Étienne Davodeau et Françoise Roy en interview pour Là où tu vas, chez Futuropolis

Vendredi 17 octobre, Étienne Davodeau et Françoise Roy étaient invités par la librairie Critic à une rencontre-dédicace à Rennes. Le couple venait présenter Là où tu vas, le nouvel album d’Étienne Davodeau publié chez Futuropolis. Un album dont Françoise, compagne d’Étienne, est l’héroïne, après de multiples hésitations. 

Là où tu vas : Étienne Davodeau raconte l’humanité du métier de Françoise Roy

Le livre reste un peu nébuleux sur le sujet, à quel moment concrètement, est-ce que l’idée du livre est devenue concrète ?

Là où tu vas Etienne Davodeau Futuropolis extrait page 8Étienne Davodeau : Oui, c’est vrai. Dans le livre, je dis qu’il y a un stade où le principe du livre passe de l’idée à projet. Et je m’en souviens très bien. C’était un dîner à table avec des amis à la maison, que je relate brièvement dans le bouquin.

En revanche, je ne sais pas toi Françoise, mais je ne me souviens pas comment c’est arrivé, comment on a parlé de ça au cours de la conversation. C’est sans doute moi qui parle de l’idée d’un livre sur le métier de Françoise et tous les amis autour de la table ont levé un sourcil intéressé – que j’ai traduit comme un intéressé, pour autant qu’on puisse traduire l’expression d’un sourcil – qui disait « Ah mais oui, ce serait vachement bien, ce serait intéressant et ce serait peut être utile. »

Mais voilà, la conversation a continué à rouler et simplement moi j’ai une petite case dans mon cerveau où l’idée est devenue un projet. Françoise, elle, était toujours réticente à ce moment-là. Mais je me suis dit que là, il y avait une étape de franchie.

En termes de calendrier, c’était vraisemblablement pendant la réalisation de Loire, mais je n’en suis pas certain. Je sais juste que l’idée initiale, elle, a presque quinze ans. Dès que Françoise a commencé à travailler dans ce domaine-là. Donc ça a été long, mais c’était un truc à basse intensité en quelque sorte. Un jour, il faudrait peut-être, un autre non, ce n’est pas possible…

Page 12 du livre, vous avez ces mots qui sont intéressants : « Il n’est pas encore là, mais il est déjà là ». Ce sentiment que vous exprimez est-ce que c’est propre à cet album ou est-ce que c’est un sentiment qui apparaît à chaque fois, à chaque nouveau projet ?

ED : Pas tout à fait. Là, c’est particulier parce que c’est un livre avec ma compagne, donc je savais qu’il y avait une dimension un peu singulière au projet.

Un livre démarre en général sur une impulsion qui se vérifie assez vite. Si cela ne se vérifie pas, ça disparaît. Mais quand l’idée vient, en général, je commence tout de suite à y penser, à prendre des notes et à travailler. C’était le cas pour Loire, ça a été le cas pour Cher pays de notre enfance, parce que là je rencontrais Benoît Collombat, donc paf, tout de suite on a l’idée de faire un livre et on s’y met. Pas forcément techniquement, mais en tout cas on se met à en parler, à prendre des notes, à y réfléchir.

Pour Là où tu vas, comme il y a eu cette longue période de maturation, c’était assez différent. C’est-à-dire que cela vient de plus loin et plus progressivement. Et puis, tant que je n’avais pas l’accord officiel du personnage principal, je m’interdisais un peu d’y penser plus que ça. Parce que je ne savais pas si c’était nécessaire.

Mais c’est vrai que quand j’ai commencé à dessiner Loire, j’avais déjà en tête que ce serait sans doute le livre suivant. Chaque livre arrive de sa propre façon, mais souvent, il y a un moment où je sens que le fil que je tire résiste et que je vais pouvoir explorer tout ce qu’il me propose.

Françoise l’introduction de l’album décrit longuement ces hésitations. À quel point retranscrit-il ce que vous avez pensé ?

Extrait page 6 Là où tu vas, Etienne Davodeau – Futuropolis 2025

Françoise Roy : J’étais vraiment très réticente au début. C’était il y a une quinzaine d’années et moi je démarrais tout juste dans l’accompagnement des personnes qui ont des troubles cognitifs. Donc je pense que déjà ça n’aurait pas eu le même intérêt. Je pense que j’ai plus de recul et d’expérience désormais.

