Lebensborn, interview d’Isabelle Maroger

Les 27e Rendez-vous de l’Histoire ont décerné à Isabelle Maroger leur Prix BD pour son album Lebensborn. Publié chez Bayard Graphic, celui-ci raconte l’histoire de la mère de l’autrice, née dans un Lebensborn en Norvège pendant la Seconde Guerre mondiale. Le jury, présidé par Pascal Ory historien et membre de l’Académie française, a attribué ce Prix à ce témoignage familial qui fait suite à Replay : Mémoires d’une famille, récompensé en 2023.

Rendez-vous de l'Histoire-Blois 2024

La rédaction de Comixtrip avait rencontré Isabelle Maroger lors de rendez-vous de la Bande dessinée d’Amiens en juin 2024. Voici ce qu’elle nous avait confié sur ce projet très personnel.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

Pouvez-vous nous parler de l’étonnante anecdote qui marque le début de votre album ?

J’étais dans le bus, mon enfant avait six mois. Une femme s’assoit et commence à me parler de poupon, ou plutôt de baigneur, c’est le mot. Elle me dit que mon bébé, blond aux yeux bleus, est beau et me demande si j’en ai d’autres. Je lui réponds que non. Et là, elle me répond qu’il faut parce que ça devient rare comme “race”.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

« Ça te renvoie à ton statut de femme et à ton devoir, ainsi qu’à une hiérarchie humaine. »

Quelle fut votre réaction, votre ressenti ?

Je me sens renvoyée à mon statut de femme, de ventre, de génitrice, de « c’est mon devoir ». Et je suis tout de suite renvoyée à l’histoire de ma grand-mère. Je suis terrifiée et j’en parle aussitôt en rentrant à la maison et j’ai tout de suite illustré cette image. Je l’avais mis sur mon blog à l’époque.
Quand j’ai raconté cette histoire à des amis, certains me disaient que c’était gentil.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

“ Mais tu te rends compte de ce que ça veut dire. Moi aussi, je suis blond aux yeux bleus, et on m’a déjà dit des choses comme cela.”

Déjà, ça te renvoie à ton statut de femme et à ton devoir, ainsi qu’à une hiérarchie humaine. C’est pourtant terrible ce qu’a dit cette femme. Pour moi, ce n’est pas un compliment. C’est pour cela que j’ai eu envie d’écrire ce récit sur ma grand-mère.

Cette histoire de famille, vous la connaissiez ?

J’ai grandi avec un mystère. Mais je n’ai su que ma mère était née dans un Lebensborn que quand j’avais vingt ans. Je ne voulais pas raconter cette histoire avec moi comme personnage principal. Je voulais vraiment envoyer le lecteur dans les années 1940, pour qu’il suive l’histoire de ma grand-mère.

J’ai commencé un premier storyboard il y a dix ans, mais j’étais dans une sorte de projection, de fantasme, d’idées créées mentalement, mais qui étaient faussées parce que je n’y étais pas. Parce que je ne connaissais pas les lieux. Je ne connaissais pas les personnalités de mon grand-père et de ma grand-mère.

Si cela résonnait en moi, c’est parce que c’est aussi mon histoire. Mon personnage a une vision de cette histoire. Le racisme existe encore, il y a encore des personnes qui pensent que les yeux bleus c’est mieux que les yeux marron.

Raconter cette histoire de famille vous a posé des problèmes ?

Je savais comment raconter cette histoire puisque c’est la façon dont je parle. Quand il y avait des flashbacks, c’est parce qu’on me les racontait et je les ai retranscrits avec mon imaginaire. Comme lorsque ma grand-mère est allée chercher sa fille dans le lebensborn, c’était en traîneau l’hiver. J’ai donc lu plein de littérature nordique des années 1920. En effet, on y parle beaucoup de ski, de luge, c’était leur réalité. Mais ça peut l’être encore aujourd’hui. Mes cousins, pour se déplacer, utilisent le ski comme nous utilisons le vélo.

« Ce n’est pas grave si elle ne s’est pas déroulée exactement comme ça. »

Vouliez-vous coller absolument à la réalité des faits ?

J’étais dans un autre monde puisque j’ai grandi à Nîmes dans le Sud. J’étais donc dans une sorte de fiction. Quand je dessinais certaines scènes, mon imaginaire se projetait. Comme la scène de ma grand-mère avec ce bébé. Ce n’est pas grave si elle ne s’est pas déroulée exactement comme ça.

J’ai appris aussi que des Résistants étaient avec elle. C’est ce que m’a dit ma mère, d’après la petite sœur de ma grand-mère. Maintenant il n’y a plus de personnes pour témoigner, j’ai donc projeté mes intuitions avec cet imaginaire.

