Creuser Voguer

Delphine Panique se situe toujours là où on ne l’attend pas ! Avec Creuser Voguer, l’autrice réalise une série de fausses BD-documentaires, au cœur du travail précaire des femmes. Brillant.

Les femmes dans l’œuvre de Delphine Panique

L’œuvre de Delphine Panique est à  la fois fascinante et éclairante sur nos sociétés contemporaines. L’autrice née en 1981 à Valence nous subjugue par les thématiques toujours intelligentes dans ses albums. Souvent, elle met en lumière des femmes dans des conditions de vie peu reluisantes.

Ainsi, elle a abordé la place des femmes dans les usines pendant la guerre dans En temps de guerre, des sorcières dans Vol nocturne ou une variation d’Orlando de Virginia Woolf.

« Creuser Voguer, c’est ma bande dessinée du réel : dix faux témoignages de dix métiers presque existants »

Comme elle le souligne dans l’Avant-propos de l’album, c’est à la suite d’un travail en commun avec une journaliste sur l’exil de jeunes migrants d’Afrique de l’Ouest qu’elle a eu l’idée de ce recueil.

Les « bandes dessinées du réel » sont de plus en plus nombreuses dans les librairies mais l’autrice originaire de Valence était gênée par cette retranscription du « réel ». Elle décide alors de créer sa propre BD-documentaire, entre métiers, précarisation, femmes et fiction.

Des femmes dans le réel

Dans Creuser Voguer, Delphine Panique ne déroge pas à ses thématiques de prédilection : les femmes. Mais des femmes aux métiers précaires. L’autrice de Un beau voyage aborde ainsi les femmes migrantes, les déplacées et les femmes isolées.

Elle souhaitait mettre en lumière des catégories de population invisibilisées. Celles des plus fragiles, des plus précaires face aux dominants.

Et comme elle le confie, « la réalité est assurément bien pire » que ce qu’elle a voulu mettre en image. Mais qui sont ces femmes ?

Du lac gelé à l’affection des magnoles

Des femmes et des hommes emmitouflé.es dans de grands manteaux ou combinaisons se rendent sur le lac gelé. Tous les jours, ils doivent creuser des trous dans la calotte glaciaire et pêcher des poissons. Mais, la dureté du travail et des conditions climatiques font ressurgir un mal-être, celui des siens laissés à la maison.

De son côté, Plopine se rend au Camp de Vaillance pour y travailler. Elle vient prendre soin des magnoles, des plantes consommables. Elle les tapotes ou les protège de la chaleur par des mini-parasols. Mais ses chefs ne sont pas là pour rigoler. Alors qu’elle a déjeuné en dehors de l’endroit prévu à cet effet et a élevé la voix sur un supérieur, les sanctions sont terribles. Infantilisantes.

Du grand gori à la chauffe à bibinette

Une femme s’embarque sur un énorme paquebot. Pendant deux ans, elle devra s’occuper de Bruto, un grand gori rouge de l’île de Sumaflac. Elle laisse derrière elle, sur le quai, ses trois petites filles. Dans les cales du bateau, elle lui fait la lecture ou le brosse. Bref, elle fait tout pour qu’il ne s’ennuie pas. La voyage risque d’être long.

Grâce à leurs bibinettes, des jeunes gens livrent à domicile toute sorte de choses. Mais depuis un certain temps, ces livreurs ne savent même plus ce qu’ils transportent. Les objets sont dans des cartonnaux rembourrés de pulpul.

Du pays ploire aux enfants drôles

Comme tous les automnes, des centaines de travailleurs descendent dans les mines du pays de Ploire. Ils excavent le ploiron, roche importante pour faire avancer toutes sortes de véhicule. Même les plus jeunes sont embarqués dans ces galeries sombres et dangereuses.

De son côté, une animatrice débarque dans un pays riche au bord de l’océan. Elle doit s’occuper de quatre enfants drôles. Pourquoi sont-ils qualifiés de drôles ? Seraient-ils amusants ? Lorsqu’elle arrive, on lui a laissé des fiches sur ces enfants. Un drôle d’accueil…

Creuser Voguer, proche de la réalité

Ces personnages travaillent dans des mines, dans des champs ou sur un lac gelé. Rien n’est simple dans ces métiers pénibles et harassants. Les conditions de vie (repas, logement) sont précaires, les salaires misérables et l’instabilité affective élevée.

Delphine Panique met en scène des métiers que personne ne veut exercer. Seuls ceux qui sont acculés par les dettes et la misère s’en emparent. Parmi eux, il y a forcément des femmes et des migrants. Telles les kilomètres de serres autour d’Alméria dans le sud de l’Espagne, ces travailleurs – souvent clandestins – triment sous une chaleur terrible.

Seul.es au monde

Sous les airs naïf de son dessin, l’autrice de L’odyssée du vice plonge le lecteurs dans un triste réalité. Elle y glisse de l’humour par les prénoms des protagonistes et des lieux, des plantes imaginaires ou d’un charbon extrait. Pourtant, les personnages ne sont pas à la fête. Ils sont souvent seuls, désemparés, mélancoliques mais durs au mal. Ils ne se plaignent jamais de leurs conditions de vie.

Mais, il y des motifs d’espoir. La famille restée au village, le ciel, des oiseaux qui s’envolent ou des luttes communes pour conquérir une avancée sociale (Hyatt, Moulinex). Delphine Panique, si elle ne se compare pas à ces femmes dos courbés dans les champs, sait ce qu’est être une femme précaire comme elle l’explique à Arthur Bayon, journaliste au Figaro : «En tant qu’autrice et mère célibataire, ce rapport au travail précaire, je le vis dans mon quotidien… mais je ne vais pas non plus me comparer avec ces femmes dans les mines !». Elle poursuit, en confiant que Les enfants drôles est inspiré de sa propre expérience lorsqu’elle était animatrice.

Encore une fois, Delphine Panique est brillante dans son propos, dans sa mise en scène de courts-récits, et dans son dessin !

Article posté le mardi 27 juin 2023 par Damien Canteau

Creuser Voguer de Delphine Panique (Cornélius)
  • Creuser Voguer
  • Auteur : Delphine Panique
  • Editeur : Cornélius, collection Pierre
  • Prix : 24,50 €
  • Parution : 13 avril 2023
  • ISBN : 9782360812059

Résumé de l’éditeur : Connaissez-vous le pêche à la barbe, le caressage de mognoles ou encore le dressage des pijaunes ? Dans Creuser Voguer, Delphine Panique nous invite dans son monde poétique et fantaisiste pour mieux nous parler de la dure réalité des travailleuses saisonnières. À travers dix histoires, imaginées comme des témoignages sensibles, nous suivons les journées harassantes de Plopine, Raoula ou de la jeune Flippa qui ont chacune quitté leur foyer pour un travail de misère le temps d’une saison. L’imagination fertile de Delphine Panique se met ainsi au service d’une vérité invisible, la précarité économique des femmes, mères de famille ou célibataires, contraintes de s’exiler pour subvenir aux besoins financiers de leurs familles. Avec finesse, l’autrice nous parle de la fatigue subie, de l’ingratitude des tâches, du mal du pays, du manque des siens et de la solidarité qui naît, malgré tout, entre les travailleuses. De la banquise hivernale au champ estival, le lecteur explore le monde à la fois révolté et poétique de Delphine Panique qui nous invite à la rêverie, à la divagation et au voyage mais aussi à une profonde remise en question de notre hiérarchie sociale, qu’elle soit économique, de genre ou de classe.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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