais où je vais peut-être maîtriser un tout petit peu, mais jouer sur la certitude de ce que ça va donner.

Au début, je n’avais même pas conscience de ce lien. Ça m’est venu en cours de bouquin qu’il y avait évidemment une logique entre ce qui se passait sur le papier avec un fluide qui séchait et puis ce qui arrivait à ma moelle osseuse.

Il y a eu cette logique un peu gracieuse, peut-être secondaire mais à vrai dire, elle est là. C’était une part extrêmement stimulante quand on est dessinateur de ce qui se passe sur un bouquin.

Je rajouterais une chose pour ceux qui connaissent mon boulot. Je sors de quelques années du Monde perdu, avec des pages assez denses, assez chargées et avec beaucoup de couleurs. Elles ont l’air complexes comme ça mais finalement assez faciles à réaliser. C’est long, mais c’est facile.

Ce que j’ai fait sur Sang neuf, ça a l’air beaucoup plus simple et pourtant, c’est beaucoup plus difficile. Ça prend beaucoup moins de temps. Sauf que tu peux te planter une fois, deux fois, tu déchires, tu refais. Parce que le résultat justement de ces gris et de ce noir sur ce blanc si c’est pas juste, ça ne marche pas. Je pensais que ce serait plus rapide. En fait, ça a été assez long, mais évidemment délicieux.

“Je savais que ça aurait pu être ma dernière résidence.”

Les dix mètres carrés de votre chambre à l’hôpital, vous les avez pensés comme une potentielle tombe. Pourquoi ce sentiment ? Et que représente justement cette chambre stérile pour vous ?

C’est beaucoup de choses à la fois. Alors quand j’y suis entré, c’était le confinement. Il y avait évidemment une gravité à me retrouver là-dedans.

Ma femme m’accompagne et reste sur le pas de la porte. Et là, je passe par le sas. Ça s’appelle un sas, qui symboliquement est quelque chose d’un peu costaud. Après, on m’emmène dans ma chambre qui est elle-même dans un sas. On passe de sas en sas, sans cesse. On est entourés d’enveloppes successives qui nous protègent de toutes les infections extérieures, et notamment du Covid que je ne devais pas attraper, sans quoi je serais mort.

Je me retrouve simultanément dans un lieu fermé, une espèce de cube qui va être à la fois mon ultime protection parce que j’étais au meilleur endroit pour éviter le pire en fait. Mais, je sais aussi que ça peut être mon catafalque. Ça peut être ma tombe, ça peut être ma grotte. Donc, c’est les deux. Je savais que ça aurait pu être ma dernière résidence.

Dans un premier temps, je suis en attente de savoir si le processus marche ou pas. Il y a une phase très compliquée où je me suis pris le contrecoup de la chimiothérapie. C’est violent ! On venait juste de faire la greffe qui est une transfusion assez simple. Pendant une bonne dizaine de jours, je sais que je suis dans un état d’aplasie, c’est-à-dire aucune défense immunitaire où juste un microbe peut me tuer. Pendant ce temps-là, j’attends de voir si ce que l’on m’a injecté est capable de s’installer de mon corps et de commencer à fabriquer des cellules.

La pièce dans laquelle je me trouve, j’ai l’impression d’être dans un caveau. Je suis dans un entre-deux.

 

“Il y en a un qui risque de mourir, mais tout autour les souffrances sont bien là.”

Vous abordez aussi le fait d’être assez égoïste dans votre combat. De la difficulté aussi pour vos proches d’appréhender ce qui ce qui vous arrive. Est ce que même en étant malade, on se sent coupable ?

C’est très curieux. Je pense que quand on est à l’extérieur de ce genre de situation, on peut retrouver ce sentiment un peu contre-intuitif.

La maladie me tombe dessus. J’ai rien fait pour et les médecins ne l’expliquent même pas. Mais alors après la sidération et l’angoisse, vous pouvez mourir. Ce qui est arrivé assez vite, c’est la culpabilité.

À plusieurs titres, la culpabilité d’abord d’offrir à ma compagne ce corps dévasté qui peut crever. La laisser avec les emmerdes de tout ce qu’on vient de réaliser en achetant un appart, en essayant de rénover. Se retrouver avec une situation économique pas grandiose. Et puis surtout, quand on s’engage dans un amour et dans une relation à long terme, c’est pour faire des projets. Mais être celui qui tout d’un coup interdit tous les projets, tu te sens coupable tout de suite.

