Dernier né des éditions Réalistes, Le feu de Saint-Antoine de Nicolas Pegon sonne l’heure de la récréation pour l’auteur de Hound Dog. Divine surprise, il double son flagrant hommage à la culture psychédélique d’une pertinente réflexion sur les croyances établies.
LE FAUVE ENTRE LES MAINS
En 2022 à Angoulême. Dans le studio SNCF situé place Saint-martial (en vérité une tente surchauffée montée pour l’occasion) Nicolas Pegon, micro en main, défend sa dernière BD en date, Hound Dog, sélectionnée dans la catégorie Fauve Polar. Durant le festival et avant le verdict officiel, chacun des nommés est invité à raconter son livre et le décrypter. Hier c’était Paul Kirchner, aujourd’hui Pegon, qui au terme de cette rencontre ne cache pas les influences de son univers mêlé, au carrefour des ambiances de losers magnifiques des Frères Coen et d’une patte graphique inspirée de Mezzo ou encore Charles Burns.
D’une question de spectateurs, qui lui demande si la suite de son travail se concentrera à nouveau sur une intrigue de polar, Pegon répond en rougissant, comme un ado pris en pleine séance de masturbation dans une manique remplie de nouilles chaudes : « Alors pas du tout, là je suis en train de mettre les dernières touches à un projet qui racontera l’histoire d’un moine en plein trip de LSD ». Un ricanement termine la phrase. La foule reste dubitative, le grand écart surprend. Pegon rend l’antenne et repasse le micro à l’horripilant animateur de la rencontre qu’on croirait tout droit sorti du centre Leclerc local. Pegon quittera Angoulême le Fauve entre les mains.
(RE)CREATION
Un an plus tard, les éditions Réalistes sortent la transe annoncée, intitulée Le feu de Saint-Antoine. Fidèle à la maison (dont nous avions déjà parlé à l’occasion de la sortie de Bettica Batenica de Romane Granger) le livre, haut comme deux index, large comme deux pouces, met en couverture le religieux, mine déconfite, les mains fermement jointes. Enfermé dans un vitrail, plusieurs formes serpentines se prélassent autour de lui dans un maelström de couleurs bigarrées. L’homme à l’air mal en point et on ne sait pas encore très bien pourquoi (même si on a de sérieux doutes). Après le pavé Hound Dog, on voit religieusement sur quel chemin s’engage Nicolas Pegon. La facilité ? Non, la récré. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il donne furieusement envie de jouer aux billes avec lui. Ou de partager un buvard. C’est selon.
Le feu de Saint-Antoine n’est pas la première incursion de Pegon chez l’éditeur. En 2019, il avait servi l’antichambre de Hound Dog avec Les os creux, la tête pleine. Si la suite du bouquin, longue d’à peine quatre-vingt dix pages, s’avèrent plus convenue dans ce qu’elle raconte des fascinations de son auteur pour l’Amérique, le point de départ se révèle bien plus savoureux. Un adolescent mal dans sa peau entame une croisade : c’est décidé, aujourd’hui il va prendre le fusil de papa, rentrer dans son lycée et défourailler à tout va. Rien ne va évidemment se passer comme prévu. De zéro, il devient héros et son chemin de croix n’aura désormais plus la même saveur.
PAIN DE MIE
S’il est toujours question de chemin de croix (et de saveurs), Le feu de Saint-Antoine se prend beaucoup moins le cabochon que son prédécesseur. Le fameux feu est une maladie due à l’absorption d’un champignon développé sur les céréales servants à la fabrication du pain et plus particulièrement le seigle. Entre convulsions, nausées et maux de tête, le voyage donne pas vraiment envie de payer son billet. Seul lot de consolation : les hallucinations provoquées par la maladie sont équivalentes à celles promises par le LSD.
