Stacy Gipi- Futuropolis

En 20 ans, l’italien Gipi est passé de jeune pousse prometteuse du Fumetti, à un grand nom de la BD européenne dont la nouvelle sortie est scrutée de près. Stacy est l’un de ses deux albums à paraître en ce mois d’Août, celui-ci aux éditions Futuropolis. Un album qui vient faire écho à un bad buzz dont l’artiste a été la cible après le confinement.

Stacy : Ok boomer, t’as sorti l’album

Gianni est romancier et scénariste. Il travaille notamment dans un pool d’auteurs pour développer des séries télé. Mais au cours d’une interview, Gianni se lâche. Il confesse avoir fait un rêve glauque, dans lequel il dit de la femme qui s’y trouvait : « elle est bonne ». Trois mots qui vont lâcher les bien-pensants des réseaux sociaux pour lyncher Gianni. À tel point que s’il parvient à reconnecter avec ses collègues, Gianni semble avoir péter les plombs et voit désormais Stacy, la fille de son rêve, comme réelle.

Mais, il a fait quoi, au fait, Gipi ?

Faisons maintenant un point de contexte. Car finalement, les événements qui ont conduit à l’écriture de ce livre n’ont été que peu repris en France, ce qui est surprenant considérant l’expression de plus en plus assumée des « Boomers » dans le monde professionnel de la BD.

En 2021, Gipi est pris dans la tourmente, en Italie. En cause, un strip publié sur Instagram dans lequel il réagit à une affaire de viol faisant les gros titres en Italie. Problème, dans sa séquence, Gipi trace un signe égal entre victime et bourreau, en faisant du bourreau une femme. Une volonté sans doute de prendre de la distance, mais qui passe mal à une époque où, en Italie comme en France, les femmes ne sont que très rarement les coupables et quasi systématiquement les victimes.

Autrement dit, même si sur le fond, Gipi n’a rien écrit de faux, il le fait au mauvais moment et depuis la mauvaise place. S’ensuivit une campagne numérique contre l’artiste, qui, semble-t-il, s’est traduite pour lui notamment par l’impossibilité de faire un film. D’où l’accusation de « cancel ». Somme toute limitée puisque nous parlons aujourd’hui d’un livre qu’il a pu publier sans trop de difficultés, des deux côtés des Alpes.

Précaution d’usage

Précision préalable : l’auteur de ces lignes considère Gipi comme un grand auteur de bande dessinée. La Terre des fils constitue pour lui un des meilleurs albums de bande dessinée de la dernière décennie. Il n’a pas de problème personnel avec l’auteur ou avec sa sensibilité, à laquelle il a parfaitement adhéré dans une œuvre cruelle et profonde. Voilà qui est dit, parce que la suite va être pour une fois, incisive.

Stacy ou l’expression de l’insatisfaction d’un auteur

Donc, Stacy est là pour permettre à l’auteur de digérer le bad buzz qu’il a vécu et l’expérience de cancel qu’il dit avoir subie. Soit, après tout, c’est bien une fonction de l’art que de permettre la distanciation sur le réel. L’art a souvent une fonction cathartique qui permet à celui ou celle qui l’exerce, de surmonter un événement traumatisant. Et il n’est pas question de nier les sentiments ressentis par Gipi quand il a été pris à partie sur les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux : caca

Mais quant à savoir ce qu’il faut de cette fonction cathartique, là, c’est autre chose.

Tout dans cet album respire « le seum », le dégoût de Gipi d’un monde qu’il voit évoluer d’une façon qui le débecte. Les réseaux sociaux ne sont pas un outil, dont certains feraient un usage inadapté. Non, ils sont directement essentialisés, résumés à une image de machine à broyer les gens. Ce qui peut arriver, évidemment. Sans aller dans la cancel culture et les problèmes artistiques, il n’y a qu’à regarder comment ces espaces peuvent amener à du cyberharcèlement d’enfants entre eux, poussant certains jusqu’au suicide.

Mais retenir cette seule dimension, c’est écarter la force émancipatrice qu’incarnent aussi ces outils. On pense évidemment aux révolutions du Printemps Arabe, qui se sont coordonnées via ce moyen. On pense à la façon dont ces réseaux sont systématiquement coupés dès qu’un régime autoritaire a besoin de prendre le contrôle sur sa population. On pense aussi et surtout au mouvement #metoo, qui a permis la libération de la parole des femmes sur les violences sexuelles. Mais en effet, ça tombe mal, c’est sur ce sujet que Gipi s’est fait taclé. Parce qu’il a minimisé les violences structurelles subies par les femmes, dans une époque où il y a avant tout besoin que soient pleinement reconnus ces phénomènes.

