Émilie Plateau et Marzena Sowa ont publié Vivian Maier claire-obscure. Lors de son passage à la Foire du livre de Bruxelles, nous avons posé quelques questions à la scénariste sur son album autour de la grande photographe. Un moment exquis autour de la notion de biographie, de documentation et de photographie.
Comment avez-vous découvert le travail de Vivian Maier ?
C’est arrivé à peu près comme tout le monde en 2009 ou 2010, lorsque que l’on a découvert son histoire dans un article du Monde ou Libération – je ne sais plus – qui parlait d’une mystérieuse mamie qui prenait des photos.
Nous avons tous vu sa photo en noir et blanc au format carré avec son Rollefleix et une petite fille devant elle qui avait une robe blanche et des couettes, si je me souviens bien.
Je me suis alors dit que cette histoire était fascinante. Puis ensuite, j’ai oublié cette information.
Comment êtes-vous passée de cette découverte à une envie de créer un album sur Vivian Maier ?
En 2019, lors de la Fête de la bande dessinée de Bruxelles, je discute avec Émilie Plateau qui venait juste de terminer Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin. Elle me dit qu’elle avait un autre sujet : Vivian Maier. Mes souvenirs remontent alors à la surface de cette femme qui prenait des photos et que l’on a découverte après sa mort.
Émilie me dit qu’elle ne sait pas comment aborder le personnage et raconter son histoire. Je lui donne 2-3 pistes, mais au fond de moi, je suis jalouse et je me dis que j’aimerais tellement que ce soit un sujet à moi.
En rentrant chacune chez soi, on a commencé à s’écrire sur Vivian alors qu’il était déjà très tard. Ça a duré deux heures ! Et une semaine plus tard, Émilie me propose d’écrire le scénario.
« Dans toutes les collaborations que j’ai eues avec des auteurs, si on n’a pas d’atomes crochus, si on ne se connaît pas, c’est très difficile de travailler ensemble. »
Est-ce que cela veut dire que vous vous connaissez depuis longtemps avec Émilie Plateau ?
Oui, depuis longtemps. On se croisait souvent et on a vite sympathisé. En plus, elle travaillait sur la biographie, moi aussi. Un point commun.
Dans toutes les collaborations que j’ai eues avec des auteurs, si on n’a pas d’atomes crochus, si on ne se connaît pas, c’est très difficile de travailler ensemble.
Il faut se connaître parce que réaliser un album, c’est du temps ensemble. Avec Émilie, elle vient chez moi, on mange ensemble, on boit un verre ensemble, on va au cinéma ensemble. Ce projet a renforcé nos liens d’amitié.
« C’est une personne qui était tout le temps en mouvement et qui était curieuse de tout. »
Qui est Vivian Maier ? Comment pourriez-vous la présenter ?
C’est une femme qui prenait beaucoup de photos, qui vivait de sa passion, mais qui ne l’a jamais monnayée. Vivian était aussi une nounou. Elle s’occupait des enfants des autres. Elle ne s’est jamais installée à un endroit. C’est une personne qui était tout le temps en mouvement et qui était curieuse de tout.
« Pour moi, c’est vital de toujours être en mouvement ! C’est une sorte d’évolution, en permanence. »
Vous parlez de mouvements. Est-ce que c’est aussi cela qui vous a attiré chez elle ?
Oui, complètement. Le voyage, ce n’est pas que le tour du monde qu’elle a pu faire mais ses voyages au quotidien. Comme aller à la rencontre des gens tous les jours à Chicago. Vivian leur parlait, les photographiait. D’ailleurs, elle emmenait les enfants qu’elle gardait avec elle dans des quartiers de Chicago.
Pour moi, c’est vital de toujours être en mouvement ! C’est une sorte d’évolution, en permanence.
« Vivian est inspirante. Elle peut être un modèle pour les femmes. »
Est-ce une femme à part ?
C’est une femme qui ne s’est jamais rangée comme la société le souhaitait à l’époque. Elle n’a jamais eu de mari, ni d’enfant, ni de maison. À l’époque, c’était très rare. C’est, pour moi, une sorte d’éclaireuse. Vivian est inspirante. Elle peut être un modèle pour les femmes.
