Bibliomania

Orval et Macchiro proposent une version horrifique d’Alice au Pays des Merveilles. A travers l’incontournable classique de Lewis Carroll, les deux auteurs érigent l’objet Livre au rend d’Idole. Bibliomania est un véritable trou de lièvre, une mise en abîme d’Alice et de l’acte même de lire. 

La chambre 431

Alice se réveille dans une pièce vide. La pièce 431 d’un hôtel à 666 places. Seule une porte placardée 430 trône au centre de la pièce. Alors qu’elle s’apprête à l’ouvrir, son hôte surgit. Un certain Ophis, sorte de serpent en costard, la langue sifflante, non-dénué d’une certaine prestance. Ophis lui explique. Soit Alice attend dans sa chambre que la Fête commence, tandis qu’il accomplit tous ses vœux. Soit elle tente de sortir de l’hôtel. Mais pour cela, il lui faudra remonter toutes les chambres une par une. Jusqu’à la chambre 0, la seule qui donne sur l’extérieur. Mais à chaque fois qu’elle franchira une nouvelle chambre, son corps sera altéré. La changeant peu à peu en monstre jusqu’à ce qu’elle en meurt.

Pourtant, Alice, ni surprise ni effrayée, s’empare de la poignée de la porte 430. Avant même qu’Ophis ai finit de l’en dissuader, elle en franchit le seuil. Commence alors une longue et douloureuse descente en enfer jusqu’à la porte 0. Dans chaque chambre, elle croise les autres occupants et découvre de quoi est fait cet hôtel. Alors que son corps subit la malédiction, parviendra-t-elle à attendre la porte 0 ?

Un château de carte comme scénario

Ce bout de synopsis est ce que vous pouvez comprendre dans les premières pages. La suite, un lecteur perspicace le comprendra avec une bonne dose d’intuition. Jusqu’au rebondissement final. Qui, je l’espère, ne vous sera pas trop divulgâché par la présente chronique. Le scénario de Bibliomania mise tout sur ce rebondissement. Durant les deux premiers tiers du livre, les auteurs s’amusent. Macchiro, le dessinateur, fait des expériences graphiques de haute volée. Dans le dernier tiers, le duo fait table rase des énigmes de l’histoire et donne toutes les réponses d’un bloc. Préparez-vous car elles chamboulent tout.

Si le scénario de Bibliomania fonctionne, c’est parce qu’il est construit sur des flash-back, plutôt que de commencer par Alice qui « tombe » dans l’hôtel. Les auteurs nous permettent de copiner avec elle, de se familiariser avec son petit grain de folie, avant de nous donner de véritables indices sur l’ampleur de son originalité.

En somme, pour cette partie, la façon dont est raconté Bibliomania ne manque pas de surprise et d’intrigue, mais manque peut-être d’atome crochu avec son lecteur.

Le dessin comme fer de lance

Bibliomania est une fabrication Mangetsu. Et Mangetsu a mis le paquet sur la qualité de l’édition, en parfaite adéquation avec les intentions des auteurs. Bibliomania est indéniablement un magnifique ouvrage. C’est une très belle édition française. Mais aussi un contenu tout aussi superbe.

Macchiro développe son art à travers plusieurs styles graphiques dans un agencement si bien ficelé, que le lecteur ne verra pas le passage d’un style à l’autre. Tantôt très épuré et doucereux, tantôt profond, contrasté et torturé, Bibliomania est un livre au graphisme poétique, confortable à lire malgré la complexité de certaines planches. L’édition française reprend les jeux de lettrage, nombreux et intelligent. Tout aussi intelligent que la composition des cases, originale, surprenante et très diversifié.

C’est à se demander si Macchiro n’a pas exploré toutes les possibilités de composition dans un seul ouvrage. Cette pure expérimentation graphique très audacieuse fait toute la superbe de Bibliomania. Si bien qu’elle cache la subtilité du scénario autant qu’elle en appuie le propos.