Mais oui, cela s’est passé comme décrit dans le livre et ce sont les copains qui ont fait pencher la balance.

Dans le respect de l’humain avant tout

Jusqu’alors, vous apparaissiez peu dans les livres d’Étienne. Comment avez-vous vécu le fait de devenir le personnage principal de son album ?

FR : C’est une impression un peu spéciale, mais en même temps, je savais comment il travaillait. Comment il a fait avec ses parents, dans le respect de leur personne. Comment il a fait avec Richard Leroy, comment il a fait avec les guides présents dans Droit du sol.

Je savais que si je disais oui, de toute façon ça serait assez respectueux, de ma personne et de tout ce dont on allait parler. Donc voilà, c’est ce qui m’a fait flancher.

Étienne, est-ce que vous aviez l’habitude de dessiner Françoise, en dehors de vos albums ?

ED : Comme pas mal de dessinateurs – enfin plutôt moins d’ailleurs, mais je le fais quand même un peu quand je ne suis pas sur ma planche à dessin – quand on est en vacances, il m’arrive souvent de faire des croquis dans mes carnets. On y croise assez régulièrement Françoise, mais c’est assez différent. Ce ne sont pas des dessins pour la bande dessinée, ce n’est pas un dessin qui sert une narration. Dans la BD, il y a un effet de répétition. On voit Françoise dans chaque page, presque dans chaque case.

Donc forcément ce n’est pas la même nature d’approche graphique.

C’est une question qui se pose régulièrement : comment dessiner les personnes avec qui on vit en sachant que ce n’est pas non plus mon projet de faire à chaque fois un portrait ressemblant de la personne ?

En fait, je crée un personnage de bande dessinée qui a les caractéristiques physiques entre autres, de la vraie personne dont je veux parler. Ça a été le cas dans chacun de mes livres.

« Je ne me ressemble pas, tu m’as dessiné trop gros », me disait Richard Leroy. Quand j’ai dessiné mes parents, dans Les mauvaises gens, c’était pareil. Ils étaient et j’étais moi-même parfois un peu catastrophé par le résultat. Mais ce n’est pas là-dessus que je me concentre le plus.

Je me concentre sur le récit et sur le fait que ces personnages dessinés sont des avatars graphiques de personnes réelles.

Etienne Davodeau et Françoise Roy Espace Ouest France Rennes Librairie Critic par Yaneck Chareyre

 

Étienne Davodeau ne cherche pas la ressemblance, il cherche la vérité

Françoise, comment avez-vous reçu ses premiers dessins de vous façon personnage de bande dessinée ? Lui avez-vous fait changer des choses ?

FR :[S’adressant à Étienne] En fait, je ne crois pas que je t’ai fait changer grand-chose.

Pour moi c’était vraiment d’accord que du moment qu’on reconnaissait le personnage qu’il dessinait tout au long du livre. Ça me suffisait.

ED : Tu as renoncé à être ressemblante… Ha ha ha…

FR : En fait, je trouve que c’est ressemblant. Mais voilà, ce n’était pas quelque chose qui m’a fait lui faire refaire les dessins, c’était plus sur des situations particulières.

ED : Il y a quelques dessins de toi que j’ai refaits, au début.

FR : Tu fais souvent ça.

ED : C’est inévitable. Toutes les premières planches font l’objet de beaucoup de retouches, le temps de prendre en main cet avatar.

Surtout que je déteste préparer à l’avance, faire des gammes comme font souvent mes collègues quand ils remplissent des feuilles. Ça m’ennuie de faire ça, donc je ne le fais pas. J’attaque directement les planches et quel que soit le livre, fiction, docu ou non-fiction, les premières planches, je dois y revenir parce que mes personnages ne sont pas très stabilisés. C’est un peu idiot parce que ça fait refaire des pages, mais c’est comme ça que je travaille.

Françoise, vous avez l’habitude de suivre Étienne dans ses préparatifs. Vous êtes-vous demandé ce qu’il allait conserver de vos échanges ?

FR : Quand ça a vraiment commencé, nous nous sommes isolés pendant un mois pour pouvoir parler de ça. Et vraiment là, il m’a dit : « Allez, raconte ».

Il m’a fait parler des situations que moi je lui avais déjà rapportées depuis longtemps et je pense qu’il avait mis ça dans un coin de sa tête. En se disant : « ça, je retiens, je m’en servirai ». Et du coup j’ai essayé d’être assez précise, et il me posait de nombreuses questions.

