Entretien avec Lou Lubie

Comixtrip continue sa série d’entretiens avec des auteurs et des autrices. Après Noémie Naoumi, nous accueillons Lou Lubie pour son dernier album L’homme de la situation sorti début janvier chez Dupuis.

Tout d’abord Lou pourrais-tu te présenter pour ceux qui ne te connaîtraient pas ?

Je suis autrice de bandes dessinées, originaire de La Réunion, le DOM à côté de Madagascar. C’est là-bas que j’ai grandi et où j’ai publié mes premiers romans, que peu de gens connaissent mais qui sont très importants pour moi et pour ma carrière.

Je ne suis pas une dessinatrice, parce qu’en réalité je n’aime pas dessiner. C’est paradoxal, mais ça définit tout ce que je fais.

Je viens des jeux vidéos et j’ai un diplôme en game design, c’est de la conception de jeux, donc rien à voir avec le graphisme. J’avais envie de concevoir. J’ai fait du développement web, donc du code. J’écrivais beaucoup et c’est comme ça que j’ai publié deux romans (Hallucinogène).

Comment es-tu arrivée à la bande dessinée ?

Lors d’un salon, j’ai rencontré un éditeur qui avait besoin d’un scénariste pour une bande dessinée à La Réunion. C’est comme cela que j’ai commencé, même si je ne dessinais pas bien. J’apprends à chaque étape. J’arrive de loin mais je ne suis pas une dessinatrice.

Quelle est l’influence de La Réunion sur ton travail ?

Mes cinq premiers livres étaient situés et publiés à La Réunion.

Dans les albums plus récents, il n’y a pas d’influence particulière, si ce n’est que La Réunion est une terre de métissage. On retrouve cela sur mes personnages, que j’ai tendance à plus mixer pour représenter une diversité culturelle.

Quelle est ta façon de travailler ?

Je fonctionne de façon intuitive, quand j’ai une idée, je ne fais pas de scénario, pas de story-board, j’ai juste une feuille de route. Donc je n’ai pas grand chose à montrer, si ce n’est un dossier avec des planches et le scénario pour convaincre un éditeur. Maintenant Dupuis et Vraoum me font confiance et j’arrive à me projeter dans mon travail.

J’ai des journées types de travail, j’essaie d’avoir un rythme en commençant à 9h30 et en finissant à 18h30, avec des pauses. Je travaille par planche, le matin j’écris les dialogues et je fais le découpage, puis je commence le dessin que je finis dans l’après-midi  avec les couleurs en dernier. Je laisse une grande place à l’adaptation c’est pour ça que mes bandes dessinées sont souples.

Je fais une feuille de route sur un tableau Excel où je note les actions et le nombre de pages que j’y consacre. C’est très mathématique et précieux pour la gestion du temps quand on n’a pas de scénario,.

Tout est numérique, je ne dessine à la main qu’en dédicace, parce que je ne suis pas une passionnée de dessin. Je travaille sur Photoshop, sinon ce serait trop inconfortable pour moi.

Peux-tu nous parler de L’homme de la situation, ton dernier album sorti en janvier ?

C’est l’histoire d’un homme fort aux yeux de la société qui va se retrouver en difficulté puisqu’on n’a plus besoin de lui. Il va essayer de se raccrocher et de retrouver une utilité. Pour cela, il sera obligé de se confronter à ce qu’il y a à l’intérieur de lui.

Aucun de mes livres ne se ressemblent, j’ai envie d’aborder des styles différents, celui-ci est un thriller, je voulais changer de genre, de style. J’ai également effectué un changement graphique. Ce livre n’est pas dans la même lignée que les précédents. 

C’est un livre dans lequel il ne faut pas avoir peur d’être perdu, mais tout se remet dans l’ordre à la fin. Certaines personnes l’ont été un peu et attendaient Lou Lubie autrement.

Dans mes deux précédents albums (Goupil ou Face, La fille dans l’écran), c’étaient des histoires de fille bipolaire ou de fille amoureuse d’une autre fille, mais ce n’était pas de la littérature féminine. Je ne veux pas faire de la littérature féminine, je veux faire de la littérature tout court.

