Fabien Grolleau : entretien avec le scénariste de HMS Beagle aux origines de Darwin

Après le magnifique Sur les ailes du monde Audubon, Fabien Grolleau et Jérémie Royer nous embarquent sur le Beagle pour suivre le voyage initiatique de Charles Darwin. Nous avons posé quelques questions au scénariste de HMS Beagle aux origines de Darwin, un album qui risque d’avoir autant de succès que leur précédent ouvrage.

Fabien Grolleau, comment êtes-vous entrés en contact avec Jérémie Royer ?

Je ne pourrais pas dire vraiment la date. Je connaissais Thomas Gilbert parce qu’il avait publié un album chez Vide Cocagne, lui-même connait Jérémie puisqu’ils travaillent tous les deux à l’Atelier Mille à Bruxelles. Nous nous sommes rencontrés à Quai des Bulles à Saint-Malo puis de nouveau aux Utopiales à Nantes et c’est lui qui m’a envoyé un mail pour me demander de travailler ensemble.

[Audubon] : « Nous avons bien fait de la réaliser puisqu’elle nous a porté chance ! »

Pourquoi lui avoir proposé un premier album, Sur les ailes du monde, Audubon ?

Jérémie m’a donné quelques pistes, notamment qu’il aimait bien dessiner la nature. Il avait quelques sujets et nous les avons regardés de plus près. Dans ses propositions, il y avait Audubon dont je connaissais un peu l’existence puisqu’il était Nantais comme moi. J’ai creusé et j’ai constaté qu’il était possible d’en faire une bande dessinée. Nous avons bien fait de la réaliser puisqu’elle nous a porté chance !

Audubon a plutôt bien fonctionné en terme de ventes, de succès critique, mais aussi de traductions – la quatrième ou cinquième, je ne sais plus – nous avons eu le prix du Festival international de géographie de Saint-Dié, ainsi que des nominations aux Eisner Awards et aux Harvey Awards.

Comment avez-vous reçu les deux nominations à ces prestigieux prix américains ?

Jamais je n’aurais pu y penser. Quand nous avons été nommés, c’était comme une claque, c’était super ! Nous aurions aimé gagner l’Eisner mais bon…

Est-ce que cela semblait logique de vous pencher sur la vie de Charles Darwin après celle d’Audubon ?

Cela n’était pas du tout prévu lorsque nous réalisions Audubon. Nous avions bien aimé travaillé ensemble et tout cela c’est enchaîné assez vite. Il faut souligner que Darwin avait écouté une conférence d’Audubon plus jeune – il en parle d’ailleurs dans un de ses ouvrages – je m’étais dit qu’il serait intéressant d’avoir une scène entre eux et je l’ai inventée. J’ai découvert que la vie de Darwin n’était pas si connue que cela. Nous connaissons le savant barbu qui invente la théorie de l’évolution mais ce qui c’était passé autour de son voyage sur le Beagle, beaucoup moins. L’album d’Audubon n’était pas encore sorti lorsque nous en avons parlé avec Jérémie.

« Nous voulions réaliser une autre aventure, un voyage, dans la veine de l’album sur Audubon »

Pourquoi était-il plus intéressant de raconter son voyage sur le Beagle que toute sa vie ou bien le moment où il publie ses recherches ?

Nous voulions réaliser une autre aventure, un voyage, dans la veine de l’album sur Audubon. En plus, je ne me voyais pas me lancer dans un album scientifique.

Ce voyage sur le Beagle est extrêmement important pour Darwin. Il n’avait pas été traité en bande dessinée à l’époque et nous avons été surpris de voir une version de Christian Clot et Fabio Bono paraître chez Glénat en 2016, même si ce n’était pas du tout ce que nous voulions raconter.

Avant le voyage, Charles Darwin un étudiant un peu léger, qui chassait, qui s’amusait et qui n’était pas un scientifique acharné. C’est avec toutes ses découvertes lors de son aventure sur le Beagle qu’il s’est transformé et qu’il a pu devenir l’immense savant que nous connaissons aujourd’hui.

« Nous avons voulu réalisé un épisode de sa vie à notre manière, c’était entièrement subjectif »

Vous faites bien attention dans votre préface à expliquer que votre vision de Darwin n’est pas exhaustive. Pourquoi ce propos liminaire ?

Nous avons voulu réalisé un épisode de sa vie à notre manière, c’était entièrement subjectif. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet, je ne me suis pas rendu compte de l’énormité du personnage.

J’ai découvert une masse impressionnante de documents et des fans clubs nombreux. J’ai donc eu une petite appréhension en démarrant l’histoire. Néanmoins, j’ai vraiment aimé écrire ce livre et j’espère qu’il plaira au plus grand nombre.

Sur quelle documentation vous êtes-vous basés pour écrire ?

Il y a énormément de choses sur sa vie mais je me suis concentré sur le journal de Darwin sur le Beagle (Journal de bord du voyage du Beagle : 1831-1836, ndlr). Il y a aussi des films, des récits scientifiques et même des personnes qui ont refait son parcours. J’ai commencé à lire, beaucoup, énormément, puis je me suis dit qu’il fallait que j’arrête pour me lancer.

Pourquoi était-ce important de proposer un dossier adossé à l’album, comme pour Audubon ?

On ne peut pas raconter la même chose en littérature et en bande dessinée. On est très efficaces lorsqu’il faut montrer les paysages ou les animaux mais il n’y a pas la précision géographique ou  historique ; en bande dessinée c’est vite ennuyant.

