Entretien avec Jim Bishop pour Lettres perdues

Lettres perdues, l’être perdue… Jim Bishop nous a accordé quelques minutes lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo 2021. Avec lui nous avons parlé de son merveilleux album. Une interview poignante, vraie et sans fard.

Jim Bishop, est-ce que l’on peut définir Lettres perdues par « un monde étrange et beau » ?

C’est une très bonne façon de résumer l’album. C’est joliment dit. En fait, je n’ai pas d’autres adjectifs en fait en tête pour le qualifier. On pourrait juste ajouter, un peu mystique et lointain, dans le sens où ce n’est pas très clair.

Pourrais-tu nous présenter Iode ? Qui est-il ?

Iode un personnage qui vit dans son monde. Il n’accepte pas une forme de réalité et par conséquence, il s’invente un univers. Il est empli d’amour.

« [Iode] est assez enfantin, car dans l’enfance, c’est l’endroit où il se sent le plus à l’aise. »

Est-ce qu’il est si naïf que l’on pourrait le penser au premier abord ?

Non, c’est plutôt une protection pour lui ce côté naïf. Iode est très intelligent, pas du tout bête comme certains pourraient le croire. Il est d’une très grande sensibilité, d’où l’invention de ce monde pour se sentir dans un cocon.

Comme il est confronté à une perte de contrôle dans sa vie, il remet donc du « contrôle » dans ce monde qu’il s’invente. De plus, il est assez enfantin, car dans l’enfance, c’est l’endroit où il se sent le plus à l’aise.

Est-ce que ce côté enfantin était délicat à appréhender ?

En fait, je me suis rendu compte que le moment où j’imaginais Iode, je vivais exactement ces mêmes émotions, ce côté régressif.

Quand j’ai voulu écrire l’histoire, je savais que je voulais aborder ce thème mais je ne savais pas vraiment comment. Je pense que j’étais au même stade que Iode.

Les trois personnages principaux – Iode, Frangine et Cycy – ont des quêtes très différentes mais sont finalement très seuls dans leur vie. Pourquoi ces solitudes devaient forcément se retrouver pour avancer ?

En effet, ils se rejoignent. C’est inconsciemment que je les ai créés ainsi. Pourtant, dans le récit, ils ne se le dévoilent pas ce rapport à la solitude. Frangine, elle est dans une famille qui l’a rejetée. Cela l’a marquée. Pourtant, elle est entourée mais très seule. Ces gens l’aiment mais elle ne le sait pas. Elle est vraiment confrontée à sa solitude et ça lui pèse.

« L’émotion de mon album, elle devait être vécu en continu, d’un seul coup, sans coupure. »

Pourquoi fallait-il autant de planches pour mettre en place l’intrigue ?

C’était très important pour moi. En terme de narration, je voulais que lorsque le lecteur commence l’histoire, il pense que c’est un album classique. Il était important qu’il puisse s’imprégner d’un univers confortable et que tout d’un coup, je lui enlève ce côté « confortable » et lui faire comprendre que le « confort » ce n’est pas quelque chose d’infini.

Comme je suis très inspiré par les récits japonais, j’aime quand il y a de la place pour découvrir un monde. Quant à l’émotion de mon album, elle devait être vécu en continu, d’un seul coup, sans coupure.

Lettres perdues, c’est aussi un mélange des genres, entre le roman graphique et la poésie. En quoi était-ce important de naviguer entre les deux ?

Il y a de la poésie, parce que j’aime cela mais il y a également de l’action. C’est donc un roman graphique d’action.

J’aime aussi que mes histoires soient distrayantes. J’aime lorsque je peux mettre en place une forme de partage avec les lecteurs.

Tu peux alterner des planches avec des grandes illustrations et des choses plus intimistes. C’est très libre dans ton approche…

Il y a énormément de liberté à l’intérieur de Lettres perdues. C’est aussi une thématique importante pour moi, que j’aime vivre au quotidien.

