Le choix du chômage

Enquêter sur le chômage en France et les directions données par les politiques lors des cinq dernières décennies en matière économique, telle fut la volonté de Benoît Collombat et Damien Cuvillier. Le choix du chômage est une formidable BD-reportage au cœur du pouvoir. Passionnant !

Le choix du chômage : une enquête au long cours

Après sa précédente BD-reportage, Cher pays de notre enfance avec Etienne Davodeau autour des grandes affaires ayant secoué la Ve République, Benoît Collombat chercha un nouveau thème pour une enquête. Avec Damien Cuvillier, ils fixèrent leur yeux sur l’économie de cette même période. En effet, avec les violences politico-policières se mêlent une violence économique. C’est ainsi que le duo se décida à rencontrer des témoins capables de leur faire comprendre ces mécanismes.

Les déclarations des acteurs du pouvoirs, plus ou moins officieux, mais aussi d’économistes, philosophes, juristes et autres sociologues permettent aux deux auteurs de livrer un album hors-norme et passionnant. Un long travail très instructif de près de quatre ans.

La construction européenne comme détonateur

C’est ainsi que le grand reporter à Radio France et le dessinateur (qui se rencontrèrent au Festival Quai des bulles de Saint-Malo) prirent leurs carnets pour aller à la rencontre de ces témoins de l’époque, mais également de chercheurs actuels. Le travail de longue haleine consista aussi à lire des ouvrages de référence, regarder des interviews mais aussi compulser de nombreuses notes ministérielles (comme indiqué dans la bibliographie de 4 pages adossée à l’album).

Si le sous-titre annonce les années courant de la présidence de Georges Pompidou à celle d’Emmanuel Macron, Benoît Collombat et Damien Cuvillier ont surtout concentré leur enquête sur les années du double septennat de François Mitterrand, des années d’accélération de la construction européenne. Car en faisant le bilan en refermant l’album, la dérégulation de l’économie et la montée vertigineuse de la courbe de chômage sont avant tout les fruits de la mise sous tutelle de la France par l’Europe.

La gauche sociale-démocrate à l’œuvre

Le choix du chômage débute par les derniers mois de gouvernance de Georges Pompidou, décédé en 1974. Benoît Collombat fait aussi intervenir Charles de Gaulle (notamment pour son refus de faire entrer la Grande-Bretagne dans l’Union européenne), un peu Nicolas Sarkozy et un peu Emmanuel Macron. L’essentiel de l’album met en scène les 14 années de pouvoir de François Mitterrand.

L’on apprend notamment que l’ex-président de la République n’était pas très au point dans le domaine de l’économie et faisait confiance à ses confidents du soir, conseillers de l’ombre comme Jacques Attali ou Alain Minc, tous deux inféodés au dogme de l’ordolibéralisme. Alors que l’on pensait que c’était avec l’arrivée de Laurent Fabius à la tête du gouvernement en 1984 que le pouvoir socialiste avait basculé vers l’économie de marché, l’album remet les pendules à l’heure en expliquant que cela était déjà vrai sous la gouvernance de Pierre Mauroy. Tous les acteurs de ce désastre sont là, de Jacques Delors à Jean Monnet, le fondateur de l’Union européenne, mais également Tomaso Padoa-Schioppa, obscure responsable bancaire italien.

L’Europe achève la France

A part Michel Rocard, tous les ministres socialistes plongent alors vers le libéralisme démocrate, appuyés par des discours, des ministres et des conseillers. Même Pierre Bérégovoy, pourtant tourneur-fraiseur dans sa jeunesse, y succombe, malgré de nombreux doutes qui l’assaillent.

Comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne font la pluie et le beau temps dans l’Union européenne, ils imposent leur vison de l’économie et par conséquent à la France. Petit à petit, l’état abandonne les acquis sociaux du Programme du Conseil national de résistance mis en place après la Seconde guerre mondiale par De Gaulle et sa grande coalition. Les privatisations vont bon train et les fleurons de l’industrie sont démantelés. L’Europe achève la France.

Le choix du chômage : une fatalité française ?

Depuis cinq décennies, les gouvernements successifs poursuivent leurs politiques vers une économie de marché de plus en plus libérale. Si tous parlent de lutter pour le plein emploi, il n’y a jamais eu autant de chômeurs en France que dans les années 2000.

Les courbes s’affolent et la précarité explose (plus de 10 millions de pauvres aujourd’hui) mais la politique est toujours la même : faire des économies, faire baisser la dette, enrichir les plus riches sans se soucier de ceux qui souffrent et sont mis de côté.

Pourtant le chômage n’est pas une fatalité comme peuvent le dire et le démontrer certains économistes ou sociologues dans l’album. Il faut juste changer de doxa et miser sur d’autres politiques. La crise de 2008 et celle du COVID ne semblent pas, pour l’instant, infléchir le « tout pour le marché ».

Une lecture ardue

Si elle est passionnante, très documentée et instructive, la lecture de Le choix du chômage nécessite néanmoins une grande concentration. Les pages sont copieuses, les théories expliquées nombreuses et les intervenants multiples. Oui la lecture est ardue, oui on ne retient pas tout et oui, il faudra rouvrir plusieurs fois l’album pour tout assimiler. Mais cela reste une très grande enquête en bande dessinée, telles Les algues vertes, Sarkozy-Kadhafi, Cher pays de notre enfance, Trump et l’enquête russe ou encore Morts par la France.

Pour la partie graphique, Damien Cuvillier fait des merveilles. L’auteur de La perspective Luigi réussit son tour de force de rendre clairs et reconnaissables tous les acteurs et personnalités historiques. Il réalise de très belles planches à l’aquarelle et au lavis.

Le choix du chômage : une vraie enquête fouillée et documentée sur les racines de la violence économique en France, encore très présente aujourd’hui.

Article posté le mercredi 07 avril 2021 par Damien Canteau

Le choix du chômage de Benoit Collombat et Damien Cuvillier (Futruopolis)
  • Le choix du chômage
  • Scénariste : Benoît Collombat
  • Dessinateur : Damien Cuvillier
  • Editeur : Futuropolis
  • Prix : 26 €
  • Parution : 10 mars 2021
  • ISBN : 9782754825450

Résumé de l’éditeur : Un livre d’une brûlante actualité sur le choix des dirigeants européens, depuis le début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, de sacrifier l’emploi… et les effets dévastateurs de ce choix. C’est une enquête fouillée, documentée, riche des témoignages d’anciens ministres, de conseillers de présidents de la République, d’anciens directeurs du Trésor ou du FMI, de banquiers, d’économistes, de juristes, de sociologues et de philosophes… Benoît Collombat, journaliste à France Inter, a enquêté sur ce qui a fait basculer les choses : comment et pourquoi les hommes politiques ont « remis les clés » de l’organisation du monde à l’économie et à la finance. Ce basculement repose sur la victoire idéologique, à un moment donné, d’une pensée : le néolibéralisme, pour qui le rôle de l’Etat est avant tout de servir le marché. Quelles personnalités sont à l’origine de ces grands choix économiques ? Quel rôle a joué la construction européenne ? Aujourd’hui, l’épidémie du coronavirus montre bien l’urgence de s’interroger sur ces choix politiques et économiques.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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