Alors c’est vrai que ce nouvel album ne peut pas plaire à tout le monde mais il peut toucher des publics différents, des gens comme ceux qui s’intéressent à la bande dessinée franco-belge. L’homme de la situation risque de plus leur plaire que Goupil ou face. L’essentiel est que tout le monde y trouve son compte et passe un bon moment de lecture.

Le côté psychologique est présent dans tes ouvrages, est-ce une évidence qui s’impose d’elle-même dans le choix de tes sujets ?

C’est un filtre, c’est ma perception de différents sujets. Je fonctionne de façon très émotionnelle, donc je vais analyser les situations et aborder les sujets par d’autres biais.

Déjà dans mon premier roman Hallucinogène, il y avait une envie très forte de plonger dans l’imaginaire  et de comprendre les failles et les fonctionnements des gens croisés par le personnage principal.

Tu as publié un dessin sur la face cachée de la bande dessinée, tout ce que tu fais avant l’écriture et les dessins, combien de temps te prend ce processus ?

Pour moi, tout fait partie de la création, c’est dû au métier et j’ai du mal à dissocier. On a une vision très romantique de l’auteur de bande dessinée. C’est un métier avec des horaires, même si c’est un boulot super qui permet d’avoir une démarche individuelle, mais c’est un boulot au même titre que les autres. 

J’essaie de montrer que je ne suis pas née avec un crayon magique. Je ne sais pas dessiner, il y a du travail en coulisses.

Je n’aime pas quand quelqu’un vient me voir avec une idée de scénario et me demande de dessiner pour lui. J’ai déjà du mal pour moi parce que je ne suis pas une bonne dessinatrice. Moi non plus je ne savais pas dessiner, c’est une compétence qui s’apprend et qui s’acquiert par soi-même. Dessiner, c’est un travail avec des heures d’apprentissage. 

Il y a aussi des sensibilités, il y a plein de genres de dessins que je ne pourrais pas aborder. Mon dessin est très net, très clair, très bien fini. Il ressemble à la façon dont fonctionne mon esprit qui est hyper carré et qui est fait de tableaux Excel.

Donc tu n’envisages pas de faire du dessin pour quelqu’un d’autre mais l’inverse est-il possible ?

Je l’ai fait en 2010 avec ma première bande dessinée, L’île au temps suspendu et un peu avec La fille dans l’écran. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup mais comme je fonctionne de manière très intuitive, j’écris rarement de scénario ou de storyboard. Il faut pouvoir trouver quelqu’un avec qui ça peut fonctionner.

J’ai souvent envie de modifier pendant le processus de création, j’inclus des changements, je les adapte alors il faut le bon dessinateur qui accepte ce mode de fonctionnement.

Tu abordes beaucoup tes conditions de travail, est-ce que tu arrives à vivre correctement de la bande dessinée ?

Pour La fille dans l’écran, au dernier relevé je n’ai encore rien touché et je n’ai pas fini de rembourser l’avance alors qu’avec Manon Desvaux on a travaillé pendant 6 ou 7 mois à deux, ce qui faisait 670€ par mois chacune. Il a fallu aller vite, on n’a pas eu les moyens de faire durer les choses, on n’était pas payées au mois.

Que penses-tu de l’appel à la grève des auteurs pour ne pas venir à Angoulême en juin 2021 ?

Sur le principe, je trouve fabuleux le travail qui est fait sur les conditions financières. Ça commence à bouger, les auteurs s’en emparent, ça prend de l’ampleur, c’est réconfortant et très encourageant.

La rémunération ce n’est pas de voir son nom sur la couverture, on n’est pas payés en gloire. Être auteur de bande dessinée, c’est un travail qui prend du temps et on paie des impôts.

Est-ce que tu as besoin d’avoir un travail à côté ?

Aujourd’hui non, grâce au fait d’être passée chez de grands éditeurs, c’est bon. Avec l’avance de Dupuis, j’ai un SMIC et un peu plus grâce à Tipeee, c’est une victoire. 

Pour Goupil ou face, j’ai dû prendre un job de développeuse web 2,5 jours par semaine. Le reste du temps étant pour la bande dessinée avec un jour de repos par semaine, le tout pour un demi salaire. 

C’est symptomatique des auteurs qui n’ont pas la chance d’avoir un gros éditeur qui met les moyens. La bande dessinée devrait être considérée comme un vrai métier. 

Penses-tu que l’autoédition et le financement participatif puissent être une solution aujourd’hui ?

