Conjuguer adaptation et récit intime : Rencontre avec Isao Moutte

Dans sa bande dessinée Les Évaporés, sortie en septembre 2023 chez Sarbacane, Isao Moutte adapte le roman du même nom écrit par Thomas B. Reverdy. Il nous plonge dans le phénomène, digne d’un thriller, mais bien réel, des disparitions volontaires au Japon. Non content de simplement adapter une œuvre, Isao Moutte se l’approprie et raconte subtilement son propre rapport au pays. Les Évaporés n’en devient que plus touchant sous la plume de cet auteur franco-japonais. Comment conjuguer adaptation et récit intime ? Rencontre avec Isao Moutte, lors du festival Quai des bulles 2023, à Saint-Malo. 

Est-ce que la réalisation des Évaporés est un souhait de votre part ou une commande des Éditions Sarbacane ?

Frédéric Lama, l’éditeur de Sarbacane, m’a proposé d’adapter un roman sur un phénomène de société au Japon. J’ai lu le livre – Les Evaporés de Thomas B.Reverdy – et, en effet, j’ai trouvé les personnages attachants et le sujet très intéressant. J’ai donc accepté de l’adapter en bande dessinée et d’en faire un projet personnel. D’autant plus que je n’en avais jamais fait se déroulant au Japon, c’était l’occasion.

Quel est votre rapport personnel au Japon ?

Je suis d’origine japonaise par ma mère. J’y suis né et y ai vécu jusqu’à mes cinq ans. Mais j’ai fait toute ma scolarité en France. Je connais le Japon surtout en vacances, en juillet et août. Pourtant, la langue japonaise traverse toute ma vie. Notamment parce que ma mère nous parlait japonais et qu’il y a une grande communauté japonaise à Lyon, là où j’habite. Je pense que je suis Français mais qu’une partie de moi reste japonaise. Je garde toujours aujourd’hui des liens très forts avec ce pays.

Faire une bande dessinée qui se déroule au Japon avait vraiment un sens particulier. C’était l’occasion de faire quelque chose de différent par rapport à mes habitudes. Cela dit, ce n’était pas évident. Au début de la bande dessinée, j’ai vraiment senti qu’il fallait que mon style graphique s’imprègne plus du Japon pour qu’on s’y retrouve mieux.

Lorsqu’on ouvre Les Évaporés, vous introduisez l’histoire par une succession de plans qui donnent l’effet d’un zoom cinématographique jusqu’à entrer dans l’intimité du personnage. Comment avez-vous travaillé ces pages ?

La vis – Yoshihazu Tsuge

Elegie en rouge – Seiichi Hayashi

Je voulais un style graphique plutôt simple. Mais naturellement, je suis allé vers quelque chose de beaucoup plus fouillé, détaillé. À l’origine, je suis inspiré par les bandes dessinées franco-belges et  américaines. Mais parmi les auteurs japonais, je m’inspire beaucoup de Yoshiharu Tsuge La Vis, L’homme sans talent – et Seiichi HayashiÉlégie en Rouge – notamment sur leurs façons de travailler les trames, avec des hachures dans les décors. Ils dessinent à la fois de façon très simple et, par moments, très dense.

Je fais tout à l’encre de Chine. J’utilise parfois un stylo mais c’est très rare. Je travaille majoritairement avec une plume puis au pinceau pour les aplats. Cela donne un effet un peu sec avec de la matière.

Les paysages sont notamment mis en valeur car la bande dessinée est presque totalement silencieuse, c’est un véritable outil pour vous, le silence ?

Je suis très influencé par les films. J’imagine les scènes de manière cinématographique, plan par plan.

Sweet Home (1989) – Kiyoshi Kurosawa

Dans le cinéma contemporain, je m’inspire de Kiyoshi Kurosawa. C’est surtout un réalisateur de films d’horreur fantastiques crus et violents. Mais malgré ça, tout se joue dans le non-dit, dans le silence. Ce non-dit, c’est exactement le sujet des Évaporés, de la disparition volontaire. Car c’est un sujet très tabou, comme beaucoup d’autres au Japon. Personne n’en parle, le silence protège ceux qui disparaissent volontairement. Donc, dans l’ambiance du récit, il fallait de la discrétion pour maintenir cette frontière entre le connu et l’inconnu.

Creepy (2016) – Kiyoshi Kurosawa

Le silence est également très présent dans toutes les scènes d’action. Pourquoi les pages qui évoquent une agitation sont-elles silencieuses ?

Je ne m’en étais pas rendu compte. Mais j’avais envie de reproduire une espèce de prise de recul que l’on retrouve quotidiennement au Japon. Par exemple, dans le métro tokyoïte, on est serrés les uns contre les autres, mais il y a une impression de calme. Dans le chaos de la ville, il y a une certaine distance. J’ai essayé de reproduire cette sensation peut-être par pudeur. De façon générale, je ne suis pas à l’aise avec le fait de montrer des émotions.

C’est aussi une question de pudeur par rapport aux scènes évoquant la catastrophe de Fukushima ?