Avant de commencer notre projet, avec Émilie, on s’est posé la question de pourquoi elle n’avait jamais montré ses photos. À force de lire les articles et des biographies, j’ai arrêté de me poser cette question. Je l’ai comprise. Elle faisait ce qu’elle voulait. Elle était libre dans les compositions de ses photos. Personne ne lui donnait de directives. Elle faisait juste ce qu’elle aimait.
Vivian Maier a brossé le portrait d’une partie de la société américaine des années 50-60-70. Est-ce que c’est difficile de reproduire cela dans un album ?
J’ai beaucoup travaillé sur la documentation pendant plus d’un an. Il y a le personnage mais il y a aussi l’époque dans laquelle elle vivait. Émilie a aussi passé deux ans sur la réalisation des planches.
J’ai d’abord lu des biographies, notamment sur son séjour en France et les personnes qui ont vécu avec elle aux États-Unis. C’était ma colonne vertébrale. Après, j’y ai ajouté du muscle. Mais, on ne pouvait pas tout dire et il fallait choisir dans toutes les informations. Je voulais aussi parler de sa sensibilité à la ségrégation.
Il ne faut pas oublier qu’elle a été aussi façonnée par ses six années à Champsaur dans les pré-Alpes françaises. L’enfance, c’est le socle de ce que l’on est plus tard, comme adulte.
Le livre qui a été le plus important pour moi c’est A Photographer’s Life and Afterlife de Pamela Banos. C’est une biographie de Vivian. Il y avait tout et notamment une bibliographie dans laquelle j’ai pioché des articles ou d’autres ouvrages.
« On ne voulait pas parler de sa mort ni de la découverte des photos. »
Vous avez décidé de ne pas parler de la découverte des photos, pourquoi ?
Je voulais rester jusqu’au bout avec Vivian. On ne voulait pas parler de sa mort ni de la découverte des photos. Comme c’est raconté dans le film, on ne voulait pas faire doublon. Dans le film, c’est du storytelling américain et nous, on voulait autre chose.
Je pense aussi qu’elle a été dépassée par la masse de ses photos. À la fin, elle devait juste prendre des photos sans les développer et les voir.
Était-ce alors une addiction ?
Oui. Mais, on a tous comme ça des addictions, une passion addictive. On s’est posé la question avec Émilie puisqu’elle accumulait aussi des journaux. Elle était compulsive.
D’ailleurs, à la fin de sa vie, elle a arrêté de faire des photos. Vraisemblablement qu’elle pensait avoir fait le tour de ce qu’elle voulait raconter. Comme une passion qui s’use, elle n’a pas réussi à la renouveler. Peut-être à cause du coût d’achat des pellicules et du développement.
« On voulait raconter comment on en fait sa vie, sa passion et jusqu’à quel point lorsque l’on regarde ses photos, c’est son journal intime. »
La photographie, est-ce un art que vous appréciez ? Est-ce que vous faites des photos ? Et Émilie Plateau ?
Oui. On vit dans une époque où tout le monde peut prendre des photos et que c’est facile à faire. Avec Émilie, on voulait raconter comment on en fait sa vie, sa passion et jusqu’à quel point lorsque l’on regarde ses photos, c’est son journal intime. On peut ainsi connaître sa trajectoire, où elle était, ce qu’elle ressentait. C’est aussi son implication dans le monde.
En bande dessinée, on est très attaché à l’image, donc la photo, c’est logique de s’y intéresser, d’en faire.
Dans l’album, il n’y a pas de photos de Vivian Maier. Est-ce difficile d’insérer ses photos dans un ouvrage que l’on écrit, au niveau juridique par exemple ?
Comme les droits appartiennent aux Américains, c’est très difficile de négocier. Ils n’ont pas donné suite à notre demande. Plusieurs personnes avaient acheté les lots de ses photos, puis John Maloof a tout racheté. Mais, il s’est trouvé en porte-à-faux vis-à-vis de la ville de Chicago, qui voulait aussi son dû. Il a donc tout revendu à une galerie.
On n’a donc pas pu insérer de photos de Vivian. C’est plutôt une réinterprétation graphique de ses clichés.
« Je pense que son histoire fait partie de l’Humanité »
Lorsque l’on travaille sur une biographie, doit-on demander l’autorisation à quelqu’un ?
