Entretien avec Sole Otero, autrice de Naphtaline

Lors du Festival ViÑetas de Poitiers, nous avons rencontré Sole Otero, l’autrice de Naphtaline. Avec elle, nous avons parlé de l’exposition De fil en aiguille visible au Musée Sainte-Croix de la ville, de son travail, de ses couleurs et de sa résidence à la Maison des auteurs à Angoulême. Un moment enchanteur avec une artiste passionnante et toujours enthousiaste.

 

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Sole Otero, as-tu eu le temps d’aller voir ton exposition De fil en aiguille au Musée Sainte-Croix de Poitiers ?

Oui, je l’ai vue hier et aujourd’hui j’ai participé à deux visites guidées, donc je la connais bien.

Est-ce la première fois que l’on consacre une exposition à ton œuvre ?

Non. J’ai déjà eu une exposition sur mon travail en 2017-2018 à la bibliothèque du Congrès argentin à Buenos Aires. Puis des expositions avec des collectifs d’autrices et auteurs.

Qu’as-tu ressenti en voyant cet accrochage ?

Au début, je n’ai rien ressenti de particulier. Je n’y croyais pas trop. Je me suis sentie comme “une impostrice” en voyant tous mes travaux présentés.

Puis, au final, ça m’a semblé très beau de préparer cette exposition. Je n’avais jamais pris le temps de revoir toute mon œuvre. J’ai ressorti des archives pour l’exposition. C’était beau de voir mon évolution graphique. J’ai retrouvé des ébauches de livres que j’avais abandonnées et que j’ai reprises ensuite. J’ai vu comment j’avais changé de style et de méthode de travail. Donc voir tout mon travail grâce à l’exposition me permet de me sentir plus sûre, d’avancer dans ma carrière.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Peux-tu nous présenter Rocío, l’héroïne de Naphtaline ? Comment pourrais-tu la qualifier ?

Pour commencer, Rocío est une sorte d’alter ego. Mais, elle n’est pas vraiment moi parce qu’elle réunit des aspects de moi à 16 ans alors que je vivais la crise de 2001, moi à 20 ans, et moi aujourd’hui. C’est un assemblage de choses.

Rocío ne sait pas vraiment ce qu’elle veut faire. Elle vient de terminer le lycée et doit choisir un cursus universitaire. L’adolescente doit décider qui elle est. Elle est à un moment charnière de sa vie où elle peut décider de se laisser porter par ce que veulent ses parents ou faire ce qu’elle veut vraiment.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Quelles sont les liens entre Rocío et Vilma, sa grand-mère ?

Rocío a une relation un peu distante avec sa grand-mère, mais en même temps, elle a beaucoup de tendresse pour elle depuis son enfance.

La mère de Rocío lui répète souvent qu’elle ressemble à Vilma et qu’elle va finir comme elle. Rocío a donc peur de commettre les mêmes erreurs que sa grand-mère mais elle a, en même temps, envie de la comprendre.

Quel rôle tient la maison de Vilma dans ton récit ?

La maison représente un peu l’histoire de ces familles de migrants qui fuyaient les campagnes européennes et venaient s’installer à Buenos Aires.

La maison change au fil des années et des constructions. Elle évolue en même temps que les transformations de la famille qui s’agrandit.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

« Pratiquement tout ce qui est raconté dans Naphtaline est réel, mais c’est une réalité avec laquelle je joue, comme un casse-tête. »

En quoi Naphtaline est une histoire personnelle, autobiographique ?

Naphtaline est une autofiction. Pratiquement tout ce qui est raconté dans Naphtaline est réel, mais c’est une réalité avec laquelle je joue, comme un casse-tête.

C’est inspiré de l’histoire de mes familles maternelle et paternelle, des histoires de voisins de la  banlieue de Buenos Aires, que j’ai entremêlées.

« En fait, je mélange mes souvenirs de famille. Vilma est inspirée de ma grand-mère paternelle et la maison appartient à ma mère. »

Pourquoi est-ce important de mettre en image les souvenirs ? Quelle place tiennent les souvenirs dans ta vie, ton œuvre ?

Le jeu pour moi consistait à représenter les scènes que l’on m’a racontées et que je pouvais m’imaginer.

Je me suis construit une image mentale de ces souvenirs que j’ai voulu fixer sur le papier. Ça m’a procuré comme un vertige. Est-ce que mon histoire représente vraiment la réalité ? Est-ce que je ne déborde pas de cette réalité que l’on m’a racontée ?

