Après Cumbe en 2016 et Angola Janga en 2018, Marcelo D’Salete est de retour avec Mukanda Tiodora, son nouvel album publié à nouveau chez Çà et Là. Toujours en noir et blanc, comme il sait si bien le faire, l’auteur brésilien nous parle là encore d’esclavage au Brésil. Mais dans cet album, il le fait à travers les yeux d’une femme et surtout à travers une lettre. Un lettre que cette dernière va envoyer à son mari et à son fils, afin que ceux-ci l’aide à racheter sa liberté.
Tiodora, une esclave séparée des siens
São Paulo 1866, Tiodora est une femme esclave africaine d’origine bantoue. Née libre, elle a été réduite en esclavage suite à sa capture. Après une terrible traversée de l’Atlantique dans des conditions innommables sur un navire négrier, Tiodora travaille dorénavant en ville au service du chanoine Terra. Chargée des tâches ménagères, elle doit également aller au marché pour y vendre des marchandises.
Il va de soi que l’esclave est corvéable à merci, mais elle trouve parfois le temps de passer chez Claro Antonios dos Santos. Pourquoi ? Parce que le charpentier sait lire et écrire. Séparée de son mari Luis et de son fils Inocêncio, eux aussi esclaves dans la même région, elle ne dispose que de ce seul moyen pour communiquer avec eux, leur écrire des lettres. Mais malheureusement, Tiodora est analphabète. Elle ne peut compter que sur Claro pour l’aider, puisqu’il possède les connaissances, mais également le matériel pour rédiger des courriers.
Une lettre à (faire) écrire
À cette période, des esclaves vont tenter de racheter leur liberté en essayant d’obtenir une indispensable lettre d’affranchissement. Afin d’avoir des nouvelles de sa famille et de réunir l’argent nécessaire pour obtenir le précieux document, Tiodora va se tourner vers le charpentier. Elle profite donc des moments où elle est autorisée à sortir de la demeure de son maître pour aller chez lui. C’est ainsi qu’elle peut lui dicter les lettres qu’elle veut faire envoyer à ses proches.
Dans cet album, c’est donc le chemin le chemin, parsemé d’embûches, que va parcourir une des lettres de Tiodora avant de parvenir à ses destinataires, que l’on peut suivre. Ce courrier est important, puisque s’il arrive à destination, il permettra peut-être à l’esclave de recouvrer sa liberté. En tant que lecteur, on assiste donc au chemin parcouru par la lettre, alors que son expéditrice est elle dans l’ignorance de son arrivée à destination. Ou pas.
Un travail en noir et blanc
Avec un dessin en noir charbonneux et blanc, comme dans ses précédents albums, Marcelo D’Salete nous fait découvrir le quotidien de cette femme privée de liberté. Mais il nous parle également de ses racines et de la période où elle était encore une femme libre. Avec des retours en arrière, bien souvent provoqués par ses rêves, l’auteur nous transporte dans ses souvenirs entre Angola et Congo.
Chapitre après chapitre, avec ses nombreux dessins sans texte, l’auteur dresse aussi un état des lieux du Brésil, pays en proie à une guerre contre le Paraguay. Mais il décrit également la situation intérieure du pays déchiré par une guerre civile opposant maîtres et esclaves. En effet, dans certains pays, dont les États-Unis, l’esclavage a été récemment aboli. Les esclaves au Brésil veulent eux-aussi maintenant accéder à la liberté.
Un dossier documentaire conséquent
Le récit de cet album est renforcé par une préface de l’auteur pour expliquer qui était Tiodora et le contexte dans lequel elle vivait. En fin d’album se trouve un dossier documentaire très conséquent en partie rédigé par Cristina Wissenbach, Professeure d’Histoire de l’Afrique à l’Université de São Paulo. Elle met en lumière les multiples visages de Tiodora, ou plutôt de Teodora Dias da Cunha le véritable nom de cette femme, à travers les lettres que celle-ci a envoyé à celui qu’elle appelle Mon mari, M.Luis.
S’ensuivent des photos de ces lettres, ainsi que leurs retranscriptions, que Tiodora envoya à son mari, à son fils Inocêncio et à son maître, le chanoine Terra. D’autres photos de São Paulo et « des vies noires dans le Sudeste » complètent ce tableau pictural.
Marcelo D’Salete termine ce dossier en ajoutant une « chronologie de la lutte contre l’esclavages à São Paulo ». Des documents vraiment précieux pour comprendre la mise en place de la traite transatlantique qui concerna plus de 12 millions de personnes entre 1539 et 1888.
L’abolition de l’esclavage fut finalement promulguée en 1888 au Brésil. Avec Mukanda Tiodora, Marcelo D’Salete rend hommage, de la plus belle des manières, à celles et ceux, à qui on prit la liberté et la vie, pour des raisons purement économiques.
- Mukanda Tiodora
- Auteur : Marcelo D’Salete
- Traducteur : Mathieu Dosse
- Éditeur : Çà et Là
- Prix : 23,00 €
- Parution : 19 janvier 2024
- Pagination : 160 pages
- ISBN : 9782369903246
Résumé de l’éditeur : Au milieu du XIXe siècle, la population noire de São Paulo avait ses propres espaces, avec des églises, des quartiers et autres lieux de vie. Bien que le pouvoir était entièrement entre les mains des Blancs (dont beaucoup n’étaient pas si blancs), des milliers de Noirs – esclaves ou libres – exerçaient différents métiers : porteurs, blanchisseurs, marchands de fruits et légumes, etc. Parmi ces personnes, il y avait Tiodora Dias da Cunha, née en Afrique, séparée du reste de sa famille et vendue comme esclave à un chanoine de São Paulo. Par le biais de lettres à son mari et à son fils, Tiodora cherchait par tous les moyens à réunir l’argent nécessaire pour obtenir son affranchissement. Ces courriers ont été archivés suite à une enquête policière à laquelle elle se trouva mêlée. Mukanda Tiodora s’inspire de cette histoire. La nouvelle bande dessinée de Marcelo D’Salete, auteur de Angola Janga et Cumbe (Eisner Award 2018) est une histoire passionnante, basée sur des faits réels, dans une édition riche en documents historiques, comprenant des textes de l’historienne Cristina Wissenbach, une chronologie de la lutte abolitionniste à São Paulo et, pour la première fois, une reproduction intégrale des lettres de Tiodora.
À propos de l'auteur de cet article
Claire Karius
Passionnée d'Histoire, j'affectionne tout particulièrement les albums qui abordent cette thématique. Mais pas seulement ! Je partage ma passion de la bande dessinée dans l'émission Bulles Zégomm sur Radio Tou'Caen et sur ma page Instagram @fillefan2bd.
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