Nous, on ne s’est pas posé la question. On rend avant tout hommage au personnage. Il n’y a pas de malveillance de notre part vis-à-vis d’elle. Je pense que son histoire fait partie de l’Humanité.
C’est juste que l’on ne pouvait pas reproduire ses photos. Ça c’était spécifié dans le contrat. Comme le style d’Emilie n’est pas réaliste, on n’avait pas de crainte de ce côté-là.
« Elle représente la notion de liberté. »
En quoi Vivian Maier est une artiste importante ? Une femme importante ?
Elle représente la notion de liberté. À cette époque, être une femme aussi libre, il fallait une certaine force pour le montrer, le réaliser. Elle est passée pour une femme farfelue, qui ne suivait pas les codes, alors qu’elle ne vivait que de sa passion.
Est-ce que le fait d’être libre, cela ne s’est pas fait au détriment de la construction d’une famille, de sa vie privée ?
Dans aucun document que j’ai lu, aucun enregistrement que j’ai écouté, je n’ai jamais ressenti cela ; ce besoin d’avoir une famille. Je pense qu’elle était heureuse comme ça.
Je ne peux pas me comparer à Vivian, mais je n’ai pas de maison, pas d’enfant, pas de mari. D’ailleurs, je ne tiens pas spécialement à ça. Les personnes à qui je tiens, ce sont mes amis. Mes parents sont décédés. Je suis fille unique et toute ma famille habite en Pologne. Comme Vivian, j’ai choisi mes amis, les gens qui m’entourent.
« Elle ne hiérarchisait pas et mettait tout le monde sur le même pied d’égalité. »
Est-ce aussi ce côté modeste qui vous a attiré ?
Je n’y ai pas pensé. Mais, j’aime surtout le fait qu’elle soit sûre d’elle. Elle traçait sa route sans se retourner. Tout le bagage de cette enfance dans une famille dysfonctionnelle, son frère qui est mort très jeune et sa mère qui est partie, tout cela a joué sur elle.
J’aimais bien son côté qui s’intéressait aux gens modestes, aux marginaux. Elle ne hiérarchisait pas et mettait tout le monde sur le même pied d’égalité. Et ça, c’est rare !
Comme lorsqu’elle se promène avec les enfants. Elle leur fait découvrir ce qu’est la vie réelle, loin de leur cocon aisé et privilégié. Est-ce que l’on peut dire qu’elle est le vecteur entre deux classes sociales ?
Oui. Sans avoir d’enfant, elle a influencé les enfants dont elle était nourrice. Quand j’ai écouté les témoignages des enfants dont elle s’est occupée, c’est ce qu’ils racontent. C’était une grande ouverture d’esprit pour eux. Elle franchissait parfois les limites, notamment lorsqu’elle a emmené une petite fille dans un abattoir.
Vivian Maier photographiait des personnes anonymes, mais aussi les petites gens, dénonçait les dominants, la ségrégation et le racisme. Peut-on la qualifier d’historienne du quotidien ?
Elle l’est complètement. Elle est aussi archiviste. Elle raconte l’Amérique, le choc du “rêve américain”.
Ce sont des portraits importants pour les historiens ?
Oui mais pas que pour les historiens. Également pour les études sur la société, autour de la vie américaine. Pour voir comment une ville évolue.
« Elle n’avait pas de zoom sur ses appareils donc elle devait constamment être très proche des gens. »
Contrairement à ce que l’on peut voir actuellement, où il y a beaucoup de mise en scène dans les photos, on sent qu’il y a une réalité brute.
Le matériel qu’elle avait ne permettait pas de faire de la mise en scène. Vivian aimait néanmoins faire de l’expérimentation comme lorsqu’elle faisait des autoportraits en se reflétant dans des miroirs ou dans les flaques. Elle a de l’humour également.
Elle n’avait pas de zoom sur ses appareils donc elle devait constamment être très proche des gens.
Comment s’est déroulé le travail avec Émilie Plateau ?
Lorsqu’Emilie m’a demandé, j’ai rapidement écrit le début de l’histoire où l’on retrouve Vivian et les trois enfants jusqu’à ce qu’ils rentrent dans la maison. Ce début de scénario, nous l’avons ensuite envoyé chez Dargaud.