« Mais comment tu fais ? », « comment ça se passe ? », « Qu’est-ce que tu dis ? », « Pourquoi tu le dis ? », « Pourquoi tu le fais ? »… Il a pris beaucoup, beaucoup de notes. Ensuite, lui faisait le chapitre et moi je regardais ce que ça donnait.

Est ce qu’il y a des histoires qui, de fil en aiguille, ont émergé alors qu’elles n’étaient pas prévues ?

ED : Oui, il y en a même que je ne connaissais pas au départ. Françoise a accompagné pas mal de gens au cours de ces quinze dernières années. Et puis il y avait des situations qui me semblaient particulièrement évocatrices de ce qu’était l’accompagnement de personnes qui ont des troubles cognitifs.

Et donc ce sont des personnes dont on croise des avatars dessinés dans mon livre et chaque chapitre reflète ça. Mais il y a évidemment beaucoup plus de situations et de personnes que de chapitres. Donc pendant ce mois qu’on a passé un peu isolé, loin de la famille et des copains, on a fait vraiment une sorte de tour de non pas toutes les personnes parce qu’il y en a beaucoup, mais disons des situations les plus saillantes et les plus évocatrices.

On a retenu celles que j’avais déjà en tête effectivement quand on en parlait. Et puis des nouvelles sont apparues ou des situations un peu singulières que je n’avais pas entendues ou pas mémorisées. Et puis c’est vrai que là, pour chaque cas, chaque personne, j’ai essayé de rentrer dans le détail des journées passées avec elles, des mouvements, des gestes, des paroles… Toutes les choses que j’avais besoin de dessiner et que je ne pouvais pas aller voir puisque dans le principe de ce livre-là, je restais dans mon atelier, ce qui est un peu nouveau pour moi.

Françoise est-ce qu’il a été difficile de remobiliser certains souvenirs ?

FR : Au contraire… Cette session de travail hors du monde, a permis de les réactiver. Mais de mon côté, je prends souvent des notes qui me permettent de me replonger dans la situation que j’accompagne et qui nous ont bien aidés.

ED : J’ai eu accès à ces notes là, mais pas à tout. Ça m’a fait une base sur laquelle j’ai reposé des questions.

Là où tu vas Etienne Davodeau Futuropolis extrait page 24

Françoise, rappelez-nous votre métier précisément ?

FR : Alors moi, mon diplôme de base, c’est infirmière mais ce n’est plus ce que je fais aujourd’hui. Je suis vraiment accompagnante, je ne fais pas de soins infirmiers techniques. Je fais de l’accompagnement de la personne dans les activités de la vie quotidienne ou de loisirs, ou de la vie sociale.

La bande dessinée, un art narratif avec ses codes

Est-ce que s’est posée la question du secret médical ?

La contrainte du secret médical me permettait de préserver l’anonymat et l’intimité des personnes en question, mais surtout, elle me permettait à moi de convoquer des ressources qui sont propres à la bande dessinée.

FR : Je trouve que c’était intéressant le fait qu’il anonymise les personnes, qu’il ne dessine pas comme elles sont, qu’il ne dessine pas leur maison.

ED : Ça a été un des critères que tu m’as posés au départ. Tu me disais que je ne pourrais pas avoir leur consentement éclairé puisque ces gens me donneraient un consentement le lundi et le mardi, ne pas savoir qui je suis et de quoi je parle. Donc une des difficultés était là et du coup, le fait de modifier simplement leur visage, leur nom et le décor de leur vie quotidienne était une solution qui me plaisait bien.

Non seulement parce qu’elle permettait de préserver l’anonymat et l’intimité des personnes en question, mais surtout, elle me permettait à moi de convoquer des ressources qui sont propres à la bande dessinée. C’est-à-dire qu’en bande dessinée, on peut faire ça très naturellement. Il suffit que la personne qui lit le livre soit au courant et ça m’évite de devoir flouter les visages, comme on le ferait pour la télévision. Ou alors de devoir embaucher des comédiens dans une espèce de docu fiction intermédiaire entre ce qui est du reportage et ce qui est de la fiction. Je déteste cet hybride-là.

La bande dessinée, très naturellement, permet ça. Et donc ce qui aurait pu être un inconvénient ou un empêchement pour ce projet est devenu un de ses moteurs.

