Frontier est l’album de science-fiction de 2023 ! Guillaume Singelin nous a accordé quelques minutes pour parler de cette formidable bande dessinée. Plongée dans ce western de l’espace, entre écologie, domination de l’Homme sur la nature et quête de l’apaisement.
« Je me suis laissé beaucoup de flexibilité et de liberté sur l’écriture. »
Guillaume Singelin, Frontier est sûrement une histoire que tu as mis du temps à imaginer. Comment t’est venue l’idée ?
Je pensais à un univers de science-fiction depuis très longtemps, sans jamais trouver la piste narrative. Je ne savais pas non plus si je voulais vraiment en faire une bande dessinée.
Au fil des années, j’ai accumulé beaucoup de lectures, de documentation sur la science-fiction. Et au bout d’un certain temps, je me suis rendu compte que c’était le bon moment pour débuter.
J’avais aussi pris des notes – qui partaient un peu dans tous les sens – autour de thèmes classiques et d’autres un peu plus personnels. J’ai ensuite fait le tri dans tout cela et défini ce qui me plaisait vraiment dans ce genre et quelle histoire je voulais raconter.
J’ai ensuite travaillé sur le script pendant un an, pas à temps plein, mais par petits segments. Une première idée a germé, mais la conclusion a changé ainsi que des idées pendant la réalisation aussi. Je me suis laissé beaucoup de flexibilité et de liberté sur l’écriture.
« La science-fiction permet d’extrapoler notre époque. Parler d’aujourd’hui en poussant un maximum les curseurs. »
Le genre science-fiction est-il très présent dans ta vie ?
C’est le genre que j’affectionne le plus, notamment dans le type hard science-fiction – une SF qui parait réaliste et cohérente. J’ai grandi avec la découverte d’Alien. Ce n’est pas tant la créature qui m’a marqué dans le premier film mais plutôt les capsules ou les démineurs de l’espace. J’aime beaucoup le côté rétro-SF que je réplique d’ailleurs dans Frontier.
La science-fiction permet d’extrapoler notre époque. Parler d’aujourd’hui en poussant un maximum les curseurs. Ce concept correspond bien à la fiction et à la bande dessinée.
J’ai aussi lu Dune lorsque j’étais adolescent. En plus, depuis quelques années, on a un vrai retour de la science-fiction en littérature, au cinéma ou dans les séries.
Tu parlais de rétro-SF, tu voulais dire par rapport au design des vaisseaux dans Frontier ?
Oui, dans cet aspect un peu technologique, avec de très gros ordinateurs et beaucoup de couleurs. Il faut que cela reste un peu mécanique, un peu industriel. Il faut que les humains puissent encore avoir la main dessus.
Si tu devais présenter au public Camina, Ji-soo et Alex, comment les qualifierais-tu ?
Ce sont trois facettes de l’univers. Frontier, c’est une ruée vers l’or dans un futur proche. Dans notre système solaire, on y collecte des ressources. C’est un lieu avec beaucoup de richesses mais où il n’y a pas de législation.
Les trois personnages incarnent les différentes facettes de cette exploration spatiale. Ji-soon, c’est l’exploration scientifique. Elle a aussi ce côté rêveur que l’on peut avoir de l’espace. Alex, c’est son opposé. Il représente le concret, le matériel. C’est l’homme de main de cette exploitation de l’espace. Camina – si on reprend le code du western – est la mercenaire. Elle travaille pour les uns, pour les autres. Elle est libre mais incarne aussi le côté sans foi, ni loi. Elle est dans les pas des personnages de nettoyeurs dans Planètes de Makoto Yukimura.
Frontier, si je comprends bien, est un western dans l’espace ?
Oui. Mon album reprend les codes et les thématiques du western. Que ce soit dans les personnages ou dans la conquête de l’Ouest ou de l’espace. C’est un genre que j’apprécie beaucoup, notamment les westerns crépusculaires. Le côté à la fois sauvage des territoires mais également l’arrivée des pionniers qui veulent s’imposer dans cette nature. Les premiers pas des Hommes, c’est l’industrie, celle qui change la nature.
« Ces trois personnages cherchent aussi un moment de sérénité, un havre de paix et peut-être même un foyer. »
Quels seraient les points communs qui les animent ? Ont-ils un destin commun ?
