Comixtrip est allé à la rencontre de Léa Mazé, l’autrice de Nora, Les Croques et Elma une vie d’ourse avec Ingrid Chabbert. Avec elle, nous avons parlé de ses albums, de son travail graphique mais aussi de sa passion pour les cimetières. Plongée dans l’univers coloré de cette jeune artiste au sourire communicatif.
Léa Mazé, trois ans après l’excellent Nora, tu publies le premier volume de Elma une vie d’ourse. Comment es-tu entrée en contact avec Ingrid Chabbert ?
Tout simplement Ingrid m’a contactée via Facebook. Je crois qu’elle avait lu Nora, qu’elle avait déjà cette petite idée d’histoire et me demandais si je voulais bien lire les quelques lignes qu’elle avait déjà écrites.
Tout de suite, j’ai trouvé cela sympa. J’avais déjà lancé le projet des Croques et je me suis dit que c’était tellement différent que cela me ferait plaisir de réaliser un univers plus naturel, parce que c’est une chose que j’adore dessiner.
« Je me suis dit : « Génial, je me vois bien dessiner cela.» »
Qu’est-ce qui t’as tout de suite séduit dans son récit ?
Le contexte de la forêt et la relation entre les deux personnages. Ingrid m’avait envoyé quelques pages dialoguées et je trouvais cela super chouette la complicité qu’ils pouvaient avoir tous les deux. Sans savoir à quoi ils ressembleraient, je visualisais déjà l’ambiance. Je me suis dit : « Génial, je me vois bien dessiner cela.»
Comme tu viens de le dire, il y avait en plus une belle forêt. Tu l’appréhendais comment ?
Je n’avais pas eu trop l’occasion de dessiner une forêt comme celle-ci jusqu’à présent. Je suis très inspirée par ce genre de lieu. J’aimais le principe de dessiner une forêt assez automnale avec des couleurs que j’apprécie beaucoup. Dans Nora, il y a bien des arbres mais c’est bien plus de la campagne agricole.
Quelles interactions avez-vous eu Ingrid et toi sur l’histoire ?
Lorsqu’elle m’a contacté, j’étais en train de pocher mon projet sur les Croques. Je lui ai dit que je ne pourrais pas m’y mettre tout de suite et qu’il faudrait attendre quelques mois. En plus, entre temps, j’ai réalisé un livre illustré La porte des pluies et c’est seulement après que j’ai commencé à faire des essais graphiques et de couleurs.
Comme je fais mes propres scénarios, j’avais dit à Ingrid pour qu’il n’y ait pas de quiproquos, que je voulais avoir mon mot à dire sur le récit.
Ce qui me passionne dans la bande dessinée, c’est la mise en scène et la narration. Je ne me sentais donc pas uniquement de dessiner. J’ai aussi besoin de m’approprier les personnages et leurs personnalités. Quand le projet fut plus avancé, nous avons beaucoup discuté avec Ingrid et je lui ai fait des suggestions.
Le scénario bouclé, j’avais besoin de le retraduire à ma manière donc je suis passée à une étape d’écriture où je faisais le découpage en double-page. J’avais besoin de me le réapproprier.
Peux-tu nous présenter Elma ?
Elma est une petite fille qui est pleine d’énergie, qui est très enthousiaste de la vie et des choses qui l’entourent et qui est très à l’aise dans la forêt. C’est vraiment ce qui l’anime. Elle est débrouillarde. Elle peut avoir un gros caractère de cochon mais c’est un petite fille entière. Dans la colère ou dans l’amour, elle est toujours à fond.
Qui est Papa Ours ?
Papa Ours un personnage très doux et très tendre, mais en même temps aussi un peu grognon, qui ne sait pas toujours comment parler à sa petite fille et trouver les mots justes. Il semble bloqué dans sa communication. Il l’aime énormément et la considère vraiment comme son enfant.
Peut-on dire que c’est une version du Livre de la jungle ?
Tout le monde me pose cette question. C’est évident qu’il y a des points communs mais ce sera plus évident dans le tome 2 avec des éléments qui diffèrent.
C’est toujours un peu la question d’un humain qui est élevé dans un autre contexte que le sien. Est-ce qu’il reste un humain ? Ce sont surtout des sujets qui m’attirent : le côté social de l’environnement dans lequel on grandit qui influence ce que l’on est.
« Ils ont une vraie relation de complicité. Ils ont un lien très fort, ils s’aiment vraiment énormément et il y a une bienveillance mutuelle entre eux »
Comment pourrais-tu qualifier la relation entre Elma et Papa Ours ?