Globalement oui, parce que ça donne énormément de liberté et c’est peut-être un moyen de financement viable mais je ne me sens pas concernée parce que je ne veux pas faire le boulot d’édition, donc pour l’instant ce n’est pas pour moi.

Comment se passent tes relations actuelles avec tes lecteurs ?

J’ai juste un souci avec les retours de Goupil ou face qui sont devenus trop importants et trop demandeurs. Je dois prendre beaucoup de distance avec ce sujet et je sais que ce peut être mal vécu parce que les gens ont une attente.

En dehors de ça, j’adore. J’aime être en connexion avec les lecteurs, c’est indispensable pour donner du sens à ce que je fais. Mon métier ce n’est pas seulement être derrière mon écran et faire des dessins. Je suis dans une dynamique de communication et c’est ce qui me motive sur mon Tipeee. Je parle, j’échange, je publie des articles sur mon boulot et il y a des commentaires. C’est trop bien !

Qu’est ce que tipeee, à quoi est-ce que cela te sert et qu’est ce que cela t’apporte ?

C’est un site de financement soit par projet, soit par mois. De petites sommes viennent de façon récurrente aux créateurs. C’est comme remplacer un salaire par un mécénat participatif.

L’idée est chouette, j’avais besoin d’aide financièrement et je me suis lancée là-dedans. Ça m’a pas mal aidé à l’époque. Et même si aujourd’hui les avances me permettent de vivre, c’est utile si je m’arrête, si j’ai un souci de santé, ce qui peut arriver. En cas d’arrêt, je ne touche presque rien donc je suis soulagée d’avoir ce soutien-là.

Mais c’est surtout important dans l’esprit, ce sont des gens avec qui je partage également ce que je fais. Je peux parler de ma situation quand il y a des petits soucis, ça me fait du bien et me permet d’être mieux dans mon métier. 

En contrepartie, les tipeurs ont accès à mon atelier. Mais de façon surprenante, certains ne regardent jamais l’avancée de mon travail, pour garder la surprise lors de la sortie de l’album. Ils sont juste là pour m’aider. Je suis flattée de leur confiance.

Quel est ton prochain projet ?

J’ai signé avec un nouvel éditeur, j’en suis à la moitié du nombre de pages. Ce devrait être publié d’ici fin 2021, donc deux bébés la même année.

Ce sera un nouveau style, graphiquement proche de Goupil ou face, quelque chose de simple. J’espère que mon prochain album va vous plaire parce que je m’amuse beaucoup et je voudrais continuer à fournir de bonnes lectures divertissantes.

 

Cet entretien et sa retranscription ont été réalisés en collaboration entre Claire @fillefan2bd dans la cadre du live qui s’est tenu le mercredi 03  février sur la page Instagram de Yoann @livressedesbulles .
Vous voulez en savoir plus n’hésitez pas à regarder la vidéo ci-contre.
Article posté le dimanche 07 mars 2021 par Claire & Yoann

L'homme de la situation de Lou Lubie (Dupuis)
  • L’homme de la situation
  • Autrice : Lou Lubie
  • Editeur:  Dupuis
  • Prix : 19,95 €
  • Parution : 08 Janvier 2021
  • ISBN: 9791034747566

Résumé de l’éditeur: Manu, 36 ans, instituteur investi et apprécié, a toujours assumé avec détermination son rôle d’homme fort et protecteur. C’est pourquoi, lorsque ce schéma est remis en question par sa compagne qui le quitte, puis par son employeur qui lui préfère une femme au nom de la parité, il commence à perdre pied. Mais comment exprimer sa détresse quand on a appris à ne jamais se plaindre ? Frustré, Manu se raccroche à une fratrie de sept enfants déscolarisés, pour laquelle il va jouer le rôle de père tutélaire. Alors qu’il tente de les aider à surmonter leurs handicaps physiques, mentaux ou sociaux, il se laisse peu à peu happer par cette famille particulière. Ainsi s’amorce une longue descente au coeur de ses pires angoisses… Dans une société qui évolue pour devenir de plus en plus inclusive, où les rôles traditionnels dévolus à chaque genre sont battus en brèche, quelle est la nouvelle place des hommes ? Un thriller psychologique qui se referme comme un piège autour de son héros… et de son lecteur…

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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