Et alors, qu’est ce qui a nourri graphiquement ces personnages, puisque l’idée c’est « on les change tous » ? Comment est-ce qu’ils sont nés ?

ED :  J’ai laissé venir les personnages sous mon crayon. Parfois, Françoise validait ou pas. En fait, l’idée pour le coup, et c’est une exigence particulière, il ne fallait pas que ça ressemble. Mais comme ce sont des gens que je n’ai pas rencontrés, la probabilité que je dessine quelque chose de ressemblant était limitée. Déjà quand j’essaie de faire un portrait, ce n’est pas facile, là ça aurait été miraculeux que je dessine pile poil la personne. Mais ce qui est marrant, c’est qu’en fonction de ce que tu me racontais parfois sur les attitudes, je retrouvais des choses…

Françoise : Et je signalais que c’était trop près. C’est vrai. Que c’était presque lui ou presque elle. Et donc qu’on devait s’éloigner un peu.

Est-ce que vous entendiez finalement dans les descriptions qu’elle faisait, un mouvement, un gabarit ?Là où tu vas Etienne Davodeau Futuropolis extrait page 40

ED : Oui, il y a de ça. Par exemple, la taille des personnes, leur façon de bouger. Alors ce sont souvent des gens très âgés qui bougent, donc peu ou mal ou lentement. Par exemple, dans ce moment où Françoise me dit que pour rentrer en contact avec une dame qui a un peu perdu le langage, elle utilise le fait de toucher les mains.

Moi, j’ai vraiment besoin de savoir comment ça se passe. Donc je mets en scène le fait que je demande à Françoise de prendre mes mains comme elle a pris les mains de cette vieille dame. Et voilà, ça fait une scène qui se crée assez naturellement, mais pour autant, il n’y a pas forcément la ressemblance avec la personne.

Travailler avec les personnes âgées, ce n’est pas simple

Venons-en au fond du sujet maintenant. Travailler avec les personnes atteintes de troubles cognitifs est souvent considéré comme ce qu’il y a de plus difficile dans les métiers de la santé. Françoise, qu’est ce qui a fait que vous êtes restée ?

FR : Moi, ce qui m’intéresse avec ces personnes, c’est justement de trouver le point d’entrée, le point d’accroche. La façon qui va faire que je vais réussir à entrer en relation avec ces personnes.

Ça, ça me plaît énormément. Et de pouvoir les considérer comme des personnes en fait. Il y a aussi beaucoup cette idée dans la tête de pas mal de gens, que ce ne sont que des personnes qui sont malades. Et moi je laisse un peu la maladie de côté. J’essaie de voir qui sont ces personnes et d’agir avec elles.

J’y suis restée parce que j’adore ça. C’est vraiment mon truc. Je trouve qu’il y a de belles relations, de belles relations humaines. Puis quand ça marche, je suis super contente. Ça permet de mettre des choses en place.

C’est un sentiment que vous ne vous ne retrouviez pas dans votre activité d’infirmière, avec d’autres publics ?

FR : Si, mais là il y a besoin de plus de précision, c’est plus subtil. Je dirais que les personnes qui n’ont pas de troubles cognitifs, c’est plus facile d’entrer en relation avec. Là, la personne ne veut pas forcément de moi. Souvent elle ne veut pas. Il va falloir que je trouve le moyen de rentrer en relation et ça c’est un petit peu mon défi, j’adore ça et ça fait des très belles relations.

Ce sont des gens que j’accompagne au long cours et le rapport aux familles aussi est ce qu’il est. Il est hyper important, il est même essentiel. J’accompagne une personne mais j’accompagne aussi la famille pour essayer de leur donner un peu, s’ils le souhaitent, des clés d’accompagnement.

Et pendant ce temps-là, ils peuvent un peu se libérer, faire autre chose, penser un petit peu à eux aussi.

On a une démarche disons, positive, non pas vis-à-vis de la maladie, mais vis-à-vis de ces personnes qui sont malades, vis-à-vis de l’accompagnement.

Dans les situations que vous avez choisies, celle où il y a ce hameau qui se rassemble pour soutenir la personne, me paraît très intéressante. C’est une expérience que vous aviez déjà vécue ?

FR : Je n’avais jamais vécu ça. Ça venait d’une idée de plusieurs personnes, et moi y compris, de dire que ça serait peut-être bien pour ce couple qui avait besoin de soutien. Que cette petite communauté pourrait être là, présente.