À noter qu’il n’y avait pas besoin des réseaux sociaux pour créer des phénomènes de bad buzz. La bande dessinée La belle espérance tome 2, de Chantal Van Den Heuvel, Anne Teuf et Lou, chez Delcourt, rappelle fort opportunément en ce mois d’août, comment Roger Salengro, ministre du Front populaire, en vint à se suicider à cause d’une campagne médiatique alimentée par l’extrême-droite. Pas besoin de Twitter ou d’Instagram pour vivre cela en 1936…

Le féminisme : caca

Autre motif d’insatisfaction exprimé par l’auteur dans ces pages, le féminisme et celles qui l’incarnent. Disons-le directement, Gipi les résume au terme de « féminazies », même si lui n’emploie pas le mot. Mais la démonstration est claire. Lalla, la femme scénariste de l’équipe de Gianni, incarne exactement cela. Une femme de posture, incapable de sortir de ses propres tropes, jugeant à l’excès toute personne qui ne répond pas exactement à son idéologie. Mais surtout, une personne lâche, prompte à lyncher sans connaître.

Elle le dit d’ailleurs clairement à Gianni, quand elle lui montre le post Instagram qu’elle a publié à son sujet. Le texte est horrible de violence haineuse et insidieuse. Elle appelle au meurtre de manière détournée, sans assumer que c’est sa propre envie qu’elle exprime. Pour trois mots, certes banalement machos, mais même pas pour le délire sadique qu’exprimait le personnage juste avant, par un rêve où il torturait une femme… Cela n’a aucun sens tellement cette construction scénaristique est grotesque.

Le problème, c’est que Lalla est la seule femme incarnée dans cette histoire (la seconde n’étant pas incarnée et étant une simple victime symbolique du héros) et elle se résume à cela. À un moment donné, il est difficile de ne pas y voir une intention de la part de l’auteur. Oui, ce genre de personnage peut exister réellement. Mais résumer tout l’engagement féministe à cette seule figure, c’est une prise de position.

Les mecs : émasculés

Pardon, Lalla ne se résume pas qu’à être une féminazie. C’est aussi une coupeuse de couilles. Gianni, ayant bien compris qu’elle était devenue le nouveau mâle dominant de la société et de leur groupe, fait le nécessaire pour être bien vu d’elle. Avec suffisamment de talent pour qu’elle en vienne à le désirer et à coucher avec lui. Et autant dans le mouvement de séduction qu’ensuite dans leur « vie commune », Gianni apparaît comme un esclave soumis et abruti, une marionnette privée de toute sincérité ou pensée propre. Seule alternative pour les hommes qui veulent survivre à cette société : se soumettre.

D’ailleurs, qui irait croire le personnage quand il dit se savoir responsable du bad buzz créé ? Il l’est, indéniablement, parce qu’il a voulu jouer le jeu de la médiatisation à outrance. Il s’est brûlé à une flamme qu’il a lui-même allumée. Mais dans la posture, tout exprime le calcul pour permettre de rester connecté au monde qui est le sien. Et malheureusement, dans le contexte de ce livre, on assimile facilement la posture de Gianni à celle de son auteur.

Stacy Gipi ou le monde utopique dans lequel l’arty woke est mainstream

Autre exemple. Gianni s’émascule donc pour rester connecté au monde des artistes gaucho woke. Il choisit de contribuer à la série Les aventures de Lady Sara, dont il dit qu’il doit « écrire ces merdes, les aventures de Lady Sara, l’héroïne progressiste métisse ». Ainsi donc, le personnage est tellement peu estimable qu’il n’a aucune éthique professionnelle et se montre prêt à écrire le contraire de ce qu’il pense, pour rester dans le coup et dans la hype de la célébrité.

Un groupe qui fait montre d’un manque de crédibilité manifeste. Gipi écrit chacun de ses membres comme suivant des préceptes « arty » fumeux supposément progressistes, dans lesquels il est essentiel de faire déféquer une femme face à la caméra pour exprimer un idéal de liberté. Et ce, pour une production mainstream, une production Netflix. Mais quelle série ou film, aujourd’hui, répond réellement à une telle double association ?