Ils ont une vraie relation de complicité. Ils ont un lien très fort, ils s’aiment vraiment énormément et il y a une bienveillance mutuelle entre eux. Mais il y a un secret, ce qui peut gâter un peu les choses. Ce secret-là, qu’est-ce qu’il faut en faire : le dévoiler ou non ? C’est ce mystère qui les pousse à l’aventure.
As-tu déjà eu des retours ?
Oui, quelques-uns. Un lecteur m’a dit que ses filles avaient explosé de rire à certaines situations. Il y a un vraie réaction à ce que peuvent vivre les personnages. Cela veut dire qu’il y a de l’empathie pour eux, c’est positif. Les retours portent surtout sur leur relation. Ils soulignent le fait que l’on sent bien ce lien qui est très fort.
De mon côté, je me dis qu’ils sont agréables à dessiner. Ils sont chaleureux. Ils s’envoient des petits pics mais c’est toujours bienveillant.
En plus de la forêt, y a t-il des choses qui t’ont le plus amusé à dessiner ?
Les paysages, d’ailleurs, il y en aura plus dans le tome 2. Actuellement, je suis sur les planches puisque la suite doit paraître au printemps prochain. J’avais avancé sur le 2 d’Elma avant de me lancer dans la réalisation des Croques afin qu’il y ait moins de temps entre les sorties.
J’aime dessiner Elma parce qu’elle est très expressive et je me suis amusée à lui faire des têtes pas possible et à exagérer au maximum les expressions de son visage. Parfois, elle fait des yeux kawaï pour soustraire des informations à son père ou lorsqu’elle boude, elle ne le fait pas à moitié.
Je me suis aussi amusé dans la mise en page, à éclater certaines cases, à faire bondir Elma puisqu’elle est très remuante et de jouer un peu plus avec les codes.
« C’est un milieu qui impose une sobriété, une certaine austérité alors qu’un enfant, c’est tout le contraire. J’aimais ce contraste »
Comment est née cette série ?
Cela s’est fait en plusieurs temps. Après Nora, j’ai eu un période où je ne savais pas trop quoi faire. J’ai alors commencé à noter des idées et il en est sortie un projet « adulte » – que je n’ai toujours pas entamé – parce qu’en même temps a jailli l’idée des Croques.
J’ai décidé alors de privilégier ce projet. J’avais travaillé avec La Gouttière, ça c’était super bien passé et j’avais de nouveau envie de travailler avec eux.
L’idée est arrivée alors que je rentrais d’un festival où le bus dans lequel j’étais, passait à côté d’une marbrerie. Je me suis dit qu’il y avait des gens qui travaillaient là, qu’ils pouvaient avoir des enfants et je me suis posée la question : « Qu’est -ce que ça fait concrètement d’être enfant d’entrepreneurs de pompes funèbres ? » C’est un milieu qui impose une sobriété, une certaine austérité alors qu’un enfant, c’est tout le contraire. J’aimais ce contraste.
J’ai fait de nombreuses recherches sur internet pour me documenter par des anecdotes et des faits-divers. Au fur et à mesure, l’idée s’est structurée notamment pour glisser vers un polar en trilogie.
C’est ensuite que la Gouttière est entrée dans le projet ?
Oui, j’ai présenté le dossier et discutant avec eux, nous avons observé qu’il restait du travail à faire, notamment pour que les trois volumes soient équilibrés. A partir de ce moment, j’ai retravaillé le scénario.
C’est ce que j’aime lorsque je travaille avec La Gouttière, c’est qu’ils ont une certaine exigence mais qui est très stimulante. C’est constructif. La dernière version que j’ai fournie, je me suis dit que l’idée avait tellement gagné en qualité que c’était vraiment top.
« Pour un raison que j’ignore, j’aime bien me promener dans les cimetières »
Le cimetière est un lieu de beaucoup de fantasmes, y compris fantastiques. Pourquoi avoir voulu installer cette famille dans un endroit finalement méconnu du grand public ?
Mes parents habitent en face d’une marbrerie collée à un cimetière. Cette entreprise est aussi tenue par un couple, ce qui m’a inspiré les personnages des parents de Céline et Colin. Pour un raison que j’ignore, j’aime bien me promener dans les cimetières. Ce sont des lieux méconnus, plein de superstitions et pourtant les gens trouvent cela très glauque.
