Sensor: Inter Planet Hair

Les éditions Mangetsu publient Sensor, récente création horrifique du Japonais Junji Ito. L’occasion de reparler de l’œuvre du mangaka, de Lovecraft, de l’espace et de cheveux. Beaucoup de cheveux.

Après avoir parcouru les internets à la recherche du plus mauvais jeu de mots de salons de coiffure de la planète France, je suis enfin tombé sur un titre qui défrise afin de mieux vous faire rentrer dans la dimension cosmique que va prendre cette chronique. 

Cosmique, non pas à cause des calembours de l’espace qui la parcourent mais bien parce que Sensor, manga du nouveau maitre de l’horreur Junji Ito, s’amuse avec une peur qui dépasse l’entendement, une peur qui existe au delà de notre imagin’hair. Il y est question de femmes, de réincarnations, de cosmos et de poils à la caboche. 

FRAISE ET PINCEAU

Avant d’être un Mangaka d’horreur reconnu, Junji Ito était prothésiste dentaire. Rien ne dit si c’est à force de mouler l’abomination de la bouche de ses patients, qu’il décide à la fin des années 1980 de changer de domaine et de troquer la fraise contre les pinceaux. Que ceux qui pensent qu’il s’adoucirait en ajoutant de poils à son outil de travail retournent illico dans la salle d’attente : Ito entame sa carrière sur les histoires de Tomie où il est déjà question d’user du potentiel horrifique du cheveu. 

Tomie c’est un peu celle qui deviendra son enfant star, vite adulée par les geeks qui la découvrent à l’époque de manière quasi confidentielle. Également ressortie chez Mangetsu à l’été 2021, Tomie donnera suite à de nombreux récits courts publiés dans divers magazines d’horreur. Ces récits, Ito va en faire une spécialité dans les années 1990. Il y raconte autant l’horreur que la comédie, la science-fiction, ou la critique sociale. 

Son œuvre marquante sort en 1998 : Spirale va lui permettre de définitivement poser ses fesses dans le domaine de l’étrange et du bizarre. Grâce au motif du tourbillon infini et de sa malédiction, il y explore les différentes manières de raconter la peur. Dans la trame, la spirale est partout: dans l’air, dans votre assiette, dans le dos de votre voisin ou dans les cheveux (encore) de votre copine de classe. 

Sombre au possible, Spirale évoque déjà l’idée d’une horreur cosmique, d’une force supérieure incontrôlable où le seul carburant de ce monde à la dérive, c’est le désespoir. Spirale broie du noir pour notre plus grand bonheur. De par sa structure et la multiplicité des situations, cette œuvre rappelle à certains de ses précédents travaux courts*.

POPUL’HAIR

C’est grâce à la fidélité d’un public de niche qu’il réussit à s’imposer dans le courant des années 2000 avant d’exploser au mi-temps des années 2010. Il va ainsi dépasser le cadre de la bande dessinée, se voit adulé par les cinéphiles et les gamers grâce à des personnalités comme Guillermo Del Toro ou Hideo Kojima. Le monde entier l’invite, le prime, l’expose. Ito est dans l’hair du temps et séduit aujourd’hui plus que les simples amateurs de mangas. 

Aussi atroces soient ses histoires, Ito y fait régulièrement preuve d’un imaginaire fertile et fécond. Il y raconte une réalité hybride, effrayante, un monde où l’épouvante s’insinue souvent là ou on s’y attend le moins. Un jour c’est votre aspirateur qui veut votre mort, le lendemain votre téléphone ou votre sac à main.

Ses concepts, forts, savent capter le malaise, l’étrange à travers une fascination presque malsaine pour le morbide. Cette outrance n’est évidemment pas exempte d’une certaine part de grotesque qui fait plus d’une fois sourire. Qu’on aime ou pas, Junji Ito ne laisse personne insensible et c’est ce qui rend son univers si attrayant. 

Chez ComixTrip, nous avions eu l’occasion de caresser la bête au moment de la sortie de l’un de ses récits consacré à ses chats. Une parenthèse enlevée, drôle et inhabituelle bien que mineure dans sa bibliographie. 

La plupart vous diront certainement que pour vous fondre dans ses histoires, il faut commencer par lire Spirale. Bien qu’elle soit effectivement son œuvre la plus aboutie et cohérente, Gyo n’en reste pas moins une meilleure introduction à son univers. Dans ce récit toujours aux frontières du risible, un jeune couple en vacances se retrouve face à une armée de poissons qui sortent de l’eau et marchent. Qui ? Quand ? Comment ? La suite réserve son lot de surprises biscornues ou le mangaka déploie ses thématiques habituelles dans un récit emprunt d’un humour très corrosif.

Presque oublié en France, il a fallu un certain temps avant que les choses concernant l’édition de ces oeuvres ne changent. Tonkam, son éditeur historique alors allié à Delcourt, n’avait semble-t-il pas perçu le regain d’intérêt du public, s’endormant en chemin au pied du mont Ito. C’est donc Mangetsu qui mène désormais le bal des horreurs.

