Le grand vide

Avoir le même nom qu’une chanteuse connue, ce n’est pas très simple. Manel Naher va en faire l’amère expérience dans Le grand vide, un album époustouflant de Léa Murawiec. Plongée dans une dystopie originale et intelligente.

Nom de nom

Jeune femme férue de littérature, Manel Naher se rend chez Patrick, son ami libraire. Même si elle est curieuse de nature, elle est dépitée : il n’y a plus aucun ouvrage dans le rayon aventure qu’elle n’a pas déjà lu ou relu.

Patrick lui propose alors de se pencher sur la presse. En s’avançant vers le tourniquet, elle découvre qu’une autre femme porte le même nom qu’elle. Pire, cette dernière est hyper connue parce qu’elle est chanteuse. Connue de tous ? Non, pas de Manel qui ignore qui elle est et ce qu’elle chante.

Homonyme lourd à porter

Excitée à l’idée d’en parler avec quelqu’un, elle s’active pour rentrer. Là, son colloc lui explique que Manel, la chanteuse, a remporté un disque d’or pour son album Mon nom sur toutes les lèvres. Mais, elle ne se doute pas qu’avoir le même patronyme qu’une célébrité va lui jouer des tours. Cet homonyme va  être très lourd à porter.

En attendant, avec son ami, ils préparent leur départ de la ville. Trop grande et trop peuplée, elle leur fait peur. Ils aimeraient découvrir ce qu’il se cache au-delà des frontières de la cité.

Quant à son travail, il est particulier. Dans cette immense entreprise, Manel doit lire des tas de noms de personnes afin qu’on ne les oublie pas. Mais, son caractère très libre ne plait pas en haut lieu. Elle est renvoyée !

Le grand vide : un gigantesque tourbillon de noms

Dans une société proche de nous, dans le futur, les noms de gens – et donc la présence des personnes qui les portent – sont primordiaux. Sans la délicatesse et le travail de certains, ceux qui ne sont pas assez vus, connus ou énumérés, disparaissent. Sans présence, on meurt ! Voilà, l’idée originale, surprenante et folle de Léa Murawiec pour développer Le grand vide.

Dans cette bande dessinée de 200 pages, l’autrice de Panique (collection Façades des éditions Polystyrène) imagine une ville où la renommée des habitants est importante. Plus ils sont vus, plus leur nom est lu, et plus ils ont de chance de rester en vie ou en bonne santé. En cela, les réseaux sociaux sont la ligne de vie. Alors que son héroïne, Manel, préfère lire ou rêver d’un autre ailleurs, elle constatera amèrement que son non-présence dans ces mondes virtuels pourront lui être fatals. Le grand vide est avant tout un album qui fustige cette superficialité, la puissance des réseaux sociaux et leur négativité sur les êtres humains et leurs relations aux autres.

Le grand vide : un récit drôle et triste

Entre la besoin de reconnaissance, l’immortalité et un ailleurs meilleur, Le grand vide est un album qui étonne, qui attire et qui en met plein la vue. Cette dystopie est une merveille, tant narrative que des idées novatrices de Léa Murawiec.

« C’est un récit de science-fiction pas scientifique, drôle et triste, dans un univers un peu fou. On suit une personne qui essaye de s’échapper d’une cage dont les barreaux se referment petit à petit… Une sorte de descente aux enfers, où on s’interroge en tant que lecteur.rice sur quelle porte de sortie le personnage va trouver. »

Écrit en résidence à Angoulême à partir de 2018, Le grand vide est aussi une volonté de la part de l’autrice de se pencher sur la trace que l’on peut laisser sur Terre, et pourquoi est-ce si important pour certains de le faire.

Les lecteurs sont aussi pris dans un tourbillon de noms et prénoms, notés partout en ville, notamment sur les panneaux lumineux. La cité est immense, elle écrase tout et tout le monde. S’ils semblent entourés, les habitants sont finalement très seuls. Et, il y a Le grand vide. Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi certains sont attirés par lui ?

De la force du mouvement

Si l’héroïne et l’histoire vont à 100 à l’heure, le dessin du Grand vide est lui aussi rapide, très en mouvement. Léa Murawiec joue avec les déformations et l’amplitude des personnages lorsqu’ils accélèrent. Ce côté manga est plaisant et fonctionne à merveille.

Le trait à la plume, au pinceau et à l’encre de Chine permet à l’autrice d’imprimer un tempo surprenant. Les couleurs sont elles aussi sublimes : en bichromie en intérieur, en couleurs dans les rues de la ville.

Cette dernière est gigantesque et vertigineuse sous les pinceaux de Léa Murawiec. Elle ressemble aux mégalopoles asiatiques.

La jeune autrice aime à citer des influences comme Michael DeForge (La fourmilière, Big Kids, Brat) que l’on peut rapprocher dans ses couleurs ou les structures des ses personnages, mais également One Piece, Lucky Luke ou Osamu Tezuka.

Le grand vide : un premier album d’une force narrative et graphique impressionnante. Une dystopie intelligente et questionnante. Une merveille !

Article posté le jeudi 26 août 2021 par Damien Canteau

Le grand vide de Léa Murawiec (2024)
  • Le grand vide
  • Autrice : Léa Murawiec
  • Editeur : 2024
  • Prix : 25 €
  • Parution : 20 août 2021
  • ISBN : 9782901000709

Résumé de l’éditeur :  » Mais… Manel Naher, c’est moi !  » Qui est donc cette autre Manel Naher, qui fait la Une des journaux ? Elle fait de l’ombre à Manel Naher, la vraie Manel Naher, l’héroïne de cette histoire ! Elle ne se rend pas compte qu’elle la met en danger, la vraie Manel Naher, en ayant tout ce succès ? Vous comprenez, si tout le monde se met à penser à cette Manel Naher qui devient célèbre, au lieu de penser à Manel Naher, qui passe ses journées au fond d’une petite librairie… Eh bien : on risque de l’oublier, notre Manel. Et dans ce monde, si l’on ne pense plus à vous, alors vous mourrez, tout simplement. Penser à quelqu’un, c’est lui donner de la Présence. L’horizon, ici, est barré par les milliers de noms qui s’affichent de toutes parts, et les mendiants ne quémandent qu’une seconde d’attention… Survivre pour certains, devenir Immortel pour d’autres : c’est la Présence qui fait tourner cette ville tentaculaire. Manel, elle, tournerait volontiers le dos à tout ça ; mais là-bas, au delà des grattes-ciel, il n’y a que le Grand Vide, d’où personne n’est jamais revenu… Léa Murawiec met ici son dessin virtuose au service d’un récit riche et lumineux, au rythme bouillonnant. Son talent et sa maîtrise illuminent ce premier livre enthousiasmant, et on se laisse avec bonheur emporter dans ce Grand Vide !

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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