{ 1an après } avec Antoine Maillard pour L’Entaille

Il y a quelque semaines, Antoine Maillard était primé à Angoulême pour L’Entaille sorti le 11 mars 2021 aux Éditions Cornélius. Un an après cette publication, l’occasion était trop belle de demander au gagnant Prix Fauve polar SNCF ce que cet album, en un an, avait changé dans sa vie.

Voici ses réponses.

Il y a un an, le 10 mars 2021, dans quel état étais-tu la veille de la sortie de L’Entaille, ton premier album?

J’étais très fatigué. Avant le début de la pandémie en 2019, six mois avant, j’avais quitté mon atelier et je travaillais à 100% sur la finalisation du livre. J’avais arrêté les commandes d’illustrations. J’optimisais mon temps au maximum pour tenir les délais. J’avais très peu de moments pour moi. Avant la pandémie, j’essayais de conserver un semblant de vie sociale en travaillant dans les cafés. L’album a été fini en flux tendu.

J’ai travaillé avec Cornélius à la conception du livre, on a modifié des pages, les illustrations de couverture jusqu’au dernier moment. Avec mes amis.es, on prédisait que j’allais finir l’album, juste avant un nouveau confinement. Et c’est presque exactement ce qui est arrivé.

Il faut ajouter à cela l’ambiance globale liée au COVID, l’incertitude et la peur. Cela semblait paradoxal de sortir une bande dessinée aussi sombre, à un moment où plein de personnes vivaient déjà dans une période très anxiogène. L’idée même de finir le livre me paraissait absurde à certains moments. Et puis, je pensais que le livre n’allait pas trouver son public, sans la possibilité de le défendre en librairie et en festival.

Depuis quand avais-tu ce projet en tête ?

Les balbutiements du projet datent de 2012 quand j’étudiais au Master Bande Dessinée de l’EESI à Angoulême.

L’entaille a représenté combien de mois de travail pour toi ?

C’est dur à évaluer. J’ai commencé le projet sous sa forme finale vers 2014, pour mon diplôme d’illustration à Strasbourg. Mon but, à l’époque, était d’en faire un feuilleton sous forme de fanzine.

Mais en même temps, j’ai commencé à devenir illustrateur éditorial et à gagner ma vie comme cela. Faire les deux choses en même temps était assez compliqué, la bande dessinée passait sur mon temps libre. Je me suis lancé sur d’autres projets aussi en parallèle. Je dirais que 4 ou 5 ans de travail ont été nécessaires mais dilués dans le temps.

Pourquoi as-tu choisi les États-Unis pour situer ton récit ?

Ce n’est pas vraiment les États-Unis. C’est plus la vision fantasmée par un Français de l’Amérique telle qu’on nous la montrait dans les fictions audiovisuelles de mon adolescence. Très vite, en dessinant les pages, j’ai voulu éviter de faire un pastiche états-unien, de l’Américana mal digérée.

Je n’avais jamais été là-bas en personne, autant jouer de ça et en faire un élément stylistique. J’ai alors mélangé des éléments typiques de décors californiens avec des choses issues de ma banlieue natale, dans l’architecture et les voitures par exemple. L’idée était de retrouver les sensations que j’avais adolescent, quand le cerveau affabule encore beaucoup. L’imaginaire des fictions télé américaines se confondaient souvent avec la réalité du quotidien.

L'entaille : formidable slasher d'Antoine Maillard - Comixtrip

C’était cette ambiance irréelle et un peu onirique que je voulais retrouver, plus que les États-Unis en tant que tels.

As-tu été influencé par le cinéma pour L’Entaille ?

Je pense que le cinéma est ma principale influence en général. Je suis de la génération qui a à la fois connu la VHS, les vidéoclubs et le début du streaming et du DivX sur internet. Pour L’Entaille, il y a une filiation évidente avec le slasher des années 90, la vague de films scénarisés par Kevin Williamson (Scream, Souviens-toi l’été dernier…). Ce sont des films qui ont hanté mon adolescence.

Scream - Film (1996) - SensCritique  Souviens-toi... l'été dernier - Film (1997) - SensCritique

Avec des classiques plus anciens de John Carpenter, Halloween évidemment. David Lynch, Larry Clark et Greg Araki sont des influences moins apparentes, mais très présentes dans le livre dans le traitement de la mise en scène et des personnages.