Généralement, ceux qui j’ai visité étaient super beaux. Ils possèdent des petits bijoux d’architecture ou de sculptures. A part ceux touristiques, ce sont des endroits déserts et très calmes. A chaque fois que je vais à l’étranger, je visite des cimetières. J’en ai vu un à côté de Brooklyn, immense, verdoyant et très beau. J’ai aussi vécu six mois à Montréal et les cimetières que j’ai visité étaient sur le Mont Royal, tous très beaux sous la neige. Ce sont des images qui me restent.
Ça ne me fait pas spécialement peur de dessiner un cimetière, je ne trouve pas ces endroits tristes. Il y a un côté solennel. Dans Les croques, c’est le quotidien de ce milieu funéraire qui n’est pas quelque chose de glauque tous les jours. Les enfants, ils jouent dans le cimetière. Pour moi, ce n’est pas un endroit qui porte malheur.
Chaque ville ou village à son petit cimetière. C’est omniprésent mais pourtant tout le monde fait comme s’ils n’existaient pas. Comme la mort fait partie intégrante de l’existence, je trouve cela idiot de la nier.
« Quand bien même on n’en a pas été victime, soit on a vu, soit à participé, dans tous les cas, on y a été confronté dans notre scolarité »
Céline et Colin sont rejetés par beaucoup de personnes (leurs parents, leurs professeurs, leurs camarades du collège) qui ne les comprennent pas. Pourquoi ce thème de l’exclusion des adolescents était important à développer à tes yeux ?
La thématique du harcèlement à l’école m’intéresse parce que c’est omniprésent. Quand bien même on n’en a pas été victime, soit on a vu, soit à participé, dans tous les cas, on y a été confronté dans notre scolarité.
Après Nora, j’ai fait beaucoup d’interventions scolaires et je trouvais intéressant de parler de ces thèmes avec les enfants. Avec Les croques, j’avais clairement envie d’en parler avec eux, sans forcément leur dire : « Regardez c’est pas bien». Lorsque l’on est dans la situation de victime, c’est horrible. Céline et Colin, ils ont 11-12 ans, et l’école représente 75 % de leur temps dans une journée. Donc lorsque l’on se sent mal là-bas, c’est long et c’est toute la vie qui semble compliquée.
En plus ce ne sont pas de bons élèves, donc ils ne sont pas à leur place sur un banc d’école. Je voulais questionner sur cet aspect : Est-ce que ce sont de mauvais élèves parce qu’ils n’ont aucune volonté ou alors est-ce que cela est plus profond ou bien c’est juste qu’ils s’en foutent et qu’ils veulent faire autre chose ?
Pour ce qui est des parents, je voulais développer les problèmes de communication. Qu’est-ce que l’on dit, que l’on ne dit pas ? Céline et Colin ne sont pas spécialement des enfants sages et leurs parents sont hyper pris par leur travail. Ce sont des enfants épuisants. Leurs parents sont à bout mais ce n’est pas pour cela qu’ils ne les aiment pas, c’est juste passager. Ces petits trucs qui dysfonctionnent peuvent donner une situation compliquée.
La deuxième partie de ce premier tome glisse vers le polar et le mystère. Pourquoi était-ce important de faire évoluer l’histoire vers ce genre ?
Je voulais traiter de thématiques qui m’importent et en même temps une enquête. J’aimais lire ce genre quand j’étais petite parce que c’est stimulant et c’est prenant.
Je n’en n’avais jamais écrit, donc c’était un défi. Je ne suis pas spécialiste du genre dans ce que je lis ou je regarde; j’ai des références mais en tout cas ce n’est pas ce en quoi je vais naturellement.
Mais c’est ce que j’ai vraiment apprécié à écrire dans mon scénario. Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire : « Ah ah, quand ils vont lire ça, ils vont être surpris ! », ça me faisait rire toute seule. Jouer avec le lecteur est aussi très stimulant pour moi.
Ma dernière question, Léa Mazé : comment réalises-tu tes planches ?
Pour Les croques, ce fut différent de Elma que j’ai réalisé sur des papiers colorés selon les séquences à dessiner, le tout aux crayons de couleurs.
Ici, j’ai réalisé mon story-board à l’informatique – le brouillon – que j’utilise pour faire mon crayonné sur papier et mes planches finales, je les fais avec la table lumineuse sur papier aux crayons de couleur noir et rouge. Je fais un peu de lavis pour les ombres et les couleurs finales à l’informatique.
Entretien réalisé le vendredi 12 octobre 2018 à Saint-Malo
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
En savoir