Rey Skywalker, dans la nostalogie Star Wars, a été accusée de répondre à un agenda grossier d’empowerment féminin. Mais il n’y a rien d’arty ou d’intello, dans Star Wars… Des séries intellos qui cherchent à briser les tabous de la société, il y en a sûrement. Mais pas à destination du grand public. Ce sont, comme depuis toujours, des films de niche destinés à un public très réduit. Gipi a semble-t-il voulu caricaturer des profils qui l’agacent, mais il le fait sans atteindre la cohérence qui les rendrait crédibles.

L’affaire de la perroquette

Pour terminer sur ces détestations caricaturales qui constituent une intention scénaristique dans Stacy Gipi, parlons donc du dresseur de perroquet. Pour une raison fumeuse, un perroquet doit être utilisé dans la série à laquelle contribue Gianni. Les scénaristes rencontrent donc un dresseur pour gérer les répliques associées à l’animal. S’ensuit donc une diatribe du personnage contre ces vils spécistes qui auraient l’audace de vouloir appliquer une voix humaine sur les répliques de l’animal. Une invisibilisation de l’animal, avec des arguments spécieux qui malheureusement, dans le contexte, sonnent différemment. A l’attaque grossière portée contre les antispécistes (chacun pense ce qu’il veut du sujet précis), on rattache aisément une métaphore des minorités (ou majorité invisibilisée, concernant les personnes de sexe féminin) qui demandent que leur parole soit rendue visible et respectée. Cela fait beaucoup, quand même…

Stacy Gipi : sur la forme

Il y avait beaucoup à dire sur le fond du propos développé par Gipi dans ce livre.

Mais dans la forme, il y a encore à redire. La plupart des choix narratifs de l’auteur sont difficiles à saisir. À quelques occasions, celui-ci introduit des pages de textes, façon script de film ou de bande dessinée. Pourquoi ne les a-t-il pas dessinées ? Qu’apportent-elles au récit ?

Pourquoi ce fil rouge sur Stacy et la folie potentielle du personnage principal ? L’auteur ne semble pas apporter de conclusion à cette intrigue. Ou disons qu’il termine l’histoire juste avant la résolution, laissant, imaginons-le, le soin aux lecteurs de trancher d’eux-mêmes jusqu’où « les trois mots » auront emporté Gianni.

Que faire de Stacy Gipi ?

Gipi a-t-il écrit Stacy pour voir s’il lancerait un nouveau mouvement de « cancellation » à son encontre ? Ce livre est-il un pari idiot de l’auteur pour voir si le monde est aussi pourri que ce qu’il ne le pense désormais ? En tous cas, ces 260 et quelques pages de détestation du monde actuel sont pénibles à lire. Alors finalement, le mieux, c’est peut-être encore de passer à autre chose et de regretter la façon dont Gipi a pu vivre et ressentir ces dernières années.

Article posté le mercredi 21 août 2024 par Yaneck Chareyre

Stacy Gipi Futuropolis
  • Stacy
  • Auteur : Gipi
  • Éditeur France : Futuropolis
  • Date de publication : 21 Août 2024
  • Nombre de pages : 256
  • Prix : 25€
  • ISBN : 9782754845649

Résumé éditeur : Gianni est scénariste à succès. Sa carrière est à son apogée lorsqu’une interview, en apparence anodine, se transforme en bombe sur les réseaux sociaux. Collègues et amis prennent leurs distances, son public lui tourne le dos. Toute sa vie est remise en question. En inventant l’histoire de Stacy, enlevée, droguée, chargée dans une fourgonnette et emportée dans le sous-sol d’un vieux bâtiment abandonné, Gianni n’avait vraiment pas idée du déluge d’ennuis qui allait lui tomber dessus. Alors, peu à peu, pour y faire face, «l’ancien» Gianni cède la place à un alter-ego maléfique de moins en moins tolérant, deux facettes d’un même homme au bord du précipice. Un livre acerbe, qui ose regarder en face les démons des réseaux sociaux et les ambiguïtés de notre société. Ce roman graphique alterne scènes dramatiques et hilarantes, avec un dessin d’une grande expressivité, au plus près des personnages. En une vingtaine d’années, Gipi s’est imposé comme un artiste de référence, en Italie comme en France. L’auteur de La Terre des fils, multiprimé, ou Notes pour une histoire de guerre continue d’innover à chaque nouveau livre.

À propos de l'auteur de cet article

Yaneck Chareyre

Journaliste , critique et essayiste BD depuis 2006.

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