Pour épurer l’adaptation graphique du roman, j’ai enlevé tout le descriptif. J’ai privilégié les doubles pages silencieuses justement. Il ne fallait pas casser le rythme et, en même temps, c’était important qu’il y ait ces scènes de Fukushima. Les paysages de désolation après la catastrophe.

En 2013, j’ai discuté avec un ami japonais et je lui ai fait remarquer qu’en fin de compte tout est redevenu normal. Il m’a répondu que lorsque l’on voit les Japonais dans le métro, dans la ville, ça ne frappe pas. Mais ce n’est qu’une façade. Au fond, on est tous affectés. Ça m’a marqué. Même si j’ai aussi une distance avec le drame, car Fukushima n’est pas ma région natale, moi-même, en 2011, j’avais la boule au ventre tout au long de la catastrophe comme si j’y étais.

Les Evaporés - Isao Moutte - Sarbacane

Mais l’histoire en elle-même tourne plus autour des compromis, à la limite de la morale et de la légalité, qui ont été faits après le drame, durant la reconstruction.

Vous disiez ne pas connaître le phénomène des évaporés avant d’écrire cette bande dessinée. Vous avez dû beaucoup vous documenter ?

J’ai finalement trouvé pas mal de sources. J’ai regardé énormément de reportages sur ce phénomène et sur les sociétés de déménageurs de nuit. D’ailleurs, j’étais assez étonné d’en trouver autant car en lisant le livre, vu que c’est une fiction, on ne s’attend pas à ce que ce type de phénomène un peu surréaliste ne soit pas une exagération mais une réalité…

Sinon, je me suis reposé sur quelque chose de bien pratique pour éviter les anachronismes : mes vieilles photos. Dans les années 2010, j’ai pris beaucoup de photos argentiques. Elles m’ont beaucoup servi pour dessiner Les Évaporés.

L’histoire de Yukiko tranche par rapport aux autres. Vous racontez sa quête pour retrouver son père mais aussi son retour au Japon après 5 années passées en France. Cette partie est particulièrement développée alors qu’elle ne fait pas partie du dénouement de l’histoire. Pourquoi ?

Dans mon adaptation graphique du roman, je me suis beaucoup projeté dans Yukiko. J’ai voulu décrire ma distance, ma relation avec le pays. Le personnage est 100% japonais, mais parfois en la dessinant, je me suis surpris à penser qu’elle ne l’était pas assez. Elle habite à Lyon, comme moi. C’est un élément que j’ai changé, car dans le livre original, elle part de San Francisco. Au début de la bande dessinée, elle travaille dans un restaurant et se fait rabrouer par son chef, ce sont des choses qui m’arrivaient lorsque j’étais dans la même position. Elle comme moi, travaillions avec des Japonais mais n’avions pas tous les codes. C’était comme rentrer au pays mais y être étranger.

Les évaporés d'Isao Moutte chez Sarbacane

Dans le livre original, le véritable protagoniste est l’ex-amant de Yukiko, Richard, et non Yukiko elle-même. J’ai mélangé les deux personnages pour retrouver cette dualité.

Vous disiez ne pas être à l’aise avec l’émotion. Mais finalement, vous avez transformé le roman de Thomas B.Reverdy en quelque chose de très personnel.

Je crois qu’il fallait que je le fasse. Quand j’ai dessiné les décors en m’inspirant des photos, j’ai utilisé des images de ma région natale. Finalement, on peut dire qu’à travers Yukiko, c’est moi qui revient dans ces lieux-là. Si je n’avais autant modifié l’histoire dans ce sens, je pense que je n’aurais pas autant pris de plaisir à le réaliser.

Les Évaporés a une fin ouverte pour l’ensemble des personnages. Pourquoi une telle fin ?

C’est la fin originelle du livre. Yukiko a les coordonnées qui lui permettent de retrouver son père, mais on ne sait pas si elle le contactera. Je trouve ça bien que cela se termine en suspens, façon polar. Je n’ai pas voulu changer cela, même si c’est déroutant.

Article posté le mardi 19 décembre 2023 par Marie Lonni

Les évaporés d'Isao Moutte chez Sarbacane
  • Les évaporés
  • Auteur : Isao Moutte
  • Editeur : Sarbacane
  • Prix : 20€
  • Parution : 13 septembre 2023
  • ISBN : 9782377319787

Résumé de l’éditeur : Au Japon, lorsque quelqu’un disparaît, on dit simplement qu’il s’est évaporé, personne ne le recherche, ni la police parce qu’il n’y a pas de crime, ni la famille parce qu’elle est déshonorée. Partir sans donner d’explication, c’est précisément ce que Kaze a fait cette nuit-là, après avoir été licencié du jour au lendemain. Sa fille, Yukiko, qui vit à Paris depuis de nombreuses années, revient au Japon pour tenter de retrouver sa trace et de découvrir les raisons de sa disparition. Elle mènera l’enquête dans un Japon parallèle, celui du quartier des travailleurs pauvres de San’ya à Tokyo et des camps de réfugiés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, autour de Sendai. Mais faut-il rechercher celui qui a voulu disparaître ?

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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