Il y a de la poésie mais il y a également beaucoup d’humour. Était-ce pour cela que tu en as glissé dans ton histoire pour appréhender plus simplement des thèmes forts ?

De base, j’aime bien faire des blagues nulles (haha). Il fallait des moments plus légers dans une histoire qui était lourde. Comme dans le quotidien, l’humour est là comme sas de décompression. Dans des moments de rire, tu as échappé à ton quotidien qui peut parfois être pesant.

La vie, c’est aussi cela : une montagne russe d’émotions. On passe du rire aux larmes Est-ce que Lettres perdues s’inscrit dans cette dimension de flots d’émotions ?

Je conçois toujours mes albums de cette façon, de manière sinusoïdale. J’aime bien cette vision comme dans la musique.

Comme Cycy et ce comique de répétition. Il se trompe tout le temps et en permanence, il se fait taper sur les doigts…

Oui, c’est un poisson rouge, il oublie tout. On me dit souvent qu’il ressemble à des personnages d’Umbrella Academy mais je n’avais pas vu la série télé avant de le créer. J’étais parti du côté de tourner en rond, être buté et de ne rien comprendre.

Et bien sûr, il y avait le côté « jeu de mots » avec « selfish » qui en anglais signifie égoïste. D’ailleurs, Frangine, le traite d’égoïste dans l’album. Pourtant, il a de l’intuition mais il se trompe à chaque fois car il est égoïste. S’il a une ambition surdimensionnée, je ne voulais pas non plus en faire un méchant. En se trompant fréquemment, ça le rend humain et attachant.

« Je me cache derrière mes personnages – c’est une forme de pudeur – pour ne pas y aller trop frontalement. »

En quoi l’histoire de Iode est-elle proche de la tienne ? Y a-t-il des apports autobiographiques dans Lettres perdues ?

Si j’ai poussé le curseur très fort pour Cycy, moi aussi à une période de ma vie, j’avais une ambition obsessionnelle. J’avais trop besoin de prouver que j’avais ma place. Je n’ai pas fait d’école de dessin. Lorsque j’ai quitté mon ancien travail dans le BTP pour faire de la bande dessinée, j’avais tellement envie de réussir et j’avais une telle pression derrière moi, que ça me rendait un peu dingue et désagréable avec les autres.

Au début de ma carrière dans la bande dessinée, j’avais envie d’arrêter et ce moment-là m’a fait réfléchir et ça m’a enlevé toute cette pression. Maintenant, je suis tranquille avec ça, j’ai évolué.

Il y a de moi dans les trois personnages. Dans Frangine, il y a aussi beaucoup de ma mère ; dans ses côtés chaleureux et parfois sombres, elle m’a transmis un peu de mal-être. Pouvoir en parler à travers de personnages, ça soulage aussi.

Lettres perdues est très autobiographique, mais c’est une plutôt une autofiction. C’est un univers inventé avec des éléments de moi et de ma vie. Mais, je me cache derrière mes personnages – c’est une forme de pudeur – pour ne pas y aller trop frontalement. Sinon, ça m’aurait atteint, ça m’aurait trop fait mal.

En quoi cela te tenait-il à cœur de dessiner des personnages si hypnotisants, même s’ils ne sont que des figurants à l’arrière-plan ?

Pour moi c’est important. Je réfléchis à leur implication avec les personnages principaux, avec l’intrigue. Il faut qu’ils aient un vécu, qu’on le ressente. Comme on ne le côtoie qu’une fois, ça passe donc par leur design singulier. Certains ont même des noms et pourraient même avoir plus de place si je faisais un album spin-off.

« La mer, c’est parce que je voulais respirer. »

Pourquoi Lettres perdues devait être un univers centré sur la mer ? Pourquoi le bestiaire marin était important ?