Parce que pour moi, c’est assez important que les personnes qui ont la maladie d’Alzheimer ou des maladies apparentées, soient intégrées dans la société et que chacun puisse soutenir ces personnes-là et ces familles-là. Qu’on puisse les accueillir, les accepter et faire en sorte que ça se passe le mieux possible pour eux.

ED : Même si en l’occurrence la personne à laquelle vous faites allusion, c’est un accompagnement qui n’a pas fonctionné. Mais c’est vrai que c’était un très beau projet. Mais bon, c’est tellement subtil et délicat que ça ne marche pas toujours.

Moi je trouvais intéressant de faire un chapitre sur ce point-là. C’est à dire que parfois ça ne prend pas. On ne peut pas juste se dire : « ok, on va arriver, on va rentrer en contact et on va alléger le quotidien des gens ». En général, oui, mais parfois même avec quinze ans d’expérience, il y a un truc qui fait que ça ne fonctionne pas.

C’est déjà une maladie très difficile à vivre, donc il ne faut pas édulcorer la situation. On a essayé de faire un bouquin assez chaleureux et positif, mais voilà, ne nous leurrons pas, il y a des moments où c’est compliqué et ça ne marche pas. C’est pour ça qu’on voulait raconter cette histoire.

La BD, c’est une question de rythme

Comment est-ce que vous avez composé l’album ? Avez-vous réfléchi à ce que chaque histoire pouvait apporter comme tonalité ?

ED : Moi j’avais en tête l’idée de montrer ce qui, dans ces cas-là, est positif. Parce que ce qui est négatif sur la maladie d’Alzheimer, on le sait à peu près tous. On voit bien ce qui nous terrifie, ce qui nous angoisse quand nos proches sont touchés ou quand on connaît quelqu’un qui est touché. Le côté négatif, il est saillant, on le voit tout de suite.

Par contre, tout ce qui se passe à côté, tout ce que font les gens comme Françoise qui, plutôt que se focaliser sur la maladie, se focalisent sur les capacités restantes… Là, moi j’y trouve une source de réconfort. C’est à dire que si on peut expliquer à des gens qui vont lire le livre que OK, ne nions pas la difficulté immense que représente cette maladie – plus d’un million de personnes qui sont touchées en France – ne nions pas ça du tout, mais focalisons-nous aussi sur les capacités restantes et sur ce qu’on peut faire avec les capacités restantes des gens.

Et c’est là que les gens qui font le métier de François jouent un rôle vachement important. C’est ça que je voulais raconter. Donc oui, on a une démarche disons, positive, non pas vis à vis de la maladie, mais vis à vis de ces personnes qui sont malades, vis à vis de l’accompagnement.

Vous parlez beaucoup d’humain dans ce livre, d’accompagnement individuel et positif, et finalement peu des institutions qui accueillent les malades, alors qu’elles font l’actualité depuis quelques années. Avez-vous songé à en faire quelque chose de plus militant encore ?

Là où tu vas Etienne Davodeau Futuropolis extrait page 115

FR : Pour moi, c’était aussi quelque chose qui m’a fait pencher du côté du oui et de dire que ce type d’accompagnement peut peut-être porter ses fruits même ailleurs qu’au domicile. Dire que l’accompagnement est aussi important dans toutes les maisons de retraite, les EHPAD ou toutes les institutions. Et que peut être qu’on a besoin d’un regard aussi comme ça, un peu positif.

Par ailleurs, moi je suis formatrice dans les institutions, donc je forme le personnel qui intervient, tous les soignants et non soignants. Pour moi c’est quelque chose d’hyper important.

Dans les institutions, le personnel fait ce qu’il peut avec les moyens qu’on lui donne. Ce n’est pas facile pour eux de faire un accompagnement. Moi je suis très privilégiée dans mon travail. Ce n’est pas facile pour eux d’accompagner comme ça des personnes.

Actuellement, j’accompagne quatre personnes. C’est très peu, sachant qu’il y a une personne que j’accompagne trois jours. Je ne peux pas accompagner tout le monde deux jours par semaine. Quand je fais des formations, ça décale un peu mes accompagnements, donc je ne peux pas me permettre de faire ça trop souvent.

On ressent bien l’attention portée aussi aux équipes dans le livre, à la différence exprimée entre ce que peuvent faire les équipes et ce que permettent les institutions.