Par contre, les scènes que j’ai vécues sont réelles. C’était donc plus facile. J’ai donc choisi de raconter le récit avec ce prisme qui est le mien parce que c’était le plus facile pour moi. J’avais juste un fil rouge à tirer.

Vous aviez toujours su que votre mère était d’origine norvégienne.

Nous avons toujours su que notre mère avait été adoptée et qu’elle était arrivée à l’âge de deux ans en France. Elle parlait le Norvégien, était un peu sauvage, pas en très bonne santé. Elle avait un réflexe de succion très fort comme si elle sortait du sein. Et disant maman en Norvégien. Pour le reste, nous n’avions aucune idée de l’histoire de ses parents.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

Nous avons donc grandi avec cet imaginaire fort de la Norvège. On était contents d’être Français, mais on savait que notre mère était née là-bas. Ça créait comme un mystère. Je me sens bizarrement Norvégienne, alors que je suis Française. On avait un amour très fort pour la Norvège alors qu’on ne connaissait pas. On y avait des ancêtres.

Ce pays est quand-même le mien même si ma culture norvégienne est biaisée. Mon père a partagé cet amour de la Norvège avec ma mère puisqu’ils y sont allés en voyage de noces.

« Quand ma grand-mère est morte, ma mère s’est sentie comme autorisée à rechercher son autre maman. »

L’arrivée d’internet dans votre famille est un déclic important pour votre histoire.

Ma mère a toujours dit qu’elle ne chercherait pas parce qu’elle aimait très fort ses parents. Elle ne disait ne pas vouloir se faire de mal. Mais quand ma grand-mère est morte, ma mère s’est sentie comme autorisée à rechercher son autre maman.

Quand tous les trois nous sommes partis pour nos études, il y a eu comme le syndrome du nid vide. Et internet est entré dans notre foyer. Alors elle a voulu aller voir où elle était née. Voir à quoi ressemblait son village natal.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

Quand elle était allée en Norvège, elle n’avait pas voulu aller à Hurdal. Mais quand tu tapes sur Google ce nom, tu tombes sur des images. Tout le monde aurait cette curiosité de savoir où il est né. Quand elle a tapé ce mot-clé et le mot maternité, il n’y en avait pas. Et il n’y en a toujours pas. La seule qui a existé, pendant une période de six ans, c’était pendant la guerre et c’était ce Lebensborn. La réponse était là.

Nasjonalbiblioteket

crédit : Nasjonalbiblioteket

Est-ce que ce fut une grande surprise pour votre maman ?

Mais en réalité, elle avait déjà cette réponse.

Quand j’étais plus jeune au collège, ma professeure d’Histoire avait vu un documentaire sur ce sujet et en a parlé à la classe. Cette découverte a tout de suite résonné en moi. C’était associé à un pays et cela représentait quand-même 12 000 bébés. C’est à ce moment-là que j’ai eu cette intuition.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

Ce que j’ai appris des années plus tard a confirmé ce que je savais.

Quand je suis rentré ce jour à la maison, j’en ai tout de suite parlé à ma mère. Sans poser le mot nazi. Quand je lui ai demandé si elle connaissait ce genre de maternité, elle m’a dit de me taire.

J’ai su qu’elle avait lu le livre de Marc Hillel (Au Nom de la race) sorti en 1975, quelques années plus tard. Quand ma mère disait qu’elle ne voulait pas se faire mal, c’est qu’en réalité elle savait son histoire. Comme moi, je l’ai compris vers 12, 13 ans.

Quand elle a fait des recherches sur internet, c’est parce qu’elle était prête à affronter cela. Pourtant, elle disait que c’était le pire scénario qu’elle pouvait imaginer sur ses parents.

« Parce qu’être issue de ça, c’est ce qui lui fait le plus mal. »

Pourquoi le pire scénario ?

Parce qu’être issue de ça, c’est ce qui lui fait le plus mal. Elle en a honte. Et moi aussi d’ailleurs. Ce programme, c’est comme être un enfant d’Hitler et faire partie de ce côté sombre de l’Histoire. Aujourd’hui ma mère va bien, elle s’est reconstruite.

Quand j’ai eu l’idée de faire cette bande dessinée, je ne voulais pas faire pleurer sur les blonds aux yeux bleus. On est des privilégiés dans notre société. Mais en même temps, ce programme de Lebensborn appartient à la folie de ce programme nazi. On n’est pas tellement surpris quand on découvre ça. Cela faisait partie d’une logique folle. Hitler, pendant la guerre, voulait œuvrer pour ce réarmement démographique. C’était le rôle des femmes.

Quelles ont été ensuite les démarches entreprises par votre maman quand elle a compris qu’elle était née dans une Lebensborn ?