En fait, je mélange mes souvenirs de famille. Vilma est inspirée de ma grand-mère paternelle et la maison appartient à ma mère.

Est-ce délicat de mettre en image des souvenirs de famille ?

C’était un peu délicat au début parce que je suis partie de la version familiale, de ce que l’on m’a raconté de l’histoire familiale.

Mais c’était un peu étrange de raconter l’histoire de ma grand-mère paternelle. J’étais un peu gênée pour mon père. En même temps, c’était l’histoire qu’il m’avait racontée. Quand j’ai commencé à lui poser des questions pour en savoir plus sur elle, il m’a tout de suite répondu.

Quant à ma famille maternelle, ils étaient très contents que je dessine la maison. C’était émouvant pour eux.

 

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Est-ce que tout le monde a lu ton album ?

Oui. Du côté de ma mère, c’était un sentiment de joie parce que je parlais de leur maison, du quartier. Du côté de mon père, c’était plus réservé. Mon oncle ne l’a pas lu et mon père n’a fait aucun commentaire.

Comment as-tu appréhendé le fait de mettre en image une femme acariâtre comme Vilma ? Est-ce le vrai portrait de ta grand-mère ?

Non, ça n’a pas été difficile parce que j’avais déjà parlé de ce type de femmes un peu amères dans mon premier fanzine.

J’ai toujours été fascinée par ces femmes qui dans leur adolescence étaient rebelles mais, parce qu’elles ont été réprimées, ont fini par devenir plus patriarcales que les hommes eux-mêmes. Ça a toujours suscité de la curiosité chez moi. Elles n’ont pas réussi à vaincre le système, donc elles l’ont intégré. Ça me surprend toujours.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Naphtaline est un album très riche dans ses thématiques, très contemporaines. Comment s’est déroulée la partie scénaristique, la partie écriture ?

J’ai eu l’idée en 2007, notamment de raconter la mort de ma grand-mère. Le projet est alors devenu plus complexe.

Je mets de nombreuses années pour élaborer mes projets parce qu’il y a souvent beaucoup d’idées qui se rajoutent au fur et à mesure.

Pour Naphtaline, j’ai réuni de nombreuses choses comme la crise de 2001, l’arrivée de ma famille en provenance de l’Italie, la nécessité de décider que faire de sa vie, la constellation familiale, et je me suis mise à dessiner.

J’ai vraiment commencé l’écriture en 2016 et la partie dessinée en 2019. Comme je n’arrêtais pas d’ajouter et de retirer des choses, un autre livre s’est aussi intercalé pendant l’écriture.

« La morale du livre, ce serait : sortir de sa maison pour arriver à s’unir aux différents événements »

Est-ce que l’on peut finalement dire que Rocío et Vilma sont deux femmes très seules, même si elles sont entourées de personnes ?

Rocío arrive à rompre cette solitude parce qu’elle a des ami.es et aussi avec les événements que l’Argentine est en train de vivre.

La morale du livre, ce serait : sortir de sa maison pour arriver à s’unir aux différents événements.

Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire de ces femmes qui, au départ, ne participaient pas aux affaires politiques masculines mais qui arrivent, petit à petit, à prendre leur place dans la société.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Comment travailles-tu tes planches ?

Mon processus est assez simple et repose un peu sur de l’improvisation.  Ma technique, c’est se lever, prendre un café et se mettre à dessiner et à peindre.

C’est un processus assez rapide. Je fais une première ébauche, en général assez semblable à celles que l’on peut voir dans l’exposition.

Avant de commencer, je choisis une palette de couleurs pour chaque partie du livre. Ce qui me paraît le plus important, c’est la palette de couleur.

Naphtaline a été réalisé entièrement à l’ordinateur.

« J’ai réfléchi à des couleurs qui refléteraient le changement d’état d’esprit des personnages. »

Pourquoi avoir tenu ce parti-pris très tranché des couleurs ?

Le recours au sépia pour les scènes dans le passé en bande dessinée ou au cinéma est fréquent et je ne le voulais pas.

Je voulais quelque chose de plus original. J’ai réfléchi à des couleurs qui refléteraient le changement d’état d’esprit des personnages. J’avais déjà travaillé cela dans des ateliers en ligne, comme sur le site Domestika.

J’ai conçu une palette de couleurs pour le passé, que j’ai changée trois fois avant d’en trouver une qui me plaise, et il y a aussi la palette du présent de Rocío. Il y a plus de couleurs au début et à la fin du livre quand Rocío se trouve en dehors de la maison. Le monde extérieur est coloré, contrairement à la maison qui est un lieu restreint dans lequel elle s’enferme.