Tu te sens également coupable d’abandonner tes enfants. En fait, c’est une charge de responsabilité excessive que tu te mets sur les épaules. Mais, c’est te dire que tu te voyais comme leur protecteur jusqu’à la fin de tes jours et que la fin de tes jours, elle est très prématurée.

Et donc, c’est une culpabilité par rapport au gain, une culpabilité par rapport aux parents. Un homme, ça ne meurt pas avant ses parents. Et donc c’est leur infliger une douleur qu’une mère ou un père ne peuvent pas imaginer. Imaginer que je perde mon enfant, c’est le pire qui puisse m’arriver. Infliger ça à ses parents, c’est atroce. Je pouvais aussi laisser tomber mes étudiants. C’est atroce.

Alors j’ai chargé la mule. Mais ça fait beaucoup. Tout en sachant que tout autour de celui qui est malade, tout autour de moi, j’ai bien compris que tout le monde était impacté. À des degrés variés, bien sûr. La première impactée, c’est ma femme. Mais aussi mes gamins et ma famille. Puis des cercles qui s’éloignent au fur et à mesure. Mais ça, par contre dans le bouquin, c’est plus suggéré que raconté parce que c’est compliqué de prendre la parole à la place des gens concernés.

Mais c’est une vraie question. Je sais que tout le monde a souffert dans une affaire comme ça. Il y en a un qui risque de mourir, mais tout autour les souffrances sont bien là.

“Si le bouquin servait à quelque chose, c’est de remercier ma sœur.”

Vous parliez des gens à qui vous pouviez plus ou moins donner la parole. C’est notamment le cas de votre sœur Corine. Elle est présente dans l’album, mais finalement, elle parle peu. Comment avez-vous accueilli la compatibilité avec votre sœur ? Il représente quoi ce don ?

On est dans un bouquin où celui qui prend la parole, c’est celui qui bouge le moins. C’est celui qui passe son temps sur son lit. Alors que les autres parlent peu, mais tous agissent.

Ma femme, c’est elle qui fait tout. Ma sœur me sauve. Et ma toubib prend des décisions. Elle est là au bon moment. Mes parents s’inquiètent. Et, cet effet de bascule me semblait pas mal. C’est-à-dire que les seuls héros du bouquin sont mon toubib et ma sœur. Une que je divinise et l’autre que je super-héroïse. Leur puissance est à ce point là que de les faire parler, ça aurait été rajouter un degré peut être de complications qui nous éloignerait du truc concentré, du type qui est en train de morfler.

Mais le don… Comment dire… Si le bouquin servait à quelque chose, c’est de remercier ma sœur.

C’est la beauté de ce qui m’est arrivé. C’est sans doute la beauté du bouquin. Un bouquin qui est en partie grave, parce que ce qui arrive est grave, mais qui est aussi d’un niveau de luminosité et de lumière important.

Ma situation actuelle, c’est que ça fait quatre ans que j’ai reçu cette greffe de moelle. On m’a transfusé les cellules souches de ma sœur. Elles ont bataillé pour s’installer. Elles se sont un peu reproduites. Ces cellules sont mortes. Puis, se sont reconstruites petit à petit. Quatre ans après, 100 % de mon sang est fabriqué par ma sœur. Elle est à Toulouse, je suis à Lyon. On est loin mais si proches.

“Ma sœur est en moi à chaque instant de ma vie.”

D’où l’image de super héroïne qu’on retrouve dans le livre…

Ma sœur est en moi à chaque instant de ma vie. Wow ! J’ai du mal à intégrer ce qu’on pourrait qualifier de magique. C’est pas magique, c’est extraordinaire. Mais à la fin, on vit avec cet extraordinaire tous les jours. Je suis devenu une partie de ma sœur. C’est une dette qu’on ne rembourse jamais. Enfin, peut être que c’est pas une dette mais c’est un lien indéfectible, qui est d’une nature autant physiologique que psychologique.

Elle a tout le temps été là. On s’appelait assez souvent. C’était très dur pour elle parce qu’à la fois, elle avait le potentiel de me sauver la vie, mais elle avait sur ses épaules une responsabilité que je n’ai pas voulu lui mettre. De l’hypothétique échec de la chose. Voilà un type de souffrance qu’on inflige autour de soi quand on engage aussi l’action des autres. Mais c’est la raison pour laquelle l’auteur de BD en fait une espèce de personnage qui traverse mon corps, qui l’intègre. C’est le seul super-pouvoir du livre.