Myers House Theme (From "Halloween") par John Carpenter - La musique de film

Le film noir des années 50 et 60 a été une grosse influence esthétique aussi pour le noir et blanc (Clouzot, Robert Wise…)

Pourquoi le mal-être adolescent semble-t-il être une thématique importante pour toi ?

Au milieu de ma vingtaine, j’ai commencé à « digérer » ma propre adolescence, à comprendre les dynamiques qui s’y produisaient, à avoir du recul, tout en ayant des souvenirs encore assez vifs de cette période. Pendant l’enfance et le début de l’adolescence, il y a cette facilité à se réinventer en quelques mois. On peut passer par plein d’identités, faire des mauvais choix et rebondir.

Mais plus on se rapproche de l’âge adulte, de la fin de la puberté, plus des éléments de notre identité commencent à se figer, souvent malgré nous et à notre insu. C’est ça le vrai effroi, le vrai mal être. On se découvre des traits de caractère, des goûts, des orientations. Les choix que l’on fait ou les traumatismes que l’on subit ont de plus en plus d’impact sur notre futur. La question du bien, du mal, de la mort deviennent de plus en plus tangibles.

Sous cet angle, je trouve l’adolescence moderne comme peut- être un moment initiatique des plus dramatiques.

D’où t’es venue l’idée de travailler au crayon gris ?

Dès le début de mes études d’Arts, j’ai eu beaucoup de mal à investir les « techniques traditionnelles » de la bande dessinée comme la ligne claire, l’encre de chine ou les dessins numériques à la tablette. J’ai toujours eu plus d’affinités avec les médiums plus picturaux issus des Beaux-Arts comme le crayon, le fusain, l’aquarelle etc…

J’ai choisi le crayon de papier pour L’Entaille, au départ par commodité donc. C’est un outil simple, mais qui permet énormément de variations. En l’utilisant, j’ai commencé page après page à entrevoir un langage graphique qui traduit, sous certains aspects, la plasticité des images de films que j’appréciais : le grain, la lumière, la profondeur de champ, un certain relief.

L'entaille : formidable slasher d'Antoine Maillard - Comixtrip

As-tu rapidement senti qu’il se passait quelque chose autour de L’Entaille ?

Pour la petite histoire, à l’époque où L’Entaille n’était qu’un fanzine, une éditrice d’un grand groupe m’avait dit qu’en livre, la bande dessinée ne fonctionnerait pas auprès des lecteurs car « trop underground » et confuse graphiquement. Je ne partais donc pas très confiant sur un succès.

Alors imaginer plus tard être édité dans le catalogue exigeant de Cornélius avec ce livre, pour moi, c’était déjà quelque chose d’important, avant même le retour de la presse ou du lectorat.

Et après, il y a eu ce super accueil. C’était assez incroyable. Je suis tellement reconnaissant du travail des libraires, des critiques et des journalistes qui ont « fait vivre » le livre toute l’année dernière.

Comment as-tu réagis le 23 novembre 2021 quand tu as appris que tu étais sélectionné à Angoulême dans la catégorie Fauve polar SNCF ?

C’était l’euphorie. Au même moment, j’exposais au festival de Colomiers avec Manon Debaye et Léa Murawiec et je venais de recevoir le Prix des Inrocks. Vraiment cela faisait beaucoup de bonnes nouvelles.

Couverture La falaise    Le grand vide

Pour l’édition indépendante, qui a moins de moyens de promotion, c’est très important ce type de sélection. Cela vient récompenser et pérenniser pas mal d’efforts.

Et quand as-tu su que ce même Prix t’était attribué?

Juste à temps pour me rendre à la cérémonie au théâtre, après ma dédicace. Je n’avais même pas de carton d’invitation pour entrer. Les mystères de Hobtown, qui est une bande dessinée québécoise que j’adore, n’avait pas eu le prix l’an passé.

   

L’Entaille, ne correspondant pas à un polar classique comparé à d’autres titres de la sélection, je n’y croyais vraiment pas, ni l’équipe de Cornélius. Avoir un premier livre en sélection et une première sélection pour Cornélius en polar, c’était déjà inespéré.