La mer, c’est parce que je voulais respirer. Je voulais une ligne d’horizon où il n’y a rien dans mes premières planches. Comme le fond était lourd, je voulais de l’espace, de la respiration. Cela a découlé sur des questions écologiques. Même si je survole cette thématique, je voulais absolument l’aborder. Mais néanmoins, je ne voulais pas que ça prenne le pas sur les personnages. Ils devaient aussi accepter que notre planète était déjà à l’agonie.

Il y avait aussi l’aspect de la mère et la mer. Cette connexion entre les deux. Les premières planches, la mer est calme comme ce que ressent Iode pour sa mère, puis elle est agitée lorsque Frangine apparaît. C’est subtil, c’est dans ma tête et ce n’est pas sûr que le lecteur le perçoive mais ce n’est pas grave.

On parle de beaucoup de références dans ton dessin. Little Nemo pour l’aspect physique, le petit Prince et Peter Pan pour l’aspect psychologique de Iode mais aussi les engins volants dans la lignée de Hayao Miyazaki. Est-ce vrai ?

Pour les engins volants, il y a du Porco Rosso. J’ai acheté un artbook de Miyazaki – qui n’est pas édité en français – que je regardais souvent pour les aspects des avions et des machines volantes. Pour tout le reste, c’était inconscient. J’ai lu Little Nemo et le Petit Prince, mais ce n’était pas voulu.

J’aime la légèreté et la poésie. Iode a ce côté léger et rêveur, tandis que Frangine a un côté terre-à-terre et pragmatique. Il y a aussi cette dualité dans la manière dont ils s’expriment. Elle y va cash. Je suis un peu comme elle dans la vie, j’ai un langage fleuri avec mes amis mais quand j’écris j’aime la douceur.

S’il devait y avoir un mot ou des mots pour résumer cet album, quel(s) serai(en)t-il(s) ?

C’est un peu violent mais : « N’oubliez pas que vous allez mourir », dans le côté : « Il faut vivre ».

Jim Bishop, et si Lettres perdues était un film d’animation… Et si c’était ton film d’animation…

Je l’ai beaucoup pensé comme un film d’animation. D’ailleurs, la page de garde arrive plus tard que le début, comme un générique. Je ne sais pas si ça aurait la même force, mais ça pourrait être un dessin animé.

Entretien réalisé par Damien Canteau et Claire Karius le samedi 30 octobre 2021 à Saint-Malo.
Article posté le lundi 08 novembre 2021 par Damien Canteau

Lettres perdues de Jim Bishop (Glénat)
  • Lettres perdues
  • Auteur : Jim Bishop
  • Editeur : Glénat
  • Prix : 22 €
  • Parution : 15 septembre 2021
  • ISBN : 9782344043448

Résumé de l’éditeur : Les aventures corrosives d’Iode à la recherche de sa mère.Comme tous les matins, Iode attend impatiemment cette lettre que le facteur tarde à lui apporter. Surement une blague de ce farceur de poisson-clown qui s’amuse à livrer son courrier aux voisins… Ou peut-être a-t-il simplement été égaré? Il n’y a qu’un seul moyen d’en avoir le coeur net: se rendre en ville. Embarqué dans sa petite auto vert pomme, Iode fait la rencontre de Frangine, une autostoppeuse au caractère bien trempé qui effectue une livraison pour le compte du mystérieux groupe mafieux «la pieuvre». Seulement, lorsque cette dernière décide de lui fausser compagnie, le jeune garçon s’inquiète et décide naïvement de partir à sa recherche. Sans le savoir, Iode vient de mettre les pieds dans une affaire qui le placera au coeur d’un terrible drame.Sur l’île du soleil où poissons et humains cohabitent, mafieux sans vergognes et policiers incompétents sont monnaie courante. Une cavalcade absurde naviguant entre humour, douceur et drame mélancolique. Un premier roman graphique réalisé par un prodige du dessin nourri au travail de Hayao Miyazaki. Un récit où la rondeur du dessin et la beauté irradiante des couleurs forment paradoxalement une oeuvre tragique qui perturbera les âmes les plus sensibles.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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