“Je suis sûr d’avoir fait mon livre le plus personnel et le plus intéressant.”

Pour conclure cette interview Jean-Christophe Chauzy. Quelle est la place de Sang neuf dans votre œuvre ?

Techniquement, c’est une place à part puisque c’est mon seul récit véritablement autobiographique. Mais ça, c’est presque anecdotique. Je sais depuis quelques années sur quoi je travaille depuis le début. Tous mes bouquins, tous, quel que soit leur ton – comique, grave ou plus dur – que ce soit sur le thème du polar, des fantômes du monde, c’est ce thème-là de la violence qu’on subit, celle qu’on exerce et pourquoi on en est là. Je m’aperçois que Sang neuf, c’est aussi la même chose d’une autre manière. C’est la violence de la fatalité, mon corps fragile que la génétique m’inflige. Sauf que la différence entre la fiction et l’autobiographie, je l’ai dit un peu tout à l’heure, c’est qu’on dispose d’un matériau, d’une densité et d’une intensité à laquelle jamais la fiction ne peut se comparer.

Et pourtant, Dieu sait que j’en ai fait. Et Dieu sait que souvent, dans mes fictions, et y compris celles avec lesquelles j’ai travaillé, avec des auteurs de polars, de la violence, il y en avait de la dureté. Ça n’est jamais comparable avec la réalité. La réalité est toujours plus puissante, elle est toujours plus bouleversante. Aussi dures soient les fictions qu’on imagine.

Je sais que ce bouquin, en rencontrant des gens en dédicace, je vois dans le regard des gens quelque chose qui a changé. Des discussions qui s’ouvrent, qui ne sont pas de même nature et qui font que la parole se libère. Et comment dire ?… Je pense que c’est un récit qui est plus complet, qui peut être un peu plus grave, mais j’ai l’impression que j’ai fait mon meilleur livre en tout cas.

Bon, ça pose une question qui est de savoir ce que je vais faire après. Parce que quand on a touché ce genre de rapport au réel, enfin au vrai truc, c’est difficile de rétropédaler. Je ne rétropédale pas parce que je suis en train de finir Le reste du monde auquel j’avais pensé avant. Jusqu’à présent, c’était le bouquin dans lequel j’étais le plus investi. Parce que c’est une métaphore de ce qui arrive au monde. Mais voilà, ça a été dépassé par un truc très intime.

J’aurais pu disparaître que ça n’aurait pas changé la face du monde. Mais en termes de récit, en termes de livres, oui, ça fait un livre qui n’est pas comparable en densité à tous les autres. Je suis sûr d’avoir fait mon livre le plus personnel et le plus intéressant.

Merci Jean-Christophe pour cet entretien passionnant et émouvant.

Entretien réalisé par Matthieu Morvan et Damien Canteau le samedi 6 avril 2024 à la Foire du livre de Bruxelles.
Retranscription et mise en page : Damien Canteau
Article posté le vendredi 17 mai 2024 par Damien Canteau

Sang neuf de Jean-Christophe Chauzy (éditions Casterman)
  • Sang neuf
  • Auteur : Jean-Christophe Chauzy
  • Editeur : Casterman
  • Prix : 26,90 €
  • Sortie : 06 mars 2024
  • Pagination : 256 pages
  • ISBN : 9782203250994

Résumé de l’éditeur : En 2020, alors que le monde se confine, Jean-Christophe Chauzy, lui, est placé en chambre stérile. On vient de lui diagnostiquer une myélofibrose : sa moelle osseuse ne produit plus de plaquettes. Le pronostic vital est engagé, une greffe va être tentée, sa soeur Corinne sera la donneuse. S’engage alors un violent combat contre la maladie. Jean-Christophe doit composer avec la lourdeur des soins, le découragement, la peur de mourir. Et quand il n’est pas le malade, comment réussir à être un mari, un père, un fils, un ami alors qu’il ne se sent plus que l’ombre de lui-même ? Cru et intense, Sang Neuf est un témoignage. Le récit bouleversant et sans concession de son combat pour la vie, mais aussi un vibrant hommage à toutes celles et tous ceux qui ont oeuvré, avec générosité, à sa guérison.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

En savoir