Grand port et petite plage : à l’embouchure de la Loire, Tintin et M. Hulot font se mêler réalité et imaginaire. Visite guidée grâce au travail d’un journaliste bédéphile, cinéphile et amoureux de sa ville …
Il y a deux voitures qui comptent dans la vie de Jean-Claude Chemin. Normalement, vous ne devriez pas les trouver sur vos routes tous les jours. L’une est une Lincoln Zéphyr décapotable de couleur jaune canari, conduite par un capitaine barbu en pull à col roulé, accompagné d’un jeune reporter à la houppette caractéristique, sanglé dans son imperméable, et derrière son maître, la truffe d’un petit chien blanc qui dépasse ; l’autre est une Samlson Val3 (ce qu’on appelait un « cyclecar » à trois roues) immatriculée 8244 AK 75, également décapotable, de couleur – bon, elle n’a pas vraiment de couleur ! – bricolée et pétaradante, conduite par un hurluberlu longiligne accompagné, assises sur les sièges arrières, par deux dames fort respectables.
Les deux véhicules datent des années trente (enfin la première est plus « jeune » que la seconde) et finalement, s’ils vont rouler à quelques kilomètres l’un de l’autre, ce sera uniquement mus par le hasard et par la magie de leurs créateurs (l’un titi bruxellois, l’autre descendant d’un général russe) cette magie qui fascine tant Jean-Claude Chemin, cette magie qui va rassembler en un seul lieu de l’hexagone, deux personnages imaginaires devenus des stars universelles.
« Me direz-vous enfin où nous allons ? »
Alors cet endroit aussi étonnant qu’improbable, il est où ? « Me direz-vous enfin où nous allons ? » demande le passager de la Lincoln à son chauffeur. « A Saint-Nazaire » répond le capitaine Haddock, tout le monde l’aura évidemment reconnu ! Saint-Nazaire, cité maritime meurtrie par la deuxième guerre mondiale qui fut – justement dans les années trente – le grand port de départ de la fameuse Compagnie Générale Transatlantique qui reliait l’Europe à l’Amérique du Sud !
Saint-Nazaire qui va se relever en s’appuyant sur le tourisme renaissant post-conflit et sur les stations balnéaires qui bordent ses côtes, comme celle de la petite baie de Saint-Marc (à 10 km du centre-ville) où se dresse l’un des hôtels les plus connus du 7e art (avec l’hôtel du Nord ou Chelsea Hôtel, d’accord), l’hôtel de la Plage.
Jean-Claude Chemin est le lien entre ces deux histoires. Celle du passage de Tintin et du capitaine Haddock dans le port dans les dernières pages des « Sept boules de cristal » et celle du tournage de l’un des films mythiques du cinéma français, « Les vacances de M. Hulot ».
Le voyage de ce journaliste nazairien de Presse Océan démarre à la Mecque… de la BD. C’est à Angoulême, en effet, en 1984, qu’il fait partie de la petite équipe créatrice de l’ACBD (Association des chroniqueurs de bande dessinée, le mot « chroniqueur » pouvant être un peu trop facilement détourné – euh, euh ! – il deviendra, lorsque l’association endossera un costume de respectabilité, « critique », voilà qui sonne mieux, n’est-ce pas !) en compagnie d’autres journalistes de « province ».
Critique donc, Jean-Claude Chemin mais également, comme tout fan de bd, tintinophile patenté et il ne lui faudra pas longtemps, deux ans exactement, pour imaginer un défi complétement fou, défi liant à la fois un album d’Hergé, le passé glorieux de la cité maritime où il vit et travaille, et le monde industriel local.
Il crée, en 1986, une association unique en son genre qu’il nomme « Les 7 soleils » * (référence évidente aux Sept boules de cristal) et se lance dans un exercice de haute volée : convaincre un certain nombre de décideurs avant de démarrer.
Sept soleils comme sept boules
La première tempête à affronter aurait pu se trouver avenue Louise, à Bruxelles, mais les argument du journaliste nazairien ont finalement vite trouvé un écho favorable dans le bureau de Fanny Rodwell, la veuve de George Rémi , patronne de la fondation portant le nom de défunt mari (Hergé est décédé en 1983), rencontrée en 1987 et séduite immédiatement par le projet.
C’était quoi, ce projet ? Le point de départ, ce sont trois pages et demie dans Les Sept boules de cristal et trente-huit vignettes (pages 55 à 58 dans la version « moderne ») qui se situent toutes dans ce port à l’embouchure de la Loire, d’où partaient les grands paquebots à destination de l’Amérique du Sud. Même si, en fait, seule une demi-douzaine d’entre elles représentent un morceau de la ville vue par Hergé, l’entrée, les quais, essentiellement, puisque c’est là, faut-il le rappeler, que Tintin et Haddock viennent chercher des traces de Tryphon Tournesol enlevé quelques jours auparavant.
