Lettres de Taipei

Alors que le communisme infuse toute la société chinoise dans ses moindres recoins, deux frères refusent de se soumettre. Ils sont enfermés. L’un d’eux se réfugie alors à Taïwan. Fish Wu relate cet épisode familial tragique dans Lettres de Taipei, un manhua poignant aux éditions Rue de l’échiquier.

Lettres de Taipei de Fish Wu (éditions Rue de l'échiquier)

Souvenirs diffus

2007. L’arrière-grand-mère de Fish Wu décède à l’âge de 104 ans. Cinq ans plus tard, c’est son grand-père qui quitte la terre. Il ne reste que la grand-mère du mangaka. Une vieille femme dont les souvenirs s’effacent au fil des jours.

Alors avant que le temps ne fasse son œuvre, Fish Wu pose des questions à sa grand-mère sur son passé. Un passé douloureux débuté en Chine au milieu du XXe siècle.

Le communisme imposé à grands pas

An 37 de la République populaire de Chine (1948). En pleine guerre civile chinoise, le parti communiste chinois (PCC) tente de mater le Kuomintang (parti nationaliste chinois). Chiang Kaï-shek démissionne de son poste de président. Mao Zedong proclame la république populaire de Chine et le communisme est instauré.

Il se diffuse alors à grands pas dans tous les recoins de la Chine. Les soldats placardent des avis sur les murs et imposent la Réforme agraire dans toutes les campagnes.

“Vermines de lettrés”

Shen Erya et Shen Erchong, le père et l’oncle de la grand-mère de Fish Wu n’entendent pas se laisser imposer le communisme sans rien faire.

Xia Hunong, délégué de la Réforme agraire, vient leur demander d’écrire des slogans pour soutenir ce vaste programme. Mais les deux frères lettrés et enseignants ne veulent pas mettre leur science au service de ces slogans.

C’en est trop pour le délégué qui les menace. Il fait arrêter les deux frères. Pendant ce temps, leurs voisins viennent piller tous leurs biens.

Lettres de Taipei de Fish Wu (éditions Rue de l'échiquier)

Vers l’exil

Rien n’est épargné Shen Erya et Shen Erchong. Ni les humiliations ni la violence. Ils sont néanmoins relâchés.

Erchong, alors célibataire, prend la décision de fuir. Erya, marié et père de famille, ne peut le suivre.

Erchong s’exile alors vers Taipei (Taïwan). La famille de Erya est chassée de sa maison et trouve refuge dans une masure en bois…

Lettres de Taipei, la marche forcée du communisme chinois

Dans Lettres de Taipei, Fish Wu raconte l’histoire tragique de sa famille. Ce déchirement et cette séparation marque à vif tout le clan.

Né en Chine, fils d’Erya, il travaille dans un premier temps dans la publicité comme graphiste. Avec son épouse, il s’expatrie à Shanghai, Singapour et Séoul, pour aujourd’hui habiter à Kuala Lumpur. C’est de Malaisie qu’il peut enfin coucher sur le papier cette histoire familiale sans craindre les foudres du régime communiste chinois.

Lettres de Taipei dénonce ainsi la violence de la mise en place du communisme dans les campagnes. Les violences verbales et physiques, les enfermements sans procès, la confiscation des biens et le totalitarisme imposé à tout le monde.

Lettres de Taipei de Fish Wu (éditions Rue de l'échiquier)

Lettres de Taipei, une atmosphère lourde et implacable

Les éditions Rue de l’échiquier, par son directeur de collection BD Nicolas Finet, poursuivent l’ouverture de leur catalogue aux récits d’opposition au régime chinois et toutes les formes d’oppression. Après Mémoires d’un frêne, Un matin de ce printemps-là ou Intraitables, la structure éditoriale se penche sur le passé de la Chine.

Lettres de Taipei formule ainsi l’absolutisme et la dictature imposés aux Chinois dès la mise en place du communisme de Mao. Fish Wu n’épargne pas son lectorat. L’atmosphère est lourde, violente et impitoyable. Les habitants sont écrasés sans autre forme de compassion.

Lettres de Taipei, de la force du témoignage

Fish Wu recueille avec bienveillance les propos de sa grand-mère, protagoniste de son récit. On y découvre des conditions de vie misérables après le départ d’Erchong. La famille d’Erya n’a plus rien, ne peut plus rien faire et subit. Le lecteur entrevoit néanmoins des lueurs d’espoir dans Lettres de Taipei. Si la famille d’Erya est forcée, jamais elle n’abdique. Les retrouvailles avec Erchong sont elles aussi émouvantes.

Dans les pas de Ma génération une vie chinoise de Li Kunwu et Vivre d’Yu Hua, ce témoignage est d’une grande puissance. La narration est fluide malgré la brutalité des faits.

Lettres de Taipei de Fish Wu (éditions Rue de l'échiquier)

Un graphisme original et fort

La grande réussite de Lettres de Taipei réside dans le graphisme de Fish Wu. Le dessin est fourmillant de détails, à l’orée du pointillisme. Les décors comme les personnages sont très réalistes. Les visages sont composés de multiples traits. On ressent d’ailleurs le poids des ans et la tristesse dans celui de la grand-mère. C’est tellement saisissant et puissant que l’on peut rester de longues minutes à observer certaines cases ou planches.

Lettres de Taipei est une belle et puissante surprise proposée par Rue de l’échiquier. Un témoignage éloquent sur la résistance à toutes les formes de totalitarisme.

Article posté le samedi 13 avril 2024 par Damien Canteau

Lettres de Taipei de Fish Wu (éditions Rue de l'échiquier)
  • Lettres de Taipei
  • Auteur : Fish Wu
  • Traducteur : Bertrand Speller
  • Éditeur : Rue de l’échiquier
  • Prix : 24,90€
  • Sortie : 16 février 2024
  • Pagination : 172 pages
  • ISBN : 9782374254302

Résumé de l’éditeur : Un album graphique d’une rare puissance où l’auteur retrace le destin de sa propre famille, broyée par l’histoire chinoise contemporaine. Chine, fin des années 1940. Quand des soldats surgissent dans le bourg où vit la famille Shen pour imposer le communisme, les deux frères, Shen Erchong et Shen Erya, refusent de se mettre au service des nouveaux maîtres. Étiquetés réactionnaires et traîtres, ils sont arrêtés, emprisonnés et spoliés de leurs maigres biens. Isolés et menacés, ils n’ont plus qu’un seul choix : la soumission ou l’exil. Shen Erchong se réfugie à Taiwan, tandis que Shen Erya reste, au risque d’endurer le statut de paria et de subir le cycle sans fin des persécutions. Que va-t-il advenir de leur famille désormais brisée ? Réussiront-ils à se retrouver ? Dans un puissant langage graphique alliant force et sobriété, le propre arrière petit-fils de Shen Erya, Fish Wu, nous raconte ici l’histoire tragique de sa famille, symbole de la faillite d’un monde face au totalitarisme chinois.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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