Ji-soo, Camina et Alex sont les pièces de cette machinerie géante d’exploitation. Mais, ces trois personnages cherchent aussi un moment de sérénité, un havre de paix et peut-être même un foyer. Ils s’aperçoivent que le monde dans lequel ils vivent ne leur correspond pas, ne correspond pas à leurs ambitions, leurs volontés. Ils vont donc faire un pas de côté pour ce dont ils ont besoin et ce qu’ils recherchent vraiment. C’est cette quête qui les fait se rejoindre.
Est-ce que l’on peut aussi dire qu’ils sont à un moment de bascule dans leur vie ? Un changement ?
Ils doivent surmonter une crise à leur manière. Chacune de ces crises reflète les côtés négatifs de cet univers. En se réunissant, ils vont trouver un nouveau chemin dans leur vie, un apaisement.
« C’est avant tout, un hommage à la science-fiction. »
En quoi Frontier peut-il apporter sa pierre à l’édifice concernant les problématiques de l’écologie, de la rareté des ressources naturelles, de la domination de l’Homme sur la nature, des expériences sur les animaux ?
La science-fiction est un genre que j’aime beaucoup. Ces thématiques sont importantes pour moi. Mais, je n’ai pas voulu aller plus loin dans Frontier et rafraîchir le genre. C’est avant tout, un hommage à la science-fiction.
L’écologie est un thème que j’ai en tête depuis toujours. Mon père a travaillé au Ministère de l’Environnement. J’ai toujours vécu avec cette volonté de protéger les lieux sauvages. On a tous une vision très pessimiste de ces thématiques, sur ce qui va arriver à l’humain, à la nature. Je pense qu’il faut aussi se concentrer sur toutes ces petites choses positives mises en œuvre, un peu dans tous les coins. Je voulais apporter un peu d’espoir et se dire de tenir bon. Il n’y a pas de solution parfaite mais ces projets sont positifs.
Un album avec une telle pagination de 192 pages, cela nécessite forcément beaucoup de travail. Comment s’est découpée sa réalisation ?
Pour les planches, c’est deux ans, deux ans et demi de travail. Il faut dire que j’ai fait des petits breaks dans cette période, notamment pour travailler sur des albums collectifs. La pagination est élevée et la couleur est assez consistante. Mais, maintenant, je suis rodé à un projet très long.
Comme je laisse des ouvertures dans mon scénario, ça me permet de tout le temps réfléchir et que ce ne soit pas que de la simple production. À chaque séquence, je me demandais si j’avais bien géré un personnage. Est-ce qu’un trait de sa personnalité que je développais pouvait avoir une conséquence sur la scène suivante ?
« Je voulais des couleurs plus chaudes, plus variées. »
Comment as-tu travaillé tes couleurs ?
La moitié de mon temps de travail le fut sur les couleurs. Je suis assez à l’aise avec le dessin, j’aime ça et donc ça va assez vite. La couleur est un travail plus fastidieux pour moi. Comme je voulais une ambiance colorée, très variée, avec des aspérités et comme il y a beaucoup de détails dans les décors, ça m’a poussé à bien les travailler.
La couleur crée des ambiances. C’est elle qui va donner ce ton à la science-fiction. D’habitude dans ce genre de récits, elle est sombre et plus réaliste. Mais, moi, je voulais des couleurs plus chaudes, plus variées. Il y a donc eu beaucoup de réflexion autour de la couleur.
La critique comme le public répondent positivement à Frontier. Quels sont tes sentiments ?
Ça fait vraiment du bien. C’est le deuxième projet que je mène seul, sans scénariste. Lorsque l’on est seul, on se met aussi plus de pression, notamment de savoir si le projet est bon et viable.
Les auteurs, on a un peu la tête dans le guidon. On se demande toujours si le projet va être accessible à notre public.
En dédicace ou avec les gens que je rencontre, ils ont souvent une lecture différente d’une personne à l’autre. C’est un livre qui fait réfléchir. C’est stimulant.
Quelle place tient Frontier dans ta carrière ?
Une place très importante. D’abord parce que c’est un projet personnel. PTSD, je pensais que ce serait la seule bande dessinée que je ferais en solo, donc j’étais un peu plus détendu que sur Frontier.
« Dans tous mes livres, il y a également cette quête de trouver sa place dans la société. »
Y aurait-il des connexions, un prolongement entre PTSD et Frontier ?
La connexion la plus visible, c’est entre les personnages de Jun de PTSD et Camina de Frontier. Ce sont deux ex-soldates même si elles ont deux approches différentes de la vie. Elles ont aussi deux blessures qui les marquent physiquement.