ED : Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles tu avais quitté le travail salarié ? On te demandait un rythme de travail plus élevé qui ne te convenait pas. C’est aussi pour ça que tu avais choisi de passer en indépendant.

FR : Oui, en effet.

Le récit se compose de plusieurs chapitres, on l’a évoqué, que vous avez notamment écrits à travers ce temps de retraite. Est-ce que vous avez envisagé d’en faire une histoire commune avec un et d’une seule histoire ?

ED : Non, assez vite, j’ai supposé que ce serait ça la structure du livre. Sur le plan purement formel, je me suis dit que d’une part, il ne fallait pas que ce soit un livre long. Parce que le sujet étant ce qu’il est, il fallait un livre qui soit relativement court, même s’il fait quand même 160 pages.

Il fallait toutefois qu’il soit relativement aéré, ouvert et fluide à la lecture parce que la complexité du sujet l’imposait aussi. Et l’idée des chapitres permettait cette aération et ce rythme. Donc c’est quelque chose qui est venu très vite.

L’alternance entre les personnes dont Françoise parle, et puis nos interactions à nous deux, ça, c’est quelque chose que j’ai imaginé dans un second temps. Mais la question du rythme est toujours prédominante quand je conçois un livre, quel qu’il soit.

Et en l’occurrence, là, c’était ça mes deux critères. Ne faisons pas trop long et faisons fluide et aéré. Et voilà, c’est ce qui a amené à la structure du livre.

Est ce qu’il y a une ou plusieurs histoires qui ont été plus dures à lâcher ou sur lesquelles vous auriez bataillé pour qu’elles soient ou non présentes dans le livre ?

ED : Non. Je n’ai pas le souvenir de batailles. J’ai le souvenir de situations dont j’aurais aimé parler et qui n’ont pas abouti dans le livre. Il y avait des cas, des situations où ce que j’allais raconter allait être un peu redondant.

Évidemment du point de vue de la personne qui accompagne, c’est important d’en parler. Mais du point de vue de celui qui fait le livre, reste l’idée d’en faire un album avec un rythme qui se tienne.

Parfois Françoise me racontait des choses qu’elle ne souhaitait pas que je dessine mais que je pouvais raconter. Donc ça, c’est quelque chose qui s’est mis en place petit à petit.

C’est-à-dire que certaines séquences relèvent vraiment de l’intimité, de l’hygiène. Alors je demandais si je pouvais en parler. Et là, généralement, elle validait, mais sans la dessiner. Auquel cas je prenais du champ, je reculais un peu pour quand même évoquer la chose. Donc ça a fait partie des petits réglages qu’on a eus. À chaque fois que je terminais un chapitre, je relisais, Françoise me faisait des remarques. Je modifiais ou pas certaines choses.

Quelle place pour les familles dans la construction de l’album lui-même ?

Est-ce que vous avez présenté des planches aux familles des personnes accompagnées ? Parce que les personnes elles-mêmes, on l’a bien compris et c’est évoqué dans le livre, ne peuvent pas donner leur avis.

ED : Il y a une seule famille qui a vu les pages. C’est la famille de Cédric dont on parle dans le dernier chapitre. Les autres ne les ont pas vues pour la bonne raison que comme elles sont anonymisées, on n’a donc pas à les montrer à qui que ce soit. En revanche, la famille de Cédric, sa femme, ses enfants, ont accepté de témoigner sous leur vrai visage et leur vrai prénom. Donc à eux, évidemment, on a montré les pages. On leur a donné le livre dès qu’il a été imprimé et évidemment que les pages qui sont publiées l’ont été avec leur accord. Ils nous ont fait des remarques, j’ai tenu compte de certaines, pas de toutes.

Comme à chaque fois, on discute et on est ravis que le livre leur convienne. Ils nous disent qu’ils auraient adoré ne pas être dans le livre, évidemment. Mais que le livre tel qu’il existe leur semble juste et loyal. Donc ça, c’est important pour moi.

Est-ce que les autres familles ont vu le produit final ?

Là où tu vas Etienne Davodeau Futuropolis 2025

ED : On ne sait pas. Ce sont des gens qui sont parfois décédés depuis longtemps et ça peut faire des années que Françoise ne les accompagne plus. Peut-être que ces familles vont lire le livre, peut-être qu’elles vont trouver qu’une des séquences leur rappelle la personne de leur famille qu’ils ont accompagnée. Mais ce n’est pas sûr et si tout va bien ce ne sera pas le cas.