Il était important de préciser certains points. Par exemple, il a effectué plusieurs séjours en Patagonie avec les gauchos et je les ai regroupés parce qu’autrement j’aurais fait trop de redites. Nous voulions absolument une histoire qui se tienne dans les 176 pages. De plus, nous avons joué la filiation avec Audubon, notamment avec une maquette proche et un même format.

Est-ce pour cela que vous avez regroupé en grands chapitres les grandes régions géographiques ?

Oui, c’est surtout pour cela. De plus, il y avait un coté romans du XIXe siècle qui me plaisait bien.

« Jérémie c’est un peu une Rolls-Royce ! »

Comment travaillez-vous avec Jérémie ?

Jérémie c’est un peu une Rolls-Royce ! Je fais un découpage – je suis connu dans le milieu pour faire un découpage en patate – je l’envoie à Jérémie par paquet de 25 pages, il me semble. Si cela lui plaît, il attaque directement. Pour être sûr de mes intentions, il fait d’abord un crayonné. Pour donner un ordre d’idée : il fait presque une page par jour !

Jérémie considère que c’est mon texte donc il me fait confiance. Ce fut rare que nous ayions eu à changer des choses, sauf s’il n’était vraiment  pas du tout d’accord avec moi.

Qu’est-ce que vous aimez dans son travail ?

Jérémie n’aime pas trop dessiner les intérieurs, deux personnages qui discutent à une table… Il est très fort dans les paysages, la nature et les animaux. Dans Darwin, il a fait des planches avec des glaciers ou des montagnes que je trouve magnifiques ! En plus, il y a un traitement dans ses couleurs qui est fou ! Par exemple, sur les couchers de soleil, ses glaciers qui descendent dans la mer ou encore ses gris pendant la scène avec les Indiens en Patagonie.

« Je voulais avant tout faire un hymne à la nature »

Pourquoi était-ce important de voir Darwin manipuler, s’émerveiller devant les animaux ?

Je pensais en écrivant que l’album montrerait toute la beauté de la nature. Dans Audubon, on voyait l’Amérique qui se transformait, le déclin de la nature et la disparition de certaines espèces d’oiseaux, tandis qu’avec Darwin, il y avait le côté émerveillement face au monde. Je voulais avant tout faire un hymne à la nature.

Il y a un point central, expliqué en postface : l’anti-esclavagisme de Darwin. Son rejet de cela revient plusieurs fois dans l’album. Etait-ce vraiment sa pensée ?

Erasmus, son grand-père était médecin et vraiment anti-esclavagiste. Darwin avait la même pensée. Il était important de le montrer dans l’album. Par exemple, dans le passage au Brésil, il découvre le paradis sur Terre pour un naturaliste comme lui – il le dit dans ses écrits – mais il découvre l’enfer de l’esclavage. Il était donc partagé entre son amour et sa haine du Brésil.

Etait-ce avéré les tensions qu’il a pu avoir avec le capitaine Fitzroy, concernant l’esclavagisme ?

Fitzroy pensait que l’esclavage était important  et que s’il n’y en avait plus, cela casserait l’économie du Monde. Il y a eu des tensions puis ensuite Darwin n’en a plus reparlé avec le capitaine, pour apaiser leurs relations parce qu’il appréciait beaucoup l’homme.

Il y a aussi un point important, juste suggéré : sans y toucher, Darwin oppose la science à la religion incarnée par le révérend Mathews. Il glisse avec malice des faits scientifiques pour contrer les paroles de l’homme d’église. Cela préfigure d’ailleurs les combats acharnés entre Darwin et les religieux, garant de la morale, lors de la publication de ses écrits. Pourquoi avoir tenu à en parler ainsi ?

Je voulais glisser cela finement. La théorie officielle avant les travaux de Darwin, c’était celle de la Bible, qui s’imposait à tous les scientifiques, même si elle avait déjà craquelée avant la théorie de l’évolution.

Je voulais faire des allusions. Je pense que Darwin n’était pas spécialement religieux, peut être pas athée, mais loin de l’Église.

« J’ai beaucoup de préoccupations écologiques, notamment la disparition d’espèces »

Pour terminer, Fabien Grolleau, nous pouvons dire que votre album est finalement très actuel. Aujourd’hui encore, les théories de Darwin sont mises à mal, à cause d’un retour à la religiosité, notamment celle des Créationnistes américains. Est-ce aussi cela que vous avez voulu mettre en lumière ?

Ce n’était pas le centre du livre, mais nous voulions l’évoquer. Nous voulions simplement montrer ce qu’avait découvert Darwin par ce voyage et qu’il ne l’avait pas inventé; il l’avait observé en étant au contact du monde.

Ce côté actuel, nous l’avions déjà dans Audubon. Comme je l’ai montré dans Mikaël ou le mythe de l’homme des bois, j’ai beaucoup de préoccupations écologiques, notamment la disparition d’espèces, où l’on oublie l’apport essentiel de la nature ; c’est important pour moi.

J’ai aussi découvert un environnement complexe, notamment avec les trois Indiens : Fuegia, Jemmy et York, capturés par Fitzroy. J’ai donc aussi voulu recentrer l’album sur ces personnages et plus particulièrement sur la femme, Fuegia. Leur but par leur formatage, c’était de retourner dans leur clan pour évangéliser leurs compatriotes. Mais cela n’a pas fonctionné et c’est aussi cela qui était intéressant.

Entretien réalisé le mardi 21 août 2018
Article posté le dimanche 26 août 2018 par Damien Canteau

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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