Alors que Tonkam se réveille et ressort les intégrales de Spirale et de Gyo, Mangetsu, dans un planning déjà bien chargé, nous dévoile Sensor, récit à tiroirs comme toujours surprenant, bien qu’un tantinet tiré par les cheveux.

COUPE A CABANA

Kyôko Byakuya randonne seule au milieu du mont Sengoku parmi des tourbillons de filaments volcaniques aux étranges reflets d’or. Elle y fait une rencontre étonnante: un homme aux propos décousus insiste pour qu’elle le suive jusqu’à son village. Là-bas, les habitants terrés dans des maisons à l’allure de vieilles cabanes vouent un culte à l’ancien dieu Amagami. 

Une nuit, alors que Kyoko lève les yeux vers le ciel accompagnée d’autre villageois, une nuée de ces fibres d‘or envahit le firmament. Ce n’est que le premier incident d’une série terrifiante qui s’apprête à bouleverser le réel, notre réel. 

«En feuilletant un magazine consacré aux ovnis, lorsque j’étais enfant, j’ai vu des photos de cheveux dorés, appelés “cheveux d’ange”, flottant dans le ciel. (…) Ça m’a donné envie de les dessiner» Junji Ito à la case BD du Figaro.

La thématique capillaire a toujours été présente dans l’horreur nippone plus particulièrement dans les films de fantômes. Conscient d’avoir usé de cette problématique durant une partie de sa carrière, Ito détourne et s’amuse grâce à Sensor. Il continue de laisser pousser cette idée d’un cheveu maudit, d’un poil qui rebique mais il le rend cette fois indépendant de tous propriétaires, libre de tous mouvements.

Grâce à un découpage au cordeau qui sait ménager tensions et surprises, Junji Ito maitrise l’effroi, donne à l’horreur différentes facettes que ce soit via l’emprise sectaire, le harcèlement, ou le climat qui dégénère, tout en gardant à l’esprit sa problématique capillaire.

Les idées qui ressortent de son cerveau malade amène à une nouvelle et assez délicieuse expérience de lecture où la fascination pour un univers visuellement fort se mêle au dégoût pour les histoires qu’il raconte.

On jubile devant le chapitre se déroulant sur la côte Japonaise, qui mêle ambiance marine feutrée et insecte suicidaires dégoutants et on se marre face à l’épisode des miroirs routiers maudits, élément du réel rarement exploité de la sorte.

TIROIR MON BEAU TIROIR

L’intrigue se mêle de cosmicisme, courant proche de la philosophie cher à Lovecraft dont Ito se réclame dans la plupart de ses récits. La peur prend donc deux visages: un premier de proximité et un second, bien plus vaste et mystérieux, dont l’identité même se trouve aux confins de l’univers. Un peu comme à la fin du premier Men In Black, ce dernier plan qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls et surtout pas grand chose face au cosmos et ses habitants multiples.

Si cette ambivalence de la peur n’est en soit pas inintéressante, elle ne représente finalement rien de bien neuf, que ce soit dans l’horreur en général comme dans l’œuvre de Ito elle-même, d’autant que Ito ne garde ici que le coté un peu fourre-tout de la chose. On se retrouve donc devant une intrigue qui part dans tous les sens, tartinée d’une espèce de trip new age qui faisait surement fureur à la fin des années 60 mais trouve beaucoup moins d’écho et de force en 2022. 

Comme il jongle avec son intrigue à tiroirs, Ito lance des pistes en tentant tant bien que mal de les rattraper (Dieu, le christianisme, les croyances, SES croyances). On revisite donc le contenu de certaines au bout de trois ou quatre chapitres, quand d’autres sont carrément ouvertes mais ignorées. 

On ne l’apprendra que plus tard via sa postface, mais le projet, sorti entre 2018 et 2019 devait initialement être un projet de carnets de voyages qu’Ito à ensuite tenté de ramener à une intrigue plus cohérente. Mais il semblerait que quelque chose ait merdé en cours de route.

« Cela dit, ce n’est pas si grave, car je me suis attaché à tous ces personnages et, si l’occasion se présentait, je serais heureux de raconter la suite de leurs histoires. » Junji Ito, dans sa postface de Sensor.

Dans le parc d’attractions qui pourrait être consacré à Junji Ito, Sensor resterait comme un manège sympa mais sans plus. On serait content de l’avoir fait mais rien ne restera finalement gravé dans nos esprits. Prions pour que les prochaines parutions de Mangetsu mettent à l’honneur d’autres travaux du maitre aux horreurs plus variées et profondes encore. Ainsi soit tifs.

 

  • Mangetsu sort en ce début d’année 2022, un premier recueil de ses courts récits intitulé Les chefs d’oeuvres de Junji Ito, avant qu’un second ne vienne prolonger le plaisir en cours d’année.
Article posté le mardi 18 janvier 2022 par Rat Devil

  • Sensor
  • Auteur: Junji Ito
  • Traductrice : Anaïs Koechlin
  • Editeur : Mangetsu
  • Prix : 14,90€
  • Parution : 01 septembre 2021
  • ISBN : 9782382811535

À propos de l'auteur de cet article

Rat Devil

En savoir