Ce sont ces images-là que Jean-Claude Chemin veut rendre pérennes, visibles par tous et positionnées aux endroits mêmes où George Rémi les avait placé (dans les années 45), lieux qui ont évidemment bien changés depuis, voire qui n’existent même plus. « Aux yeux de Hergé, explique le journaliste, Saint-Nazaire représentait le passage entre l’ancien et le nouveau monde. S’appuyer sur une ville réelle, ce qu’il fera peu, donnait encore plus de force à son imaginaire. «
Avec « les 7 soleils », il va d’abord organiser des manifestations autour de ce thème, avant, qu’en 1995, une première plaque émaillée immense (3 m x 3,75 m), fabriquée dans les ateliers d’Alsthom, soit posée à l’entrée de la ville, à peu près là où la vignette de l’album la situe. C’est donc cette case métallique qui représente la fameuse Zéphyr jaune entrant dans la sous-préfecture de Loire-Atlantique (qui n’était en 1944-45 que Loire-Inférieure) avec ses trois passagers, cheveux, barbe et poils au vent.
Six gigantesques plaques émaillées
Et l’aventure va voguer superbement, avec la mise en place progressive de six plaques émaillées (la plus grande mesurant 6 m x 6,50 m) reproduisant aux endroits approximatifs où elles se déroulaient, quelques scènes de la présence de Tintin et Haddock sur place et mettant en valeur le passé de la Compagnie générale Transatlantique et de ces grands navires qui reliaient l’Europe au continent sud-américain.
En 1996, deux plaques inaugurées en présence de Jean-Pierre Talbot, LE Tintin des mythiques Oranges Bleues ; en 2000-2001, triomphe de l’exposition Mille Sabords au musée de la Marine à Paris ; fin 2001, « procès » du général Alcazar pour « complicité d’enlèvement de Tournesol » (il sera acquitté !) ; en 2002-2003, construction par un lycée de Saint-Nazaire DU sous-marin de Tournesol (aujourd’hui à l’espace Tintin du château… de Cheverny) ; en 2003 et en 2004, vont se poursuivre les mises en place des immenses plaques émaillées notamment sur les murs des anciens blockhaus de béton (les alvéoles) de la base sous-marine édifiée par les Allemands pendant la Deuxième guerre mondiale.
En juin 2004, en présence du « maire » de Moulinsart et de l’Harmonie de la même cité hergéenne, est dévoilée la sixième vignette, où le capitaine Haddock se fait soulever dans les airs par une grue du port alors qu’il était assis sur un ballot (de guano ?). Et Jean-Claude Chemin de déclarer fièrement : « Aujourd’hui, dans la catégorie tintinophile des arpenteurs de terres imaginaires plus personne ne pourra ignorer que Saint-Nazaire existe « . D’où une excellente raison pour que les fans de Comixtrip… et de Hergé, s’ils se baguenaudent dans le coin en vacances, aillent jeter un œil.
Et pour que personne ne l’ignore non plus, le journaliste va reprendre la plume pour raconter ** dans un ouvrage paru en ce mois de juillet, les dessous d’un autre événement qui contribue à l’image différente de la commune de Saint-Nazaire : le tournage des Vacances de M. Hulot dans la petite plage de Saint-Marc, en 1951.
La statue en bronze de M. Hulot
Si aujourd’hui, la statue en bronze de M. Hulot, grandeur réelle – et même un peu plus – surplombe la plage (sa pipe lui a été dérobée quelques jours après sa pose), c’est que le film est considéré comme l’un des chefs d’œuvre de cet « inventeur de cinéma » qu’était Jacques Tatischeff, dit Tati. Dit aussi « Tatillon » par l’équipe du tournage, dont le récit croustillant d’anecdotes et de photos totalement inédites est narré par un Jean-Claude Chemin aidé par les dessins de Pascal Rabaté et bien entendu par les archives des films Mon Oncle, lesquels ont repris depuis longtemps (à l’initiative de Sophie Tatischeff, décédée en 2001) le lent travail de restauration des pellicules des longs métrages de Jacques Tati, dont les plus connus sont probablement Jour de Fête, Playtime, Trafic, Mon oncle donc et… Les vacances de M. Hulot !
Lequel a été un succès mondial certes, mais qui a également inscrit l’anse de Saint-Marc, son sable fin, sa jetée, son Hôtel de la Plage (qui existe toujours) dans le livre d’or du septième art. On apprendra donc, grâce à ce coup de projecteur, comment Tati a choisi cette plage, comment il y fit construire des décors, comment il y bricola un kayak qui se casse en deux ou cette Samlson incroyable à trois roues, comment furent choisi les comédiens (qui n’en étaient pas !) et comment, au final, ces vacances transformèrent M. Hulot, sa dégaine british, son grand corps penché, son chapeau trop petit et sa timidité poétique en une vedette imaginaire évoluant dans un monde bien vrai (quoique).
Fin du script. Il y avait Angoulême, « la ville qui vit en ses image « . Il y a aussi Saint-Nazaire, la ville qui vit Tintin et Hulot s’y arrêter un moment. Grâce aux rêves réalisés de Jean-Claude Chemin, il est désormais permis que ce temps-là soit partagé par le plus grand nombre.
* http//7soleils.org
** « Et Tati créa M. Hulot » de Jean-Claude Chemin. 192 pages. 25 euros. Ed. Locus-Solus
À propos de l'auteur de cet article
Erwann Tancé
C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/
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