La thématique générale de PTSD, c’est une personne qui essaie de se sortir de sa condition et qui cherche aussi un moment de sérénité, d’apaisement dans son quotidien. Et pour Camina, c’est aussi la même démarche. Dans tous mes livres, il y a également cette quête de trouver sa place dans la société.
Comme pour Frontier, en quoi mettre en avant des personnages très simples, comme tout le monde, anonymes et lambda enrichit-il tes histoires ?
C’est, je pense, pour être le plus proche possible des lecteurs. Ils peuvent alors plus facilement se les approprier et avoir de l’empathie pour eux.
Je ne veux pas que mes personnages aient un côté “élu” comme un roi ou un prince. Ils seraient alors touchés par le divin et accompliraient quelque chose d’attendu. Mes personnages n’ont pas d’ascendance ni de descendance particulières. L’histoire sera peut-être moins épique mais plus proche de nous.
- Études, Dessin, Label 619
Qu’as-tu appris dans ton cursus à l’école d’art à Paris ? Est-ce qu’il te reste une méthodologie que tu utilises encore au quotidien ?
J’ai une formation uniquement liée au graphisme. Je n’ai pas suivi des cours de dessin purs et durs. Ce graphisme est plutôt typé communication. Il y a néanmoins beaucoup de liens qui se créent : comment composer une page, comment placer un titre, des interludes et des éléments graphiques.
Être dans cette école m’a permis de rythmer mon travail, mes journées. Comme aujourd’hui je suis un auteur indépendant et que je n’ai pas de patron, je dois bien y faire attention. Cela m’a donc donné une forme de rigueur dans mon organisation.
Comment navigues-tu dans le label 619 ? Quelle est ta place ? En quoi ton travail est-il en résonance avec la philosophie de la collection ?
J’ai rencontré Run, il a quasiment dix ans à ma sortie de l’école. J’ai aussi fait des stages de fin d’année scolaire avec lui. J’ai donc passé beaucoup de temps avec Run. C’est aussi une connexion d’amitié avec lui.
On a souvent du mal à définir le Label 619 en quelques mots. On ne peut pas dire qu’il publie des albums de tel genre. C’est plutôt une manière de travailler les récits. Les auteurs sont nourris de nombreuses influences : les comics, les mangas, le cinéma ou les documentaires.
On partage notre documentation. Lorsque Run trouvait des choses sur l’espace, il me les envoyait. Et inversement pour ses projets.
Cela donne des récits de fiction, des récits pop, avec de la réflexion. On veut que le lecteur passe un bon moment d’aventures et si ça lui donne envie de creuser le sujet alors c’est gagné. Comme lorsque l’on a lu Hoka Hey de Neyef et que l’on a envie de chercher des éléments sur ces Indiens. Le label veut créer de la stimulation, de l’émulation autour de ses livres. Les projets sont d’ailleurs assez poreux entre eux.
Guillaume Singelin, après Frontier, as-tu déjà avancé sur un nouveau projet ?
Lorsque je suis sur la réalisation d’un projet, je réfléchis toujours un peu à celui d’après ou au moins à des idées. Je suis en réflexion sur un nouvel album depuis décembre dernier et j’ai déjà commencé à travailler dessus. Il n’a rien à voir au niveau des thématiques de Frontier et même en termes de graphisme. Je voulais me lancer dans quelque chose de nouveau à tous les niveaux.
J’avais réfléchi à un spin-off de Frontier. Mais je garde cela de côté. Comme je suis un peu long à faire maturer les idées, je me laisse un peu de temps.
Entretien réalisé le mercredi 7 juin 2023.
- Frontier
- Auteur : Guillaume Singelin
- Editeur : Rue de Sèvres, label 619
- Prix : 21,90 €
- Parution : 12 avril 2022
- ISBN : 9782810203161
Résumé de l’éditeur : Quand la Terre suffoque de par l’exploitation de ses dernières ressources, l’humanité se tourne vers un nouveau territoire, l’espace, au-delà des planètes du système solaire : « La Frontière ». Dans cette nouvelle ruée vers l’or, trois destinées s’entremêlent : Ji-soo, scientifique passionnée par l’inconnu ; Camina, mercenaire fougueuse et enjouée ; et Alex, un mineur qui n’a jamais connu la Terre. Ce récit d’aventure narre le parcours tumultueux de ce trio, mais aussi de leur quotidien, celui de vivre dans un nouveau monde. Il pose la question d’une nouvelle humanité complètement déconnectée de son berceau, la Terre, pour se tourner uniquement vers les étoiles.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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