Puis, est venu le temps de se documenter. Je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup de travail. Je lisais un article, puis un deuxième, un troisième et je découvrais plein de choses. C’était riche mais il fallait faire du tri.
J’ai aussi fait lire quelques articles à Émilie. Elle a fait le story-board assez rapidement et nous l’avons analysé ensemble.
Pauline Mermet, notre éditrice chez Dargaud, avait fait une première évaluation du nombre de pages de l’album. Elle arrivait à 500 ! J’avais beaucoup écrit. Plus d’un tiers a été supprimé.
Vous avez choisi que les dessins tiennent dans des petits carrés, comme des Polaroid. Pourquoi ce choix ?
Je pense qu’Émilie a été inspirée par les photos carrés de Vivian. Elle s’est aussi beaucoup inspirée d’auteurs américains comme Seth ou Chris Ware qui travaillent de cette façon. Cela a aussi permis de dynamiser l’histoire.
« Elle est toujours très juste dans la retranscription de mes mots. »
Qu’est-ce que vous appréciez dans le trait d’Émilie Plateau ?
Tout d’abord, la justesse. Quand j’ai commencé à écrire, je savais que c’était pour elle et son dessin. Donc pour moi, c’était très simple pour les indications. Comme c’est Émilie qui est venue avec ce projet, je savais que j’écrivais pour elle, pour son style.
Elle est toujours très juste dans la retranscription de mes mots. Je ne lui donnais pas énormément d’indications. Elle a reçu un découpage succinct et c’est elle qui découpait à l’intérieur. C’est elle qui décidait et j’ai toujours trouvé que c’était astucieux.
Des scènes dessinées m’ont vraiment touchée, certaines m’ont vraiment émue.
Qu’est-ce que cela vous a fait lorsque vous avez vu qu’une autre bande dessinée sur Vivian Maier allait sortir avant le vôtre ?
Nous étions déjà engagées dans notre projet lorsque l’album de Paulina Spucches est sorti. Je ne l’ai pas lu et surtout comme j’étais en pleine écriture, je ne voulais pas le faire.
Émilie l’a lue et m’a alors dit que c’était une toute autre approche et un autre graphisme. Ça m’a alors rassuré.
Avec Emilie, vous êtes allées à Champsaur, pourquoi était-ce important d’aller sur place ?
Il y a la maison familiale des Maier. Nous y sommes allées plusieurs fois, notamment pour rencontrer Françoise Perron qui habite là-bas. Cette autrice a écrit Vivian Maier en toute discrétion.
C’était émouvant parce que nous marchions sur ses pas. Nous avons vu la maison de son grand-père, le cimetière où est enterrée sa tante.
Françoise Perron a aussi débarqué chez nous pour travailler avec nous. Elle a été formidable ! Elle a partagé tout ce qu’elle savait sur Vivian.
Après cet album, est-ce que cela peut déboucher sur un autre projet avec Emilie ?
Je pense que l’on en fera d’autres. Nous allons d’ailleurs à Champsaur en août pour parler de l’album.
Nous avons même fait une rencontre public pour parler de Vivian avec Emilie et Françoise Perron lors du Pop Women Festival à Reims.
Quelle est votre actualité pour les prochains mois ?
Je publie trois albums dont un à La Pastèque, Le hibou abasourdi, avec Joanna Lorho. Un nouvel album avec Geoffrey Delinte, Hey Djo !, chez Gallimard BD. Nous nous sommes inspirés de l’histoire de Geoffrey dont le père était conducteur de camions et qui l’embarquait parfois avec lui. Et un western, en septembre chez Delcourt, Dirty Rose, avec Benoît Blary.
Plus, la réalisation d’un nouveau documentaire, autour de ma marraine de 83 ans, mon modèle, un personnage super fort. Comme j’ai perdu mes parents et que je n’ai plus de famille, je me suis beaucoup accrochée à elle. Il passera sur France 3, cet été.
Merci Marzena pour ces quelques minutes agréables.
Entretien réalisé par Claire Karius et Damien Canteau, le jeudi 4 avril 2024 à la Foire du livre de Bruxelles.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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