FR : Il y a plein de choses qui sont tellement différentes. On peut retrouver tous les types d’accompagnement ou les types de réactions des personnes. Je les retrouve dans d’autres situations. Ça peut parler à plein de gens.

ED : L’idée, c’était vraiment que je raconte au plus près les situations que Françoise me rapportait, mais qu’en même temps, ce côté générique soit présent.

Le rapport au langage, à l’hygiène, à la famille, l’épuisement des proches, tout ça ce sont des constantes en fait, des constantes de la maladie. On a essayé de synthétiser tout ça. Tout ce que je raconte dans le livre s’est produit, au mot près, aux gestes près, mais les personnes concernées ne sont pas celles que je dessine.

À partir de là, ça donne à la fois de la liberté et de la précision.

Là où tu vas : L’intime, dans l’histoire comme dans la création

Vous avez terminé le livre cet été, Étienne. Est-ce que vous avez déjà eu le temps de digérer l’expérience de création l’un et l’autre ?

FR : Oui, c’est une chouette expérience dans notre couple, je trouve. Je ne m’attendais pas à ça. J’avais un peu peur, j’avais mes réticences. J’avais peur de ne pas trop apprécier d’être questionnée comme ça. Et finalement, ça s’est vraiment bien passé. On a pris ce temps-là. Je trouve que ça a encore du positif.

ED : Et puis là, on arrive au stade où le livre existe enfin. L’expérience de la création est terminée. Mais l’expérience du livre commence quand on l’a en main, qu’on le découvre. On a fait pour l’instant une rencontre publique dans un festival. Ce soir à Rennes, c’est la deuxième. Une autre est prévue, demain encore. On a pas mal de choses devant nous.

Ça fait partie de notre discussion dans le livre, mais Françoise aurait pu très bien aussi me dire de me débrouiller avec ça. Par exemple, mes parents, il y a 20 ans, pour Les Mauvaises gens, acceptaient de témoigner dans le livre à condition qu’une fois terminé, ils n’entendent parler de personne. Et qu’aucun journaliste ne vienne.

Les éditions Futuropolis ont demandé à Françoise si elle acceptait de participer à la vie du livre à sa sortie, elle a dit oui.

FR : Là encore, ce n’était pas une évidence pour moi. Mais moi je me dis que c’est quand même intéressant de pouvoir soutenir le sujet de l’accompagnement. Étienne soutient le livre et moi je soutiens la démarche. Autrement, je n’ai pas l’habitude de me mettre en avant comme ça.

Étienne, qu’est-ce que cela fait de partir dans le monde de la bande dessinée avec son épouse qui est aussi son personnage principal ?

ED : Le personnage principal, ça m’est déjà arrivé avec Richard Leroy pour Les ignorants. On avait fait beaucoup de dates et Richard avait eu la même hésitation au départ, sur la façon de devenir un personnage de bande dessinée. C’était un truc qui l’intriguait un peu et qu’il a accepté volontiers.

Là, évidemment, il y a une dimension supplémentaire qui est la dimension de l’intimité, puisque c’est un livre qui naît au sein d’un couple.

C’est un truc un peu original qui rend le projet un peu un peu singulier et en même temps, l’intimité, c’est le sujet du livre.

C’est à dire que ce qui se passe dans l’intimité d’un couple ou d’une personne atteinte par la maladie d’Alzheimer, ce qu’on raconte de l’intimité des gens jusqu’à l’hygiène, jusqu’à ces choses très, très, très intimes, fait que l’intimité qui préside à la création du livre entre l’auteur et le personnage principal, elle est raccord avec tout ça.

Donc ça me semblait intéressant de le mettre en récit. Pour autant, voilà, là on va parler du livre, on va rencontrer les gens qui souvent eux-mêmes nous parlent beaucoup de leur vie privée parce que leur père, leur mère, quelqu’un de leur proche, est touché. Donc, il y a ce rapport-là à la vie intime des gens qui est assez intéressant et qui est plutôt nouveau aussi pour moi.

Merci à tous les deux pour cet échange.

Article posté le dimanche 02 novembre 2025 par Yaneck Chareyre

À propos de l'auteur de cet article

Yaneck Chareyre

Journaliste , critique et essayiste BD depuis 2006.

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