Comment se sont passées les rencontres avec tes lecteurs ?

C’était vraiment enrichissant. Je me suis rendu compte que le livre avait touché un public varié. Je m’attendais à voir en dédicace au départ surtout des collègues et des gens connaisseurs de mon travail d’illustrateur. Un lectorat « de niche » comme on dit. Mais je me suis rendu compte que le livre avait touché différents âges et différents types de personnes.

Il y a plein de moments expérimentaux dans ce récit, ouverts à l’interprétation. C’était incroyable de se rendre compte, au détour des discussions en dédicaces, que les lecteurs.ices avaient compris, investi, interprété le récit et se l’étaient approprié.

Sais-tu combien d’exemplaires de L’Entaille ont été vendus à ce jour ?

On est autour de deux tirages je crois, au niveau des chiffres exacts, je ne sais plus, mais c’est un beau petit succès pour Cornélius.

Sur quels projets travailles-tu actuellement et si c’est sur une nouvelle bande dessinée, as-tu des précisions quant à sa sortie prévisionnelle?

Je commence seulement à récupérer de toute l’aventure de L’Entaille. Là, je prévois surtout de rattraper toutes les vacances que je n’ai pas prises pour finir l’album ou que le COVID a empêchées, revoir ma famille et mes ami.e.s.

J’ai des pistes pour un prochain livre, mais rien d’assez abouti pour que j’en parle. Je peux juste dire qu’on ne sera plus avec des adolescents. J’ai envie de refaire du fanzine et des choses légères aussi, sans me mettre de pression.

Et pour l’instant pas de suite à L’Entaille mais une version anglaise chez Fantagraphics cet automne.

ENCORE TOUTES NOS FÉLICITATIONS ANTOINE MAILLARD POUR CE MAGNIFIQUE ALBUM ET POUR L’OBTENTION DU PRIX FAUVE POLAR SNCF  LORS DU FESTIVAL D’ANGOULÊME 2022.
MERCI BEAUCOUP D’AVOIR ACCEPTÉ DE FAIRE CE PETIT RETOUR EN ARRIÈRE AVEC NOUS.
Article posté le vendredi 15 avril 2022 par Claire & Yoann

L'Entaille d'Antoine Maillard chez Cornélius
  • L’Entaille
  • Auteur : Antoine Maillard
  • Editeur : Cornélius
  • Prix : 25,50 €
  • Parution : 11 mars 2021
  • ISBN : 9782360811793

Résumé de l’éditeur : Le quotidien d’un groupe d’adolescents est chamboulé lorsque deux jeunes filles sont retrouvées un matin, sauvagement assassinées aux abords du lycée. La présence de la police empêche Pola de dealer autour de l’école, le discret Daniel a des pulsions de plus en plus morbides, et la populaire Laurie commence à se remémorer des souvenirs traumatisants. La vie de la petite bourgade est très vite rythmée par les flashs télévisés et la rumeur d’un dangereux meurtrier armé d’une batte se propage rapidement dans la ville. La fin des cours approchant, l’avenir semble incertain, pourtant chacun veut préserver l’illusion d’une éternelle insouciance. Mais le mal est pourtant bien là, dissimulé sous leurs yeux… Véritable hommage au cinéma de genre américain, L’Entaille nous plonge dans le quotidien d’une petite ville de bords de mer dont la tranquillité est soudainement rompue pars l’arrivée d’un tueur en série. On y retrouve ainsi tous les codes du slasher ou du teen movie qui sont ici habilement adaptés en bande dessinée. Les planches, entièrement réalisées au crayon papier, provoquent un sentiment d’irréalité proche du rêve éveillé et nous baignent instantanément dans une ambiance feutrée. Avec L’entaille, Antoine Maillard signe un récit initiatique contemporain où les adolescents quittent subitement le monde préservé de l’enfance pour affronter un univers d’adulte, inconnu et menaçant. Ainsi, l’intrigue centrale met en exergue les états d’âme juvéniles des personnages, leurs doutes et leur mal-être quotidien, dans des moments introspectifs qui renferment une forme de poésie.

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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