Naphtaline de Sole Otero (éditions çà et la)

Par exemple, pour la tapisserie de la page 31, je voulais m’amuser avec ce que j’avais appris lors de mes cours de design textile.

  • Projets

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Walicho est ton nouvel album qui paraîtra en novembre en espagnol. De quoi va-t-il parler ?

Walicho est un projet expérimental dans sa forme. Il y a neuf histoires autour de trois femmes depuis l’époque de la colonisation de l’Argentine jusqu’à aujourd’hui. Le livre révèle au fur et à mesure le mystère de leur survie pendant 200 ans à Buenos Aires.

Ce sont des histoires d’horreur, même si quelques-unes sont amusantes. J’avais envie d’essayer quelque chose de nouveau grâce à l’horreur.

Aura-t-on la chance de le découvrir en France ? Aux éditions çà et là comme Naphtaline ?

Oui chez çà et là pour la rentrée.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

Sur les réseaux sociaux, j’ai vu passer des planches d’un projet avec la scénariste française Anaïs Halard. Qu’en est-il ?

C’est un projet jeunesse avec deux sorcières, mais pour l’instant, je ne peux pas en dire plus.

  • Résidence d’artiste à Angoulême

Qu’est-ce que cela t’a apporté d’être en résidence d’artiste à Angoulême ? D’être ici en France ?

En Argentine, c’est assez difficile pour travailler en tant qu’autrice de bande dessinée. Je travaillais déjà pour le marché européen et pour les États-Unis. Dans mon pays, c’est difficile de recevoir de l’argent pour réaliser les projets.

Je suis venue en France pour la Maison des auteurs. C’est à Angoulême, que je me suis fait des ami.es, j’ai rencontré beaucoup de personnes. Je me suis rapidement sentie comme en famille.

En France, on lit beaucoup de bandes dessinées, beaucoup plus qu’en Espagne.

C’est aussi plus facile de demander des aides ou des bourses en France. J’ai l’impression qu’il y a un vrai appui culturel pour les auteurs.

L'exposition De fil en aiguille lors du festival Vinetas de Poitiers au Musée Sainte-Croix en 2023 (crédit photo : damien Canteau / Comixtrip)

 

Entretien réalisé le jeudi 5 octobre pendant le Festival ViÑetas de Poitiers
Merci à Véronique Abenzoar pour la traduction français-espagnol
Article posté le dimanche 22 octobre 2023 par Damien Canteau

Naphtaline de Sole Otero (éditions ça et là)
  • Napthaline
  • Autrice : Sole Otero
  • Traductrice : Eloïse de la Maison
  • Editeur : çà et là
  • Prix : 25 €
  • Parution : 04 février 2022
  • ISBN : 9782369903000

Résumé de l’éditeur : Nous sommes en 2001 et l’Argentine est plongée dans une grave crise politique et économique. Rocío, une jeune fille de dix-neuf ans, emménage dans l’ancienne maison de sa grand-mère Vilma, peu de temps après les funérailles de cette dernière. Dans cet environnement marqué par l’absence, Rocio se remémore la vie de Vilma, une histoire teintée de tragédie qui commence dans les années 1920 en Italie. Les parents de Vilma fuient le pays peu après sa naissance, au moment de l’accession au pouvoir de Mussolini. Arrivés en Argentine sans le sou, ils ne peuvent financer les études de Vilma. Celle-ci doit alors quitter l’école, puis est mariée de force à un voisin après être tombée enceinte et avoir été abandonnée par l’homme avec lequel elle pensait faire sa vie. L’histoire de Vilma dans cette société patriarcale sera une longue suite de désenchantements et de sacrifices, qui la rendront progressivement acariâtre. Vilma terminera sa vie seule, ayant coupé les ponts avec la plupart des membres de sa famille, à l’exception de Rocio. La jeune fille, qui se pose énormément de questions sur son avenir, va tenter de tirer des leçons de cette tragédie familiale. Ambitieux, ample, fourmillant de nombreuses trouvailles narratives et graphiques, Naphtaline est en partie inspiré de l’histoire de la famille de Sole Otero. La narration sur plusieurs époques, l’inventivité du découpage et de la mise en scène, les jeux sur les couleurs, font de ce roman graphique une jolie découverte et de Sole Otero une autrice promise à un bel avenir.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

En savoir