Elle a voulu mettre un visage sur celle qui était sa mère. Elle a fait tout ce cheminement seule. Cela est allé très vite parce que les Norvégiens ont gardé beaucoup de dossiers, même si les Allemands avaient brûlé des dossiers sur les Lebensborn.

On a mis plus de temps à retrouver mon grand-père, son nom de famille étant très répandu. Et puis ma mère n’avait pas envie de rencontrer son père. Elle était contente puisqu’elle savait, même si sa mère n’était plus là, elle avait retrouvé sa sœur et son frère. De plus, son père avait quand-même été missionné pour ça.

« Il faut que j’arrive à ne pas être honteuse. »

Comment s’est déroulée la rencontre avec votre grand-père maternel ?

Finalement, on a rencontré ce grand-père là et ça a été assez décevant. Il fallait le rencontrer pour remplir une case, mettre un visage. Lui s’est justifié en disant qu’il n’était pas nazi. Moi aussi j’ai envie de le croire. Mais il faut que j’arrive à ne pas être honteuse, même s’il l’a vraiment été. Si ça se trouve, c’est une victime embrigadée par un système.

Mais ça m’a réparée, et ma mère aussi. Ça lui a fait mal, mais cela lui a permis de se reconstruire. Beaucoup de choses positives en sont sorties. Nous avons une famille norvégienne avec qui nous avons de vrais liens. Mon oncle a été bouleversé la première fois qu’il a vu ma mère à l’aéroport, c’était la photocopie de sa mère. Ma tante a pu réparer des traumatismes, sa mère ne l’ayant pas aimée. La proximité dans la douleur les a immédiatement rapprochés.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

 

« J’ai donc fusionné les deux sœurs de ma mère. »

Avez-vous été fidèle à votre histoire de famille ?

Ethel, la sœur ainée de ma mère est décédée peu de temps après leur rencontre, elle était en soins palliatifs. J’ai donc choisi de tordre le récit en faisant parler Carrie, la petite sœur. J’ai donc fusionné les deux sœurs de ma mère. J’ai donc décidé de créer un personnage bavard, à l’aise avec l’histoire. C’est une déformation et j’ai eu peur que ma mère m’en veuille. Finalement elle a validé mes choix qui étaient plus évidents et plus fluides pour le lecteur.

La vérité est importante, tout comme les émotions.

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic

« La honte est toujours un peu présente, mais je vis avec. »

Avez-vous informé aussitôt votre maman de Lebensborn votre projet d’album ?

Je ne lui ai pas tout de suite dit. J’ai évoqué le sujet mais je ne lui ai pas dit quand je l’ai commencé. Quand elle a vu sur quoi je travaillais, elle a voulu lire parce qu’elle disait que c’était son histoire dont je m’emparais. D’ailleurs, elle a écrit sa propre histoire dans un roman, il y a une quinzaine d’années.

Elle me demandait ce que je pouvais bien vouloir raconter de plus. Mais j’avais aussi besoin de réparer des choses à mon niveau. Cette histoire fait partie de mon ADN, je suis contente de la regarder en face. Certains de mes amis ont découvert mon histoire avec cet album. Il était important que le mot Lebensborn figure sur la couverture. La honte est toujours un peu présente, mais je vis avec.

 

Merci beaucoup Isabelle Maroger pour cet émouvant échange.

Interview réalisée le dimanche 02 juin 2024 dans le cadre des Rendez-vous de la Bande Dessinée d’Amiens
Article posté le vendredi 08 novembre 2024 par Claire Karius

Lebensborn - Isabelle Maroger - Bayard Graphic
  • Lebensborn
  • Autrice : Isabelle Maroger
  • Éditeur : Bayard Graphic
  • Prix : 22,00€
  • Parution : 17 janvier 2024
  • Pagination : 224 pages
  • ISBN : 9782227500822

Résumé de l’éditeur : Un matin qu’elle se promène avec son fils, bébé, Isabelle Maroger se fait interpeller par une femme qui la complimente pour ce bel enfant blond aux yeux bleus et ajoute « ça devient rare comme race »… Un choc pour Isabelle, qui réalise qu’il est temps pour elle de raconter son histoire. Car si elle est, elle aussi, grande, blonde et aux yeux bleus, c’est parce qu’elle est à moitié norvégienne. Sa mère est née, pendant la guerre, dans un Lebensborn, ces maternités mises en place par les nazis pour produire à la chaîne de bons petits aryens.

À propos de l'auteur de cet article

Claire Karius

Passionnée d'Histoire, j'affectionne tout particulièrement les albums qui abordent cette thématique. Mais pas seulement ! Je partage ma passion de la bande dessinée dans l'émission Bulles Zégomm sur Radio Tou'Caen et sur ma page Instagram @fillefan2bd.

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