Pegon s’amuse comme un petit diable de cette perversion naturelle, l’image du corps du christ immédiatement vérolée jusque dans sa plus substantifique moelle. Le pain partagé dès l’ouverture donne ainsi le top départ du défouloir : « Chaque jour je pétris un pain pour que l’on partage ton corps. » Alors que dans un doute ultime il s’apprête à tuer l’un des siens, ô pêché suprême, le moine en plein digestion est pris de soubresauts et c’est le décollage.
AUTOBAHN
La sobriété du noir et blanc s’éteint, la rigueur des cases s’efface, place à l’autoroute, à la boule lancée dans le grand hall de la défonce intersidérale. Pris en flagrant délire, le pinceau de Pegon devient un rouleau décompresseur, peint le trip du religieux de couleurs plus bariolés les unes que les autres, de compositions folles qui se jouent évidemment des dimensions et s’amusent des frontières. Que l’on ne s’y trompe pas : les images qui illustrent cet article sont loin de faire état de la vivacité des couleurs obtenue par le rendu imprimé, couleurs qui tendent plus vers un éclat proche de la fluorescence, servant alors l’immersion à plus juste titre et justifiant presque à elles seules l’existence même de l’objet.
Les inspirations graphiques de Pegon défouraillent-elles aussi à tout va. Mezzo et son Roi des Mouches plane de temps en temps au même niveau qu’un hommage bienvenu à tout un pan de la culture psychédélique des années 60 à nos jours : Victor Moscoso ou le Guy Peellaert de Pravda La Survireuse en tête, le tout assaisonné d’une pointe d’Elzo Durt. Mais si certaines pages sont chargées jusqu’à la garde, d’autres osent la retenue, la pause pour les pupilles, afin de mieux nourrir le texte.
SPACE IS THE PLACE
En chemin, notre homme d’église rencontre un hurluberlu, semi-hippie débarqué de nulle part, lui aussi en pleine montée. Dans cette dimension commune, un délicieux dialogue à bâtons (de pèlerin) rompus s’installe entre nos voyageurs et plus rien n’existe : « Dis-toi juste qu’il n’y a plus d’espace et plus de temps. Tu es nulle part et partout, toujours et jamais. » Ces échanges remettent en question la foi de notre homme d’église, questionne ses certitudes et par là même les nôtres, creusant jusqu’à nos croyances les plus inébranlables pour mieux les faire tourner en bourrique. Pegon se marre, s’incarnant à merveille dans le rôle de cet alter-égo foncedé un rien branleur et qui prend un malin plaisir à faire vriller les neurones de son compagnon de bordée.
Interrogé, Charles Ameline, l’un des fondateurs des éditions Réalistes avec Ugo Bienvenu et Cédric Kpnnou, prétend vouloir « donner de l’espace à des dessinateurs qui pourraient incarner un nouveau dessin réaliste, dessin qui avait totalement périclité en France, à fortiori dans la bande dessinée indépendante ». Pegon semble avoir pris le terme espace au pied de la lettre tant Le feu de Saint-Antoine résonne malgré son petit format d’un écho cosmique.
- Le feu de Saint-Antoine
- Auteur : Nicolas Pegon
- Editeur : Réalistes
- Prix : 14 €
- Parution : 19 janvier 2024
- Pagination : 112 pages
- ISBN : 9782490934195
Résumé de l’éditeur : À l’aube du xve siècle, un moine en proie au doute sur l’existence de Dieu prie en espérant qu’une manifestation divine vienne redonner un sens à sa vie. C’est sous la forme du pain que celle-ci se présente, lorsqu’il ingère la farine de seigle infecté par des ergots. Frappé par les hallucinations, le moine fait la rencontre d’Antoine, psychonaute du xxe siècle avec qui s’instaure un dialogue sur la spiritualité, le sens de la vie et la finitude de l’existence. Pour son troisième livre, Nicolas Pegon – récompensé par le Fauve Polar 2022 à Angoulême –, joue de couleurs vives et fluo pour irriguer une mise en page plus délirante et inventive que jamais, et offre aux lecteurs un trip spirituel et psychédélique.