Bibliomania, maniaque du livre et mise en abîme

Mais comment ne pas mettre l’accent sur l’objet Bibliomania lorsque le sujet du livre lui-même est l’objet Livre ? Bibliomania est une véritable mise en abîme façon Matriochka. L’objet livre Bibliomania incarne le propos de l’ouvrage aussi sûrement que le personnage d’Alice au pays des merveilles incarne la voyageuse derrière la lectrice.

Bibliomania est une allégorie de l’acte de Lire. Et ce, de plusieurs façon.

Bibliomania est la métaphore du Terrier du Lapin de Lewis Carroll. Il interprète la sensation de « plonger » dans une histoire lorsque nous ouvrons les pages d’un ouvrage. Pendant le temps de notre lecture, nous sommes là tout en étant « ailleurs« . A l’intérieur des pages. Et tout lecteur sait à quel point il est parfois douloureux de sortir d’un livre, de l’avoir terminer. Parfois, il doit opérer un véritable processus de deuil pour ne plus avoir envie de rester « à l’intérieur » du livre. A travers son scénario tortueux, Bibliomania incarne cette chute irrémédiable, parfois involontaire du lecteur.

Vient ensuite la métaphore d’Alice de Lewis Carroll. Alice est une lectrice qui tombe dans le terrier, une lectrice assoiffée d’histoire. Dans une version horrifique de la passion du Livre, le lecteur de Bibliomania devient une Alice poussée à l’extrême. La Alice d’Orval et Macchiro.

Enfin, vient la métaphore du rebondissement final. Lorsqu’un livre est lu, lorsque la dernière page est tournée, la couverture refermée, la plus grande des fatalités est qu’il est impossible de retourner en arrière. Il est impossible de nier s’être rempli l’esprit de tout « ces mondes » contenus à l’intérieur du livre lu. « Dévoré » pour ainsi dire, par le lecteur. La fin de Bibliomania est ce glas qui sonne la fin d’une lecture. Avec lui, c’est tout un univers qui se referme, engloutit.

A moins que Bibliomania ne soit qu’une histoire de monstre.

Deux jeunes auteurs prometteurs

Orval et Macchiro signent avec Bibliomania leur premier ouvrage. C’est un coup fort, très fort. D’une part dans leur audace graphique, ensuite dans le scénario tortueux – si ce n’est tordu – qu’ils proposent. A travers Bibliomania, ils élèvent l’objet-livre au rang de figure icônique qui dépasse les hommes. A travers cet ouvrage, le livre, l’écriture, la connaissance, deviennent des choses terrifiantes capables d’engloutir tous ce qui fait un humain et de lui survivre.

« L’homme construit des maisons parce qu’il est vivant, mais il écrit des livres parce qu’il se sait mortel » [Comme un roman, 1992]

Aucun autre ouvrage n’a autant résonné avec cette citation de Daniel Pennac. Bibliomania est une œuvre coup de poing à la fois difficile à présenter – comment ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte – et difficile à défendre – 22,95 € – mais qui marque un lecteur au plus profond de son rapport à la lecture.

Pour toute l’audace et la malice dont Orval et Macchiro ont fait preuve dans l’élaboration de Bibliomania, il n’y a aucun doute qu’il faudra suivre ces deux auteurs avec beaucoup – beaucoup – d’attention.

Article posté le mercredi 22 mars 2023 par Marie Lonni

Bibliomania-Orval-Macchiro-Mangetsu
  • Bibliomania
  • Scénariste : Orval
  • Dessinateur : Macchiro
  • Traductrice : Anaïs Koechlin
  • Éditeur : Bragelonne, label Mangetsu
  • Prix :  22,95€
  • Parution : 29 mars 2023
  • ISBN : 9782382810330

Résumé de l’éditeur :La jeune Alice se réveille dans la pièce 431 d’un immense et mystérieux manoir. Elle semble figurer parmi les invités. Son hôte, un dénommé Serpent, l’avertit qu’elle ne doit surtout pas quitter la pièce avant le début des festivités, sous peine de voir son corps pourrir. Mais Alice n’en a cure, et comme à la poursuite d’un lapin blanc, elle part explorer les fantasmagoriques autres pièces du manoir et faire la connaissance de leurs extravagants occupants. Et à mesure qu’elle progresse vers la pièce 000, son corps se métamorphose peu à peu…

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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